REPRENDRE ANTIGONE

« La reprise proprement dite, au contraire, est un ressouvenir en avant. »

Søren KIERKEGARD, La Reprise, 1843 (in édition Bouquins, p.694)

Un film, Les Désorientés, parle du présent avec la tragédie d’Antigone et de Créon. Il pointe dans notre présent sa dimension tragique. Il nous interroge sur notre rapport à la tragédie. Il choisit le montage d’une situation et d’un texte. Je suis parti de l’impulsion du film pour écrire sur Antigone. Au départ, ont dit les réalisateurs, le confinement et l’interdiction de sortir. Comment ne pas voir l’analogie avec l’interdiction qui est faite aux habitants de Thèbes d’ensevelir Polynice ? Peut-être d’autres raisons biographiques ont amené ce film. Il ne m’appartient pas de les exposer. Rien d’autre qu’Antigone ne m’oblige à décider. Elle décide d’elle-même pour elle-même. Elle ne tient compte ni des causes, ni des conséquences, elle ne consulte ni la raison, ni les lois, elle se tient, elle s’agrippe même, au poumon de son existence. Elle va, ainsi cavalière, au plus droit, décider d’une vie comme le cinéaste décide d’un film. Elle s’est forgé une certitude au cœur d’un foyer et rien ne peut la fléchir. Polynice, plus tôt martelait la pointe de fer, battue, rebattue pour qu’elle résiste au feu le plus incandescent, pour qu’elle perce la cuirasse la plus épaisse. Le film a pris leur fermeté. Le garde, le devin et même Créon s’en sont faits les messagers vers les hommes. J’ai rassemblé leurs matériaux fichés en moi.

Ce que je suis la plupart du temps me serait insupportable si je ne me souvenais pas de ce que j’ai été. Si surtout il ne m’arrivait pas de temps en temps de m’y replonger, comme par cette journée où tout dans la ville est calme, beau et presque assoupi et où je parcours à nouveau, par ce même climat une journée où rien n’était à faire, rien n’avait d’importance, c’était un 1er mai je crois. La journée était tellement écrasante avec son rayonnant soleil que le Rhône aussi s’était arrêté. J’étais cette eau dormante. Quand le soleil ainsi s’installe, le monde stagne pour qu’apparaisse son rayonnement. C’est à la fois majestueux et tellement arrogant. Antigone, je pense à toi, qui brûle ta jeunesse après que celle de tes frères est consumée. Je reconnais ton orgueil nourri du leur. Il ne te suffit pas de braver l’interdit, mais tu dois agir en plein jour, et te réjouir ainsi du défi. Alors tu danses et sous l’arc de tes bras passe l’onde lasse. Tu mimes ce feu intérieur, tu vas au dehors pendant que ton opposant, écrasé, s’enferme. Ce sont des souvenirs où le vécu se colore du rêve, où ce que je suis se noue, stagnant, à ce que je fus, où je reprends dans le paradoxe matériel du temps, une part un peu plus haute et insoupçonnée d’un autre moi-même.

Le film Les Désorientés. La scène maintenant est à Paris vidé de ses habitants. Paris en temps de pandémie. Entre le jour plein et l’aube. Entre l’écran noir et l’écran blanc, longtemps. Puis le renard. Vue sur un jardin, vue panoramique sur la ville, un champ en bord de ville, vue sur les rues, la forge. Vue sur les acteurs juchés sur des socles tournant. Vue de combats, d’incendies. Pendant toutes ces vues diverses musiques, divers sons, diverses voix. Il importe de s’entendre : ni les mots, ni les prières ne parlent plus la voix des dieux. Les prières et les mots parlent la voix des hommes, atteignent leur but, là où la pointe de javeline entre dans la chair. La tragédie est cette forme où les hommes élaborent leurs discours adressés aux dieux, discours des hommes aux dieux où les dieux se sont tus. Stature. Dans la tragédie, les personnages s’adressent aux dieux devant les hommes qui les regardent. Les frères, comme le peuple au moment des famines, se défient, se déchirent. Antigone défie le droit, corrompu par les hommes.  Antigone commente ce qu’elle fait et le garde raconte. Le devin avoue son impuissance. Créon prie.

Longtemps il m’est apparu que la tâche du jour était de poursuivre, coûte que coûte de tenir et continuer ce que les œuvres précédentes avaient entamé, de m’inscrire en filiation, et ainsi, d’approfondir un sillon. Ce sentiment est fort au point de m’en faire aimer les images : le panache de l’avion dans le ciel, le trait dans les champs, et même le taglio dans les tableaux de Fontana. Mais maintenant que j’ai vu Les Désorientés une dialectique s’est créée entre poursuivre et reprendre. Poursuivre, certes, c’est projeter en avant, aller vers l’ouvert qu’a créé une dynamique, prolonger une trajectoire. Défricher le terrain nouveau selon d’anciennes orientations. Mais reprendre ? Inès, et les deux Louis, c’est ce qu’ils font : ils reprennent l’antique tragédie d’Antigone et lui donnent leur jeunesse. Ils l’orientent. Ils jouent un souvenir ou plutôt laissent le souvenir les jouer, venir du dehors, légèrement au-devant d’eux, les recouvrir. Comme le souvenir est informe, comme un voile blanc agité dans le courant d’air d’une fenêtre ouverte, ils lui donnent figure. C’est pour cela que j’appelle les acteurs et leurs rôles des figurants. Entre eux et leur rôle, parfois se crée un monde, parfois il n’y a pas l’épaisseur d’un trait. La reprise va sonder les tombeaux sincères quand la chronique du jour ment.

Antigones. Elles sont nombreuses, presque se bousculent. Contre Médée l’immuable barbare Antigone, l’audacieuse, la jeune captive malléable, la belle colonisée. C’est entre ces Antigone qu’il faut décider : celle qui, malgré elle, répare un traitre, celle qui magnifie un héros de la paix, celle qui se rebelle contre l’État et la loi, celle qui précipite la défaite, celle qui s’oppose, résiste, se soumet, vacille. Antigone divise et se divise : elle est contre l’ordre et longtemps elle a grandi à l’abri de la cité. Elle est entière et ne montre qu’un profil. Elle est duel non duplice. La tragédie est la fable d’un problème commun. Alors Antigone, ou le garde, raconte ce qu’elle a fait avec si peu d’assurance que son problème est aussi le nôtre. Elle s’éloigne du rêve de pierre, devient la sœur à qui songer. Créon, l’homme état, l’homme statut, qui connaît son rôle est aussi celui qui toujours divise. La paix ne lui va pas. S’il n’a pas d’ennemi, il fait se son frère l’ennemi. Quand Antigone se bat pour une idée, Créon la ramène à la situation pratique.  Se battre pour les richesses d’Argos, pour les mines de cuivre, pour des puits de pétrole ou des champs de blé. Se battre pour l’état ou se battre pour ses frères ?

Si je veux faire une tragédie, il faut une base réaliste, qui parle aux masses. J’ai vu cette base dans les rues vides de Paris, quand la caméra passe aux feux rouges. Les vues du ciel sont aussi une cartographie de guerre. À partir de là, la reprise d’Antigone est possible dit le film. Étrangement. Sans infâmie. Les tragédies que l’on adapte communément à notre sol sont le bruit et la fureur. Elles portent l’infâmie ordinaire à l’excès tragique. Pas ici. Ils ne l’ont pas voulu. Ni les cinéastes, ni les acteurs. La douceur intime du foyer, plutôt, prépare le duel. Un temps incandescent puis un duel d’enfants. Ici le fratricide trouve son départ dans la fraternité. Ils l’installent dans la cérémonie chorégraphiée du pancrace. Au départ le frère est devenu l’ennemi du frère. Antigone est ensuite, par son geste devenue une ennemie pour l’état, et Créon est l’ennemi du divin. Les deux frères sont ennemis. Antigone et Créon sont ennemis. Mais Antigone n’est pas l’ennemi du peuple. L’affrontement est fratricide. Antigone démasque la guerre impériale que mène Créon où le frère tue le frère. Comment organiser aujourd’hui ce combat ? Sur quelle aire ? C’est là que la tragédie d’Antigone intéresse le peuple : elle traite des contradictions, de celle absolue entre ennemis et de celle au sein du peuple. Elle rappelle au peuple que son ennemi médiat est son frère.

Antigone a décidé contre l’interdit d’ensevelir son frère mort dans un duel fratricide. Ensevelir : le mot est trop fort : elle a fait quelques gestes rituels réservés aux morts que Créon avait interdits. Elle a constaté une injustice et la répare. Il m’a toujours semblé que la justice était la chose du monde la mieux partagée, je veux dire : le sentiment de l’injustice est la chose du monde la mieux partagée. La justice, je le sais, ne règne pas, loin de là, parce le sentiment négatif, la douleur même viscérale, conduit à l’impuissance. Le pas affirmatif vers l’action suppose une conversion. Qu’est-ce qui conduit la rage impuissante face à l’injustice en une affirmation triomphante ? Comment Antigone convertit-elle la pulsion destructrice qui la ronge en une force ? Car même Antigone peine à accomplir les gestes rituels pour lesquels elle est née et destinée. Le rituel funéraire prend la forme d’un voile blanc, flottant au vent, qui recouvre son frère et contre lequel elle lutte, plus tard. La conversion n’est pas une folie, elle est une danse. Et malgré le discours du philosophe par la bouche du garde qui nous dit qu’ils ne vivent plus comme des héros, là, dans ces instants ils tiennent leur rôle, comme ils tiennent leur vie. Incandescence de la forge, joie de reprendre une forme dans les plis d’une robe.

Quand je pense à Antigone, maintenant je vois qu’elle danse sa descente au cachot. Elle ne se plaint pas, ne se rebiffe pas. Elle s’oppose à celles qui gémissent. Elle décrit ce qu’elle a fait, si peu, explique pourquoi elle l’a fait, si mal. Comme elle l’a fait, elle le refera. Elle répète sa danse, supplication du voile et des guirlandes que font les femmes des combattants. Puis le voile a disparu, avec lui le burlesque et même le tragique. Elle mime le sépulcre, une danse dans le tombeau musical, une impulsion qui décide et agit et que l’explication en mots ne réduit pas totalement. Elle danse dans ma tête, sur l’écran, dans mes tympans, sur l’écran, dans mes tympans. J’en écoute la fracture. Marie-Jo a dit ce soir-là, après la projection du film, un bégaiement. Aucun d’eux, ni même les frères, ni même le garde, n’a vraiment les paroles pour dire ce que fait son corps. Quand Antigone danse, l’affreux monstre légal s’enferme, se replie, se terre dans la caverne, étanche à la ville. Il y a juste une traverse de danse, des pylônes, du bitume. Je m’inquiète, immuable piéton sur le bord du trottoir, que la jeunesse si svelte, à la grâce toute physique, dont les silhouettes filent en profil, peine à faire entendre les mots. J’écoute pourtant. Martèlement de tambour. Méfiance. Coups sur les boucliers. Profils dans le voile. Je les écoute repousser le scepticisme par la chorégraphie des corps.

Reprendre la tragédie, là où les Grecs l’ont déposée, devant nous. Aller depuis la rue large et vide, depuis la dalle des immeubles, depuis la paroi de verre défilant le ciel, depuis l’escalier du temple vers la tragédie pour la reprendre. Tenir la limite du ciel et de la terre, sur terre comme au ciel. Le film dit : ces héros antiques, regardez-les, ils ne sont plus de notre temps. Ils ne sont plus comme acteurs, sauvages, mais sauvage, le texte antique. Les faussaires sont les barbares et la tragédie maintenant est l’expression humaine de l’humanité. Vivre en humain expose à la violence, à la mouvance des frontières, quand à peine l’épaisseur d’un trait ou la longueur du méridien sépare l’humain et l’inhumain. Le conflit entre les frères nous expose à cette limite. Le monde va finir résonne d’abord de manière incertaine, puis s’amplifie, le monde va finir écrivait déjà Henri Heine, enfant de Düsseldorf, témoin ahuri du départ du prince électeur un matin de 1806 et de l’arrivée d’un autre prince, un autre matin de 1811, dont les mains avaient su mettre fin au duel des peuples écrit-il. L’avaient-elles fait réellement ? Non. Le monde va finir et je pense à toi Antigone, enfant de Thèbes, dont les mains aussi apaisent le duel des peuples, le duel des frères. La Seine était belle ce jour-là et au petit matin tu courais sur le pont d’Arcole ou de Mirabeau, au-devant de toutes les morts du peuple. La Seine est encore belle et tu refuses l’inéluctable, debout sur tous les ponts, debout dans l’universel.

Antigone danse les défaites. Elle danse, et elle est sobre. Danser, la beauté sur un pont, nomme les naufrages du jour. Elle s’oppose ainsi aux larmes des romans, aux discours humanitaires et aux deuils étatiques. Créon aussi, ivre de victoire, avait convoqué une danse après qu’Antigone fut ensevelie vivante. Le film a renversé la scène : Créon s’enferme et supplie. Il s’expose aux regards déjà repliés dans la caverne cinéma, demande leur attention. Le film est fidèle au retournement inexplicable. Antigone s’était révoltée contre un ordre qu’elle avait servi ; Créon était lui déchiré par la rigueur qu’il s’impose et impose aux autres. La tragédie confrontait les hommes aux dieux pour que les premiers se saisissent de leur destin écrivait Hölderlin il y a plus de deux cents ans. Il fixait comme programme moderne de permettre aux hommes de rencontrer quelque chose. Danser ou marteler le fer rencontrent quelque chose. Le pouvoir sur les autres et sur soi-même entre dans la démesure. Chez Brecht ce débordement du pouvoir menait à la défaite. La victoire est manquée d’un rien, du rien voisin de l’excès, du voile posé sur l’excès.

Retour en haut