LA POLITIQUE EST-ELLE, COMME LE SOUTIENT HEGEL, LA FIGURE MODERNE DU DESTIN DONC DE LA TRAGÉDIE ?

Intervention Julien

Ayant eu le bonheur d’être invité à voir le film de Sol et Rudolf, cela a ouvert pour moi une vaste méditation sur le rapport de la politique et de la tragédie. Je n’aborderai pas les choses par la question de l’art tragique, mais par celle du rapport de la tragédie à la politique dans la modernité et aujourd’hui. Pour ce faire, je partirai d’une fameuse anecdote de la rencontre de Goethe et Napoléon, telle que rapportée par Hegel.

Hegel, je cite : « Un jour où Napoléon s’entretint avec Goethe de la nature de la tragédie, il émit l’avis que la tragédie moderne se différenciait de l’ancienne essentiellement en ce que nous n’avions plus aucun destin auquel les hommes succomberaient, et qu’à la place de l’ancien Fatum était apparue la politique. Celle-ci devait donc être utilisée comme le destin moderne pour la tragédie, comme la puissance irrésistible des circonstances à laquelle l’individualité avait à se plier. »

La politique comme figure moderne du destin tragique, donc.

Napoléon(/Hegel) est sur ce point un enfant de la Révolution française. Avec la Révolution française, on entre dans une époque se caractérisant par la conviction partagée que la politique est l’élément dans lequel l’humanité peut prendre son destin en main. C’est la politique comme lieu d’une liberté absolue de choisir son destin collectif, de décider des paramètres de l’organisation de la vie collective. Une telle liberté est la condition de possibilité de l’hubris, de la démesure. Il n’y a pas de fatalité métaphysique ou métapolitique qui déterminerait de l’extérieur le destin de la politique. La politique devient le lieu d’un possible choix fondamental, qu’on peut résumer au choix entre égoïsme de l’intérêt privé ou égalité. Mais, ce faisant, la politique, dégagée de toute limite extérieure ou fatalité tragique supérieure, devient elle-même, en un sens, le lieu ou la matière de la tragédie. On pense ici immédiatement à la Terreur pendant la Révolution française, ce moment où, pour maintenir les plus hautes exigences égalitaires dont elle était porteuse, elle a été comme irrésistiblement forcée de s’engager dans une fuite en avant destructrice, la Terreur se nourrissant de la vertu politique et la vertu politique se soutenant de la Terreur. On retrouve là une sorte de fatalité tragique à l’intérieur même du monde précisément ouvert par la liberté politique humaine entièrement nouvelle, inédite. 

Le point crucial est ici le rapport entre liberté et tragédie. Le destin politique n’apparaît tragique que sur fond d’une sorte de liberté absolue. Car s’il n’y avait pas cette liberté de choix fondamental, alors les destinées de la politique ne seraient que l’expression des circonstances extérieures, empiriques, de contingences matérielles qui par elles-mêmes ne sauraient s’élever à la hauteur d’une fatalité quasi-métaphysique – non plus métaphysique au sens strict mais historique en un sens qui apparaît à ce moment-là – la philosophie de l’histoire prenant en charge l’idée d’un sens de l’histoire se substituant en quelque sorte à l’antique non-sens divin.

Avant d’en revenir à Hegel, je voudrais faire ici l’hypothèse qu’au fond, ce rapport entre liberté politique absolue et fatalité historique est quelque chose qui s’ouvre avec la Révolution française – plus précisément, peut-être, avec une certaine élucidation politique de la Révolution française – et qui se referme, dirais-je, avec la fin de la guerre froide. Parce qu’avec la fin de la guerre froide, ce qui s’est refermé au moins provisoirement est l’idée de la politique comme liberté quelque part absolue de choix. Ça a été la thèse de la fin de l’histoire. Victoire du capitalisme mondialisé, mise au ban de ce qu’Alain Badiou appelle l’hypothèse communiste. Il n’y a alors plus de tragédie possible, la politique laissant la place aux nécessités économiques les plus empiriques. Il n’y a plus de tragédie possible parce que s’est au moins provisoirement refermée l’idée que la politique puisse être l’élément dans lequel l’humanité peut décider de son destin collectif, et notamment choisir un autre destin que celui qui lui est imposé par la domination bourgeoise planétaire. 

Je pense que c’est la force et la beauté du film Les Désorientés de Sol Suffern-Quirno et Rudolf di Stefano que de tenter d’élever la désorientation elle-même, telle que prise dans la perte, le vide d’une telle liberté politique fondamentale, à la dimension de tragédie qu’elle est, dès lors qu’envisagée du point d’une telle hypothèse de liberté restituée. C’est l’effort en quelque sorte paradoxal de ce film.

Mais revenons un instant à Hegel. Un point qui m’intéresse particulièrement est que chez lui cette dimension tragique de la politique est ce qui doit, d’une certaine façon, être assumé. Le paradigme de l’identification de la politique au drame tragique n’est pas tant chez lui, me semble-t-il, la Terreur révolutionnaire que Napoléon. Ceci parce que ce n’est pas seulement la négation destructrice qui fait figure de fatalité tragique, mais aussi, et surtout, la dimension affirmative même de la politique. Ce n’est pas seulement l’impasse destructrice de la Terreur qui a pu être tragique, mais l’affirmation impériale de Napoléon 1er. Cette grandeur tragique de Napoléon provenant de ce que, disait Hegel, « une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine mainte chose sur son passage ». Telle est l’injustice supérieure, fatale, de la grande politique moderne, dès lors que la liberté politique absolue se cristallise dans la figure, séparée du peuple, de ce que Hegel appelle l’homme historique ou, de façon plus générale, de l’Etat. 

D’un point de vue spéculatif, le caractère intrinsèquement tragique de l’affirmation politique vient de ce que l’affirmation hégélienne reste interne au mouvement général de la négativité. L’affirmation, c’est non pas, évidemment, la négation, mais la négation de la négation. L’affirmation, c’est l’universel en tant que négation de cette autre négation qu’est la particularité. L’affirmation, en ce sens, résulte de la négation. L’universel résulte du particulier par négation de celui-ci. On a là quelque chose qui est souvent souligné par Alain Badiou concernant la politique d’émancipation moderne, le primat du négatif sur l’affirmatif, qui a pour conséquence d’inclure l’affirmation dans une dimension intrinsèquement tragique.

D’un point de vue historico-politique, cela prend la forme du caractère essentiellement ‘séparé du peuple’, de l’affirmation, qui lui est nécessairement imposée de l’extérieur ; cette séparation se donnant dans la figure de l’homme historique ou de l’Etat, dont le paradigme est Napoléon 1er et le 1er empire. 

Examinons ce point en lisant Hegel dans le texte.

« Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif ou le mécontentement : la conscience de l’affirmatif fait défaut. »

Jusque-là, Hegel décrit très bien ce qui est aussi bien notre situation actuelle ! Effectivement, nous sommes aujourd’hui enfermés dans le négatif et le mécontentement, dans la critique et l’indignation, dont la forme contemporaine la plus répandue est le dégagisme. Mais il ajoute :

« Mais les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est l’affirmatif. C’est leur propre satisfaction qu’ils cherchent : ils n’agissent pas pour satisfaire les autres. S’ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu’elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur œuvre. »

L’affirmation est imposée de l’extérieur aux masses par le grand homme qui sait ce qu’il veut ou par l’Etat. C’est précisément cet élément d’imposition extérieure écrasante qui fonde le caractère tragique de l’affirmation politique.

Aujourd’hui, l’humanité est de façon générale menacée d’une nouvelle grande tragédie. Nous vivons dans l’horizon d’une nouvelle guerre mondiale fratricide résultant de la concurrence entre grandes puissances impériales pour la domination du marché mondial. Mais cette tragédie n’est pas aujourd’hui à proprement parler perceptible comme tragédie ; car la condition pour qu’elle le soit est, encore une fois, que cette pente morbide puisse être envisagée comme une fatalité paradoxale, entrant en contradiction avec une quelconque liberté politique réelle. Nul ne peut se concevoir comme victime d’une tragédie, s’il ne s’envisage d’abord comme éminemment libre. C’est d’ailleurs aussi pourquoi la tragédie est ce qui se conjure. Si on n’a pas la tragédie, alors on a le cours des choses qui suivent leur cours et c’est comme ça, on ne peut pas y faire grand-chose… C’est uniquement si on élève ce qui nous détermine extérieurement au rang de fatalité, c’est-à-dire de destin négatif violemment contradictoire, brutalement paradoxal, en regard de l’affirmation absolue dont on est porteur, qu’on peut dire avoir affaire à quelque chose, à une situation, à un moment historique, dont tout l’être appelle à être conjuré par tous moyens.

En conclusion, je soutiendrais que, d’un côté, nous avons absolument besoin de retrouver aujourd’hui, collectivement, un sens du tragique. L’exigence de renouer avec un tel sens du tragique se donne comme le corollaire de la nécessité de trouver le chemin d’une reconstruction de l’affirmation politique qu’est l’orientation communiste comme conviction collective largement partagée. D’un autre côté, il serait tout aussi nécessaire de travailler à conjurer, pour l’avenir, toute dimension tragique de l’affirmation elle-même, de l’affirmation conjuratrice du tragique de la situation, de façon à ce que le choix ne soit plus, comme il l’a été jusque-là dans l’histoire moderne, entre tragédie et tragédie, mais qu’il le soit désormais entre tragédie et autre chose… égalité réelle, émancipation universelle.

Tel me semble devoir être le destin divisé du tragique dans sa relation à la politique, dans la situation humaine contemporaine.

Julien Machillot, 26 novembre 2023

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