CE QUI NOUS RÉUNIT

Intervention Marie Jo

Je suis très heureuse que le théâtre de la Commune accueille ce (petit) événement et soit le lieu où le film de Sol et Rudolf est projeté en public pour la 2ème fois. Heureuse qu’Alain, Judith et Julien nous fassent l’amitié d’en parler, heureuse pour nous tous et heureuse pour mes amis, Sol et Rudolf, parce que je sais que c’est une chose qui compte pour eux, qu’ils ont désirée et qui a à voir avec leur joie et le sens de leur art.

Je crois qu’à l’initiative de leur élan pour organiser cette soirée, il y a trois choses essentielles, et une quatrième sur laquelle je vais gloser. La première, je crois, c’est l’émotion à lire les textes d’Alain sur le cinéma dont l’édition dernièrement d’une conférence prononcée au Mexique en 2006, publiée dans le recueil Voyages mentaux philosophiques, les a particulièrement émus. Moi aussi, j’avoue, ce texte m’a passionnée et m’a paru absolument concorder avec les préoccupations de Sol et Rudolf. Je fais le résumé de ce texte tel que Sol et Rudolf me l’ont transmis : 

« Son texte sur le cinéma nous a particulièrement intéressé, parce qu’il compare le cinéma du XXe siècle à la tragédie, et va jusqu’à dire que le cinéma a joué dans l’occident contemporain, le rôle qu’ont joué les tragédies dans la Grèce ancienne. Pour cela il développe, en reprenant Godard et en particulier en s’appuyant sur les Histoire(s) du cinéma, que le cinéma est l’art de la relation entre toutes les images et que singulièrement, il a été au XXe siècle celui qui a pensé la relation avec la mort, qui a donné une récapitulation sensible à ce qu’est la relation entre les vivants et les morts. En suivant toujours Godard, il écrit que le cinéma a été le grand témoin de la tragédie du siècle et qu’à force de l’avoir pensé, il a fini par se tenir au bord de sa propre mort comme art. 

Alain en arrive à penser qu’est advenue la fin de l’âge tragique du cinéma et qu’une autre étape doit et peut commencer. Tout en gardant sa vocation d’être l’art qui pense les relations, il doit retrouver sa dimension expérimentale (qui n’a pas grand-chose à voir ici avec le cinéma expérimental comme genre), entendue comme principalement opposée au cinéma commercial et résistant à la communication. Ouvrir donc à une nouvelle période qui prendrait selon Alain, non plus la forme d’un art tragique, mais la forme d’un art sacré, sacré compris comme ce qui par le cinéma serait capable de faire exister de nouvelles relations entre les images, qui fasse advenir ce qui du présent mérite d’être éternel, ce qui est profondément gratuit, et qui ne relève donc pas de la communication, qu’elle soit commerciale (ou culturelle… je rajoute). »

Je me suis permis de citer ce texte de Rudolf parce que je voulais témoigner de la hauteur des échanges que Sol et Rudolf construisent dans le cadre de leurs amitiés, mais aussi de la considération et de l’amour qu’ils portent aux travaux d’Alain.

Le deuxième appui de cette soirée, c’est le travail admirable qu’a bâti Judith pour une relecture entièrement renouvelée de l’œuvre de Hölderlin, telle qu’elle en construit l’orientation et la méthode dans son livre Ouvrir Hölderlin. Et qui devait initialement s’intituler Hölderlin sans Heidegger.

Hölderlin, qui on le sait a livré des traductions ou re-littéralisation des 2 textes majeurs de Sophocle, Œdipe le Tyran et Antigone parce qu’il y voyait la possibilité de faire le bilan de ce qui dans la modernité nous fait héritiers, mais héritiers desquamés, mis à nu, sommés de tout repenser et reconfigurer, du tragique occidental. C’est là une méditation colossale sur ce qui est proprement tragique dans la modernité, ou qui sait à ce point nouvellement tragique qu’il ne peut plus en porter le nom ni la forme ; une tentative de nommer ou de faire surgir la nature de l’impasse ou du point d’impossible du sujet et de la politique modernes, et l’invitation à en faire quelque chose d’absolument inédit, inouï et qui serait proprement l’invention d’une nouvelle civilisation. Dans cette méditation unique, je sais que Judith s’est beaucoup appuyée de son dialogue avec Julien, de ta propre méditation philosophique, Julien, sur justement la possibilité de redonner site et statut à l’infini ou l’absolu, ce dieu en nous dit Hölderlin, cette destination de l’humanité vers l’infini, mais un absolu dans la finitude et qui est proprement ce avec quoi Hölderlin se débat de manière gigantesque tout le long de sa vie. 

La troisième chose qui nous réunit, c’est évidemment notre amitié à Sol, Rudolf et à moi, et à nos échanges réguliers sur la question du tragique, qui après tout est généalogiquement une question du théâtre, un cadre et une forme que s’est donnée l’humanité pour penser, pour même faire advenir comme pensée cette dimension intrinsèque à l’humanité : l’homme se brise sur la limite, il y a une barrière. Et il s’agit, par le théâtre, de faire advenir son statut de structure, afin que l’humanité invente, proprement, à savoir comme définition même de l’humain – une invention, une construction-, que l’humanité donc invente sa liberté, sa grandeur, sa beauté, sa possibilité toujours sur-humaine dans cette structure mise à jour et non contournable. Ces échanges, nous les avons eus dans divers cadres de réunion, certains simplement intimes, d’autres plus organisés, notamment dans le groupe Longues Marches construit à l’initiative de François Nicolas, que je veux saluer ici. 

Mais je veux juste introduire une quatrième raison à notre réunion. Elle se tient dans ce théâtre de la Commune, que je vais quitter après 10 ans de direction, dans un mois. Un théâtre où Sol et Rudolf ont accompagné de leur regard, de leur film aussi, de leur prise de parole parfois, chacun de mes spectacles. Un théâtre où Judith, Alain et Julien ont tenu un rôle essentiel, en y tenant ses séminaires pour Alain, en y développant l’École des Actes pour les 3, en me soutenant de leur amitié et de leurs travaux dans ma tentative de redonner du pouvoir instituant à l’institution et surtout, je dirais, dans ma bataille pour maintenir un théâtre comme art même. C’est ici que je rendrai un hommage particulier à Sol et Rudof. Dans quelques semaines, je vais moi aussi me retrouver dans une situation où de l’institution elle-même, du système théâtral de production et de diffusion, je n’ai plus rien à attendre qu’un renvoi avec quelques subsides à ce que je peux faire par moi-même. L’effort fait pour essayer de lui imprimer une orientation de son sein même sera rendu caduque. Je crois que c’est très intéressant, ce qui va en sortir, ce qu’il y a maintenant à faire et je suis heureuse de quitter La Commune qui fut un bon vieux théâtre qui m’a aidée comme il a pu mais qui en un sens ne pouvait pas complètement répondre aux besoins et questions que j’avais en rentrant ici. Hier, dans cette même salle, qui recevait l’École ici, Alain a eu la générosité de nous éclairer sur la passe que nous sommes en train de vivre. Une passe fascisante et qui correspond historiquement à une époque où se prépare la guerre. Sol et Rudolf ont depuis des années décidé de renoncer au système cinématographique lui-même, son commerce, son industrie, son statut de produit de culture et de divertissement. Ils ont inventé un mode de vie où la possibilité de faire du cinéma est littéralement une invention, une organisation empirique et subjective, dans laquelle entrent courage, ténacité, fidélité et immense capacité à se donner à soi-même une orientation.  Le film que nous allons voir n’est produit par personne que par eux-mêmes et tient aussi à l’amitié de ceux qui l’ont fait, à une sorte de décision de tous d’en être pour des raisons strictement valables à chacun et à tous. C’est ainsi qu’ils font œuvre de cinéma et tiennent ou plutôt vivent, car ils ont radicalement mis de côté le système comme destinataire et comme grand Autre, la possibilité de continuer à faire ce qu’ils appellent le cinématographe. L’écriture cinématographique comme telle. Cette tenue dans un site inventé, consistant, je voulais la saluer, et je voulais dire que ce que j’aime aussi dans leur film dès lors, c’est cette traversée d’une liberté vide, car ils ne sont tenus par rien que par eux-mêmes et ça se voit, je dirais. Cette omniprésence de l’écran blanc ou de la page blanche cinématographique, lieu à partir duquel se voit l’effort de signifier, qui aujourd’hui est un effort immense et qui s’apparente en effet à la construction à vue d’une orientation. Et parce que c’est un exercice de pensée sérieux,  radical au sens où il est sans garantie extérieure, je crois que c’est ce qui leur a donné, dans cet art de la mise en relation qu’est le cinéma, la force de construire, de prélever, de conjuguer, des matériaux qui sont en prescience de cette époque qu’Alain nous indiquait hier comme étant la nôtre : la guerre, revenue à son point élémentaire de fratricide, l’incapacité nihiliste d’une époque à se doter de vrais symboles et signes, la nécessité de repartir des subjectivités minimales qui sont pourtant le temple des vraies décisions de l’humanité etc. Rejoignant en cela Godard qui fait du cinéma un outil de prescience. Mais le rejoignant parce qu’ils s’en sont donnés les moyens, des moyens consistants et incorruptibles, dans leur existence, dans leur métier, et dans leur art.

Marie-José Malis, 26 novembre 2023

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