INTERVENTION SUR LE FILM « LES DÉSORIENTÉS »

Intervention Badiou

J’ai été attiré dès le début par le titre du film dont nous parlons ici ce soir. J’ai en effet publié l’année dernière un petit volume dont le titre général était « Remarques sur la désorientation du monde ». Un film entièrement rapporté à la notion de désorientation, un film dont les personnages sont explicitement des « désorientés », ne pouvait que convoquer mon attention.

Cette attention ne pouvait qu’être aiguisée par le fait que deux assez longues répliques du film étaient tirées de mon séminaire des années 2004 à 2007. On les entendait, en voix off, attribuées au personnage d’un Garde de la cité. Le séminaire dont le titre ne pouvait qu’attirer l’attention de cinéastes en train d’inventer le film « Les désorientés », car il était, ce titre : « S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence ».

La notion d’orientation est donc constitutive tant de ma philosophie que de ma détermination politique. Pour le dire de la façon la plus simple, une existence est orientée quand elle détermine ce qu’elle fait, ses choix, ses actes, et singulièrement ses choix politiques, à partir de valeurs et d’obligations explicites et constantes. Une existence est désorientée quand elle n’a aucun autre repère que des négations, quand elle est sous la loi du négatif. Un exemple typique est le fascisme, qui pense que tout ce qui est déplaisant et doit être éliminé dérive, à sa source, d’une identité raciale ou nationale. Tout le désordre de notre monde est la faute aux juifs, dira l’un, la faute aux migrants venus d’Afrique, dira l’autre.

Un troisième, plus modestement localisé dira que c’est la faute à Macron. Ce n’est là qu’une orientation moins totalisante, mais qui reste désorientée, car elle stagne dans une explication du désordre, de la désorientation, de l’impuissance, qui est strictement négative.

Ma philosophie consiste largement à affirmer le primat de l’affirmation, primat qui est le seul qui permette de s’orienter activement. Disons par exemple qu’une politique communiste ne peut absolument pas se définir par la négation du capitalisme. Cette sorte de prétendu communisme, qui a été longtemps dominante, s’est perdue dans l’évidence de la désorientation. Mao Ze Dong, durant la Révolution Culturelle, a plusieurs fois remarqué que certes la direction communiste du pays affirmait nier et dépasser le capitalisme, mais qu’on ne voyait, faute d’une orientation affirmative et créatrice, aucune différence, qui soit essentielle et réelle, entre les usines capitalistes et les usines chinoises, alors même que le pouvoir d’Etat se déclarait communiste.

Autrement dit : qui, en politique, s’en tient à la négativité, à la critique de l’ordre dominant, est en fait un acteur désorienté de la scène sociale et politique.

Tout le film « Les désorientés » tourne autour de cette question.

Il le fait avec un matériel singulier et puissant : la situation est celle de la désorientation dans un pays imaginaire, pays dans lequel les désorientés cherchent à s’orienter à partir de textes tirés des tragédies de la Grèce antique. Ces textes vont porter à l’écran une question que la présentation du film résume ainsi, je cite : « Comment comprendre pourquoi notre époque singulièrement tragique, où réapparaît le terrible trio : pandémies, guerres, catastrophes naturelles, manque cruellement de formes symboliques capables de réduire la douleur qui s’impose à nos subjectivités ».

On voit ici que les puissances de négation dominent notre situation, et que, faute d’une symbolique positive, d’une orientation dans la pensée, la situation générale de l’humanité est celle d’une désorientation tragique.

A partir de là, le cinéma s’approprie le formidable groupe des tragédies écrites et représentées dans la Grèce antique. C’est là un tour de force totalement réussi.

Ce qu’on voit comme décor des images filmiques est en quelque sorte neutre : on voit les toitures d’une petite ville rassemblée dans un creux de collines, et qui, désorientation ou pas, persévère dans une sorte de neutralité du visible. La métaphore du contraire de ce calme intemporel est un renard, qui rôde partout à grande allure, et dont l’apparence est de ne jamais trouver ce qu’il cherche, alors qu’il est aussi en butte aux assauts d’un terrible oiseau de proie. Cet ensemble, en quelque sorte naturel, d’une paisible ville campagnarde et des avatars d’un chasseur animal est la localisation encore neutre de longues interventions humaines, et en somme contemporaines, porteuses de la désorientation. 

Le coup de maître est d’avoir tiré ces interventions des tragédies Grecques, comme si, à défaut d’une capacité contemporaine de réorienter symboliquement le monde et les vies, il fallait recourir à une orientation ancienne, qui au moins permet à la parole de signaler le désarroi, historique et personnel, des habitants de la petite cité contemporaine.

Les voix du film sont ainsi des textes, dits dans des situations variables par des personnages contemporains qui racontent leurs problèmes en impasse, leur désorientation, par le moyen de citations des classiques grecs. Ce peut être aussi des voix off qui s’appuient sur les mêmes textes pour ponctuer ce qui se passe. C’est souvent aussi la voix d’un enfant, qui est comme celle du chœur dans la tragédie antique. 

C’est ainsi que la question d’une symbolique permettant de formuler, et éventuellement de dépasser, la désorientation contemporaine, sera prononcée dans le film, à l’exception d’un texte de François Nicolas, et un autre, je l’ai déjà dit, de moi, par des textes de Homère, d’Archiloque, d’Eschyle, de Sophocle, et d’Euripide. 

Ainsi le remarquable film de Sol Suffern-Quirno et Rudolf di Stefano nous montre le chemin antique, retracé par les voix et les postures, chemin par lequel, faute d’une politique contemporaine efficiente et neuve, est au moins située, nommée, traduite, la désorientation, qui nous est imposée, du monde où nous vivons. 

Alain Badiou – 26 novembre 2023

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