POUR LES DÉSORIENTÉS

C’est difficile de parler de la tragédie en 10 minutes et après ce très beau film de mes amis, sans vouloir toutefois donner l’impression que ce que je vais dire prétend aider à regarder le film, mais tout en laissant le film être mon guide dans cette petite méditation au sein de l’univers et du problème très tendu de la question tragique. Ce que je peux dire c’est que le film me fera dire des choses que sans doute je n’aurais pas dites sans lui.

Je commence avec le film.

Dans une ville désertée par la pandémie, des antiques restes du monde sauvage et mythique se remettent à phosphorer. Là où la ville et l’humanité modernes sont incapables de donner symbole et signe à ce qui leur arrive. C’est ce qui me frappe d’abord : là où il y avait paroles, chants, poèmes, et rites, il y a désormais une imbécile incapacité, une sorte de destination à laquelle est arrivée l’humanité et qui est une stupeur vidée de tout reste persistant, de toute incantation. Or la tragédie c’est le traitement de l’impur, c’est le chant ou la tension exprimée avec le défiguré, le débordant, le démesuré, ce qui outrepasse ou qui descend en dessous de la loi, de la tentative de clarification. C’est ce que restitue le film, d’abord pour moi, je crois, la capacité et la nécessité d’habiter symboliquement le monde, en ayant recours aux figures de la tragédie.

La tragédie traite de l’intraitable. Elle s’y confronte. Toute la trajectoire de Créon dans Antigone dit qu’on ne peut pas arraisonner la négativité par un décret. La pulsion de mort, jusque dans la chair de deux frères qui tuent en se tuant l’un l’autre toute possibilité de fraterniser, reste. Elle dépose un reste. Créon tranche et jette un des cadavres à l’abject, simplifie le fratricide en faisant de l’un un homme et de l’autre une non forme, et croit ainsi fonder une cité. Antigone répond en maintenant le réprouvé dans le monde. Il doit avoir une place. Elle ouvre ainsi la chaine réelle : ce mort monstrueux l’humanité ne peut pas l’absorber, l’effacer, le forclore, il est ineffaçable, irremplaçable dit-elle, ce qui veut aussi dire qu’aucun signe ne peut prendre la place du monstrueux, de l’excès inhumain dans l’homme, aucun signe ne s’y substituera et ne nous en donnera le repos. Il y faut son signe ou son interruption du signe, à lui. Et il n’y aura pas de possibilité de colmater ça. La place qu’Antigone lui donne n’est pas une réconciliation, elle avère au contraire que le mort monstrueux court toujours comme tel, au point de brûler la loi, de faire d’elle une vivante envoyée vivante chez les morts, de faire du jeune homme son fiancé un suicidé etc. L’héroïsme d’Antigone est sans doute là : comme le dit Lacan, ce n’est pas seulement de braver la loi qui fait d’elle une figure éternelle, mais c’est de vouloir aller là où l’humanité doit aller regarder, par-delà le traitable, côtoyer la négativité persistante, et faire vaciller avec elle toute la construction symbolique. Et toute la question reste, elle est de savoir ce que nous allons faire de cette chose à qui Antigone donne place dans le sein de l’humanité, cette chose exorbitée, cette chose qui ne s’étanche pas.

Ou comment chaque époque doit arriver à se représenter la négativité propre qu’il lui appartient d’affronter. Cette négativité est le réel de chaque temps, irréductible, elle doit être le point sur lequel s’appuie pourtant l’invention d’une équation libératrice et d’un possible bien commun. La nier serait folie, hybris disaient les Grecs ; s’y soumettre serait renoncer à l’humanité même comme projet.

Longtemps il y a eu une figure du tragique qui à mon avis n’est pas celle avec laquelle notre époque peut travailler. Le tragique c’était cette lutte entre l’homme et ce qui n’était pas lui et s’imposait comme une Barrière destructrice à son désir illimité. Longtemps on a fait de la tragédie une histoire qui consistait à dire que cet excès des hommes venait buter contre les Dieux. Ce qu’en faisaient les hommes, c’était d’aller montrer la limite en se fracassant contre les dieux. Et ce « montrer la limite » était l’acte même de l’humanité.  Ainsi la tragédie était le lieu où s’examinait la liberté sublime, affreuse aussi, des hommes contre la Nécessité divine. La limite était là et par une dialectique suprême, les hommes attestaient de leur liberté en redoublant par un acte fou en eux-mêmes le fer de cette nécessité, ainsi accaparée dans le giron spirituellement incandescent de l’humanité. Œdipe se crevant les yeux.

Puis, vint Sophocle et avec lui Hölderlin ! J’en parle parce que c’est une référence commune à Sol et Rudolf et à moi. Et parce que je crois que c’est peut-être par là qu’on peut encore se demander comment l’humanité moderne pourra traiter la négativité.

Sophocle, je le raconterais ainsi : vint ce temps où l’illimité de l’homme n’eut plus de barrière, les dieux ne répondaient plus, l’homme devait régler ça en lui-même. C’est très frappant, ça, chez Sophocle : « mais à quoi bon implorer les Dieux, dit Antigone, puisque ma piété passe pour impie ». Les Dieux ne servent à rien. Ils se sont absentés.

Ainsi la prise de l’homme et de son désir monstrueux pouvait s’étendre sans rencontrer de parole du Dieu qui lui dise non.

Mais ce que nous dit Hölderlin, je crois, c’est que plus l’homme étendait sa prise, plus étrangement mourait en lui le désir. Et je crois que c’est le secret infernal de la ville propre et vide du film de Sol et Rudolf. Un monde, un réel atroce, parce qu’entièrement siphonné du désir.

Sophocle est ensuite relu, traduit par Hölderlin. Et ici intervient une nouvelle dialectique chez Hölderlin, je ne sais même pas si ça s’appelle une dialectique, c’était en tout cas chez Hölderlin une grande question et une ambition : répondre à la dialectique par une autre figure de pensée, restée introuvée chez lui ou pas.

Quand l’ancien héros tragique maintenait l’illimité de sa pulsion de mort en se hissant jusqu’à devenir lui-même la figure de la Nécessité, Hölderlin nous fait comprendre que ce héros-là était coupable autant que sublime parce qu’il voulait embrasser les Dieux même dans la figure de sa dislocation en eux, c’est à dire qu’il voulait en posséder l’orbe entière, n’ayant pas compris que le désir doit demeurer désir, c’est à dire travail et jeu tragique, trauerspiel, chant avec le deuil, avec ce que je n’aurai pas. C’est cette notion là qui demande à être examinée. Un désir qui doit rester désir.

Et cela, disait Hölderlin, ne pouvait plus être la tâche du héros, mais celle du chœur, car c’est à l’échelle seule d’un peuple que peut se mettre en œuvre ce que la limite tragique creuse dans chacun de nous et que seule une fraternité peut transcender : le besoin d’harmoniques, ainsi de bonheur et de fraternisations, autour d’un manque irréductible et nécessaire ; l’infini DANS le fini. Ce qui serait le projet sans doute d’une véritable civilisation communiste. L’illimité sans la défiguration de ce qui ne connaît pas le fini.

Hölderlin écrivait après la révolution française, le premier à sentir sans doute que la hargne à prononcer l’échec de Robespierre consistait d’une part à empêcher les hommes de désirer tout autre infini que celui des propriétés. Cette éradication est notre temps. Mais sentant aussi d’autre part que la révolution aussi devait se donner pour tâche de mettre son infini à elle, le juste infini du divin en nous, dans le fini : être un désir, sans limite, mais à cultiver, dans les limites même de la finitude et de l’absence de complétude. Il me semble que c’est cela que le film de Sol et de Rudolf reprend et qui est pour notre temps. Un désir a été tué comme tel dans l’homme moderne, dissolu dans l’illimité de ses prédations ; un désir forclos qui ne connaît plus rien de sa nature à la fois illimitée et barrée. Tragique, ou plutôt infernal, proprement mortifère, sans catharsis, est ainsi le temps où c’est la figure même du désir qui été ainsi passée à l’acide. Parce que les canailles ne veulent pas ce qui dans l’homme est pourtant irréductible : en lui est l’intuition d’une affinité avec l’infini, en lui est la beauté, et le bien et le juste. 

C’est son désir et c’est la structure,

comme la barrière à cela est la structure ;

et l’un et l’autre devront un jour marcher ensemble, et avec urgence.

C’est sans doute un nouveau programme politique, c’était celui de Hölderlin, que cette civilisation entière du désir illimité mais retenu dans les limites du fini, un désir maintenu désir, spiralant toute production, une civilisation entière pensée pour produire non pas la consommation mais la possibilité même que le manque continue à jouer et nous creuse infiniment de son désir. C’est, je l’entends ainsi, mais je ne suis pas philosophe, la grande pensée d’Alain Badiou sur un absolu immanent, sa retraduction du communisme, comme Hölderlin retraduisait le tragique Sophocle.

Il y a beaucoup de fils tissés dans le film de Rudolf et de Sol, une grande complexité des thèmes et des pensées. Mais pour moi, l’opération à laquelle il aboutit, après avoir creusé le monde vide de nos habitations, d’une profondeur ancienne, d’une épaisseur où se réentend le chant des hommes dans l’impossible à traiter et pourtant de leur cheminement au-delà de la conservation, c’est de comprendre que c’est en s’accrochant à cela, en ne voulant pas le nettoyer à coups de désinfectant, en reprenant le chemin du courage ancien avec la mort vivant dans la vie, la pulsion que rien n’arrête puisque l’humanité n’a pas de définition que de se construire, et l’horreur de la Barrière réelle pour qui sent en lui l’illimité, en reprenant le chemin de la petite Antigone qui de sa main accueille d’un geste de poussière la place de cela au sein de l’humanité, en demandant à l’humanité de lui vouer un chant et des rites, c’est en reprenant ce grand chemin que le désir aussi revient.

Le film réveille la réserve « tragique », au sens de culte ou de construction la plus haute de la vraie dimension existentielle de l’humanité, endormie dans le monde. Le renard qui s’est caché, revient à la surface. Il est d’abord comme ivre de son retrait. Et il doit trouver à s’orienter en nouveauté. Il tiendra un point.

Pour moi, dans le film de Sol et Rudolf, c’est cela qui revient : la mesure du divin dans l’homme, qui remonte à la surface et se remet à chanter, et qui cherche la formule nécessaire, et cette formule est comme le chant de Beatrice dans Dante, elle bégaie sa grâce. Le point à tenir trace un chemin lumineux et qui est aussi comme une exception gracieuse. Ce n’est plus une affirmation en mode majeur. C’est un bégaiement, dans une humanité rendue aphasique et dés-érotisée, c’est le miracle d’une autre force maintenue, le bégaiement, plus affirmatif que toute sentence monumentale, qui s’appuie d’abord sur son impossibilité à ne pas être. C’est comme si l’on sentait que maintenant l’heure est en train de venir, et Sol et Rudolf, me la font voir comme celle des humains gracieux. Non plus Antigone dont la beauté anormale était le dernier filtre avant l’irregardable, mais dans une opération cinématographique très belle, primitive, de structure : ce sont les acteurs du film, à qui la fin donne leur fonction de chœur hölderlinien. Je pense que c’est là une grande invention que ce décalage donné par les éléments du langage cinématographique ; le chœur comme équation voulue par Hölderlin, en effet, et c’est le film qui le révèle, ne pouvait pas être un personnage au même titre que les héros du film. Il est composé des ouvriers du culte que le film permet de nouveau. Son générique ! Mot parfait ici.

Ceux au désir irréductible et incorruptible, qu’ils maintiendront comme désir, c’est-à-dire comme construction illimitée autour d’un manque. Ce manque est une tristesse, mais il est aussi le point à partir duquel s’invente une décence, une pudeur, une dignité nouvelle, dont l’invention me semble retracer la ligne élémentaire, pure, de ce qui est irréductible ; elle est de fer, indestructible en vérité. Grandeur vraiment de ces existences avec la décence très rare et de ne pas céder sur le désir et d’y avancer dans la matière même de l’obstacle. Il y a dans ce chant à plusieurs, pour moi, une tonalité qui n’est pas d’acceptation mais qui n’est pas non plus de bravade, que je ne sais pas encore définir. J’y vois une manière dont le désir, ou le divin en nous, peut se donner aujourd’hui, par des jeunes gens très admirables, qui ne prétendent qu’à chercher les moyens pour ce désir illimité dont ils sentent qu’il est la substance de toute vie, avec leur pudeur d’enfants encore, mais nous en faisant le don de cinéma, et de le faire avec dans le cœur la préscience des limites « fatales » du fini, qui les pousse à chercher une beauté terrestre, un combat ou une orientation de pur courage. C’est ainsi un trauerspiel, une chant de joie dans la douleur. Une mesure interne peut-être nouvelle.

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