HÖLDERLIN ET LE TRAGIQUE

Intervention Judith

La première fois que j’ai vu « Les désorientés », ce qui m’a immédiatement frappée et touchée, c’est de découvrir au cœur du film la figure de la guerre fratricide, du déchirement sanglant d’une humanité que rien ne devrait séparer. Cette figure est reprise à la tragédie grecque à travers l’affrontement douloureux et mortel des deux frères, Étéocle et Polynice. (Avec en contrepoint les combats du renard et de l’aigle aux prises avec les besoins élémentaires de la survie). Et pourtant cet affrontement n’est pas le noyau de la tragédie antique – du moins chez Sophocle, où c’est le conflit entre Créon et Antigone au sujet de l’ensevelissement dû, ou non, au frère mort qui ouvre la question du point à symboliser, à juger et de la décision à prendre.

Le film opère donc un déplacement et un recentrement du tragique, qui fait pour moi très vivement, terriblement, écho à ce qui meurtrit et dévaste le monde actuel : le rejet violent hors de l’humanité de cette partie de la population de la terre que sous le nom abject de « migrants », on laisse torturer, affamer, dans le désert algérien ou les prisons libyennes, se noyer en traversant la Méditerranée ou au large des Canaries, se blesser sur les grillages et les barbelés de tous les murs qui leur interdisent d’appartenir à notre monde, et qu’on empêche – ici même – de se construire une vraie vie. Le film a pointé pour moi ce tragique qui appartient à notre monde. Mais aussi bien les guerres, déchirements et désastres monstrueux, que sont la guerre entre Ukraine et Russie, ou Arménie et Azerbaïdjan, ou Israël et Palestine.

Sans les citer – à l’exception de quelques images abstraites prélevées sur une guerre qui pourrait avoir lieu n’importe où – mais par la médiation puissante des figures antiques, le film délivre le tragique de telles situations qui prolifèrent. Dans le même temps, il nous révèle l’absence de toute forme tragique contemporaine, et à quel point ce manque fait partie de notre désorientation. Sans tragédies ou nouvelles formes inventées, pas de symbolisation de ces horreurs, pas d’accès à un réel partageable, celui de la douleur et des larmes, et nous demeurons incapables de former un jugement juste, les termes d’une action juste, de nous représenter un destin collectif commun.

Cette absence de la tragédie et son manque, le poète allemand Hölderlin a peut-être été le premier à les éprouver comme tels et à tenter de les surmonter. C’est pourquoi à propos de ce film il peut nous être utile de nous tourner vers lui.

Sa vision de l’humanité est que celle-ci a en elle la capacité, la ressource, de « marcher sur la terre comme des dieux », c’est-à-dire de penser, d’agir, et de vivre en excès sur ce dont elle est ordinairement capable : en excès sur la seule satisfaction de ses besoins et de sa survie. Il y a dans l’humanité non seulement une aspiration, mais une capacité à l’infini, et à vivre selon cette aspiration. Mais dont elle ne fait pas toujours usage, seulement par séquences, comme cela a été le cas aux yeux de Hölderlin dans l’Athènes antique. Cette capacité se construit sur un vide fondamental : l’humanité a toujours à décider de son destin, elle n’a aucune identité substantielle propre, si ce n’est cette possibilité de choisir de vivre selon d’autres maximes collectives que celle des besoins et de la survie. Et c’est à cette capacité que Hölderlin donne le nom de divin.

Cette vision s’est nourrie de la Grèce antique où, dit-il magnifiquement, « nul n’était seul à porter la vie », mais aussi de la Révolution française, dont il est l’exact contemporain.  Hölderlin appartient à cette jeunesse allemande bouleversée par l’irruption d’une nouvelle organisation du monde, d’une nouvelle pensée de la vie collective, dont faisait aussi partie ses amis de jeunesse, Hegel et Schelling, qui seront par la suite des fondateurs de ce qu’on a appelé l’idéalisme allemand. Toute son œuvre existe en vis-à-vis de ce réel révolutionnaire dont il voudra méditer l’impasse, les limites, dans le désir de trouver comment poursuivre, y compris avec l’espoir que l’Allemagne puisse être le lieu d’une continuation renouvelée de la révolution.

Dès « Hypérion », une première figure tragique de la politique surgit, celle d’une guerre commencée comme une guerre de libération nationale – la libération de la Grèce du joug de l’empire ottoman – qui se change en entreprise de rapine et de pillage, le rêve ardent d’un État libre tournant au massacre fratricide et au désastre :

« Tout est fini, Diotima. Nos gens ont pillé, massacré sans distinction : nos frères même, les Grecs de Mistra, les innocents, ont péri ou errent désespérés, leur pauvre et douloureux visage invoquant Ciel et Terre pour qu’ils les vengent des Barbares à la tête de qui j’étais […] L’étrange projet que de faire fonder par des brigands mon Élysée ! » 

[Jaccottet/Gallimard, page187]

Un projet politique fondé sur l’hypothèse de l’édification d’un État libre, dans la lignée de la pensée de Rousseau, se révèle n’avoir d’issue que tragique. Dans ce même livre, la figure spectrale de la « Nemesis » incarne une politique révolutionnaire centrée sur la destruction nihiliste de l’ancien monde et celle-ci est identifiée comme une figure mortifère, incapable de construire dans la durée un monde nouveau.

Par la suite, avec les trois tentatives d’écrire une tragédie moderne dont la figure centrale serait « Empédocle », Hölderlin se lance dans une enquête sur le tragique en tant que tel. Sur les motifs d’une contemporanéité tragique – dont l’achèvement de la séquence révolutionnaire française dans les impasses de la Terreur puis du bonapartisme constituent pour lui les signes manifestes.

Placer au cœur de sa recherche la figure d’Empédocle lui permet de faire porter l’enquête sur la subjectivité du dirigeant politique. C’est d’abord elle qu’il scrute : il la montre à la fois très belle, en tant que porteuse de la justice des temps nouveaux, mais aussi égarée sur le chemin de ce nouveau. Empédocle est celui qui vient annoncer le changement irréversible du temps :

« Voici que le temps des rois est passé »

« Soyez honteux, vous,

De vouloir encore un roi ; vous n’avez 

Plus l’âge ; au temps de vos pères, ce n’eût

Pas été pareil. Pour vous, il n’est aide

Qui tienne si l’aide ne vient pas de vous ».

[…]

« Vous avez depuis longtemps soif de nouveauté

Et comme l’esprit d’un corps malade, Agrigente

Aspire à sortir de sa vieille ornière.

Ainsi, osez ! votre héritage, votre acquis,

Histoires, leçons de la bouche de vos pères,

Lois et coutumes, noms des Dieux anciens,

Oubliez-les hardiment pour lever les yeux,

Comme des nouveaux nés sur la nature divine ».

[…]

« Que chacun soit

L’égal de tous – que s’appuie sur de justes règles,

Sveltes colonnes, votre vie nouvelle

Et qu’affermisse la loi votre union ».

[…]

« Et alors le peuple […]

Le peuple libre à ses fêtes vous conviera,

Hospitalier ! pieux ! car le mortel donne avec amour

Le meilleur du sien dès lors que la servitude

Ne lui noue et serre pas la poitrine… »

[in « La mort d’Empédocle », 1ère version, La Pléiade, pages 520 à 523]

Ces mots d’Empédocle font écho aux incroyables paroles de Saint-Just prononcées à la Convention nationale le 11 février 1793 : « Il y a trois sortes d’infamies sur la terre : la première, ce sont les rois, la deuxième c’est de leur obéir, la troisième c’est de poser les armes s’il existe quelque part un maître et un esclave » [in « Discours sur la réorganisation de l’armée », Œuvres complètes, Folio Histoire, 2012, page 530]. 

Mais ce premier Empédocle est aussi la figure d’un dérèglement : dans sa lutte contre le faux divin propagé par la religion des prêtres, il s’est lui-même pris pour un dieu, et ce faisant il s’est constitué en figure extérieure à son peuple, qui le rejettera et le chassera.

Dans une deuxième tentative, la critique portée par Hölderlin contre Empédocle sera une condamnation de son désir de retrait et de séparation. Il lui sera objecté qu’il n’y a pas de plus grande beauté que « d’habiter chez les hommes », et que la vraie paix du cœur est « dans ce seul bien ». Il lui sera reproché aussi un goût trop vif du sacrifice, qui l’expose à se laisser isoler et séparer du peuple :

« Tu aimes trop, Empédocle,

Beaucoup trop te sacrifier,

Le destin renverse les faibles, et les autres,

Les forts, tomber ou tenir leur est égal,

Ils sont à la fin comme les infirmes ».

[in « La mort d’Empédocle », 2ème version, La Pléiade, page 561]

On peut évidemment penser ici au retrait final de Robespierre, au stoïque refus qui sera le sien et celui de Saint Just de mobiliser le peuple de Paris pour les défendre quand les Thermidoriens les traîneront à l’échafaud.

Dans une troisième tentative de tragédie, la situation d’Empédocle se complique du fait de la survenue d’un nouvel adversaire d’Empédocle, dont les caractéristiques sont d’être « aussi éminent et doué que lui » mais qui s’avère être un véritable rival, capable « de résoudre les problèmes de l’époque d’une autre manière, plus négative ». De ce personnage, le « Fondement d’Empédocle » donne une description très précise :

« Né pour être un héros, il n’incline pas tant à concilier les extrêmes qu’à les dompter, à lier leur action réciproque à quelque chose de solide, de permanent et d’intermédiaire, qui les maintient chacun dans ses limites en se les appropriant. L’intelligence est sa vertu, la nécessité sa divinité. Il est l’incarnation même du destin, à la seule différence près que les forces antagoniques sont fixées en lui à une conscience, à une ligne de partage qui les oppose en toute clarté, qui les rattache à une idéalité (négative) et leur imprime une orientation ».

[in « Fondement d’Empédocle », La Pléiade, page 668] 

Ce que scrute Hölderlin, à travers ce personnage de Manès, ce sont les raisons rationnelles, intelligibles, qu’il puisse exister un adversaire à même de l’emporter sur le révolutionnaire Empédocle. Quelles sont les failles de celui-ci ? D’où peut tirer sa force cette contre-figure ? Au contraire d’Empédocle qui, souligne Hölderlin, n’était « à aucun degré porté à la négation » [La Pléiade, page 665], Manès incarne une sorte de médiation conservatrice entre les forces antagoniques de l’ancien et du nouveau et cela lui donne une capacité d’organiser un monde et d’en stabiliser les tensions. Il y a là une possible proximité avec la figure historique de Bonaparte, qui va figer dans une figure étatique et de puissance conquérante les nouveautés mises au monde par la révolution française.

En même temps, aucune de ces trois tentatives d’élucidation de l’impasse tragique de la révolution ne parvient à donner forme à une tragédie. Hölderlin ne parvient pas à passer à l’élucidation formelle que serait l’écriture d’une tragédie. La chose reste en chantier et ouverte. Énigmatique aussi.

Il la poursuivra dans une nouvelle tentative : l’entreprise de retraduire deux tragédies de Sophocle, « Œdipe le Tyran » et « Antigone ». Et ici nous croisons à nouveau le film – où passent les figures d’un Œdipe aveugle conduit par Antigone enfant, et toutes les grandes figures de la tragédie sophocléenne : Antigone elle-même, sa sœur Ismène, Tirésias, Créon, mais les personnages du film ne sont plus, comme dans la tragédie antique, donnés dans leur affrontement, mais dispersés chacun dans sa parole propre.

Dans son travail de lecture et de traduction de ces deux tragédies, Hölderlin opère, comme le fait le film « Les Désorientés », un déplacement de l’accent tragique, de l’enjeu central.

Ni Œdipe ni Antigone ne sont, à proprement parler des héros « positifs ». Ce sont de très grandes figures de l’humanité, mais elles sont toutes les deux égarées dans une démesure et un excès. Œdipe parce qu’il cherche à connaître ce que les dieux miséricordieux lui ont caché de ses propres crimes involontaires : comme le dira un poème de Hölderlin, poussé par un désir effréné de connaissance, il a « un œil de trop ». Antigone parce que, dans sa rébellion contre la loi sociale, elle fait entrer la loi divine dans la sphère privée, en faisant abusivement de Zeus « son » Zeus. 

Comme c’était déjà le cas dans les essais autour d’« Empédocle », le lien de la tragédie avec la politique est patent. Hölderlin relie ainsi explicitement le mode de développement du tragique dans « Antigone » à ce qui se passe dans une « insurrection », de même qu’il souligne le caractère « patriotique » d’un conflit dans lequel Créon peut accuser Polynice de trahison envers la cité et envers son frère qui la dirige. Autrement dit, il relit « Antigone » au filtre de l’événement Révolution française :

« Dans la mesure où c’est une affaire patriotique, l’important est que tout, saisi et ébranlé par le renversement infini, se sente dans la forme infinie en laquelle il est ébranlé. Car le renversement patriotique [Denn vaterländische Umker] est le renversement de tous les modes de représentation et de toutes les formes. Mais un renversement total en ces matières, comme en général tout renversement global, sans aucun point d’appui, n’est pas permis à l’homme en tant qu’être connaissant. Et dans le renversement patriotique, où la figure d’ensemble des choses se modifie, et où la nature et la nécessité, qui subsistent en permanence, tendent à prendre un autre visage, celle-ci se change en sauvagerie ou en une nouvelle figure, dans un tel changement tout ce qui est nécessaire prend le parti du changement, et c’est pourquoi, dans la possibilité d’un pareil changement, même celui qui entend demeurer neutre, et pas seulement celui qui est contre la forme patriotique, est saisi par la puissance de l’esprit de l’époque ; il peut être contraint, patriotiquement, à se rendre présent, dans la forme infinie, la forme religieuse, politique et morale de son pays natal ». 

[« Remarques sur Antigone », Courtine, Imprimerie nationale, 2006, pages 433 à 435]

La vision de Hölderlin est que la jeune fille, par son attitude, appelait à un renversement complet de l’état des subjectivités dans sa « patrie », en l’occurrence dans sa ville natale. Il le redit nettement un peu plus loin :

« La forme de rationalité qui s’élabore ici tragiquement est politique et même républicaine, parce qu’entre Créon et Antigone, entre le formel et le contre-formel, l’équilibre est toujours maintenu. Cela ressort en particulier, à la fin, quand Créon est presque brutalisé par ses serviteurs. »

[« Remarques sur Antigone », Courtine, Imprimerie nationale, 2006, pages 434/435]

Le cadre est dit « républicain » parce qu’il ne s’y manifeste pas de déséquilibre entre le pouvoir et ceux qui s’y opposent, pas de poids écrasant de la loi et de l’État : à preuve, Créon peut être « presque brutalisé » par ses serviteurs – ce qui serait impensable sous une monarchie. Et Hölderlin approuve Sophocle d’avoir organisé de cette façon, entre insurrection et république, le dispositif tragique à l’œuvre dans « Antigone » dans la mesure où le poète « met en scène le monde à échelle réduite », et n’est donc pas libre de changer « les modes de représentation propres à la patrie », c’est-à-dire au monde auquel il appartient. 

Car les tragédies, poursuit Hölderlin, ne sont pas là seulement pour « apprendre à connaître l’esprit du temps, mais pour le maintenir et le sentir, après qu’il a été conçu et appris » [« Remarques sur Antigone », Courtine, Imprimerie nationale, 2006, pages 436/437]. 

Dans ces conditions, « le meurtre effectif accompli par des paroles » – comme la condamnation à mort d’Antigone par Créon – doit être conçu comme « une forme artistique spécifiquement grecque ». 

« En une époque plus humaine », le tragique exprimera plutôt la « ferme opinion née d’un destin divin » : 

« […] C’est là le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le royaume des vivants empaquetés dans quelque récipient, et non que, dévorés dans les flammes, nous expiions la flamme que nous n’avons pas su dompter ».

[Lettre à Böhlendorff du 4 décembre 1801, Courtine, Imprimerie nationale, 2006, page 366] 

Ce qu’opère finalement la lecture de Hölderlin à travers son travail de traduction des deux tragédies de Sophocle, c’est un détachement vis à vis de l’héroïsme et de ses antagonismes. Il s’agit à ses yeux de construire une figure encore inouïe de la mesure. Il y a chez lui l’émergence d’une orientation de pensée dans laquelle la « mesure » constituerait un principe travaillant non pas à un ordre, mais à une véritable paix. « Mesure » qu’il nomme parfois aussi « discipline » ou « médiateté », et qui seule est capable d’interrompre cette « marche de l’homme sous l’impensable », sous laquelle s’accomplissent les destins tragiques des personnages de Sophocle. 

A l’opposé de la modération et du juste milieu, cette « mesure » dont Hölderlin pressent la nécessité et anticipe la formule est connaissance et refus du péril des extrêmes, en même temps que rejet absolu de l’ordre établi. Elle va de pair avec l’égalité de tous, et son principe véritable est l’amour, non la haine et la négativité. En ce sens on pourrait le tenir pour un « devancier inapparent » de la subjectivité communiste.

Mandelstam, poète lui aussi et contemporain du tragique de la révolution russe et du stalinisme, jugeait impossible que la forme tragique puisse exister en l’absence d’une « conscience populaire synthétique, péremptoire et absolue ». S’il a raison, ceci nous éclaire sur la profondeur des obstacles qui nous séparent encore de toute renaissance de la forme tragique, en dépit des événements tragiques dont notre monde est saturé. 

Peut-être faut-il croiser l’intuition de Hölderlin et celle de Mandelstam : si cette « conscience populaire synthétique, péremptoire et absolue » fait défaut, il se pourrait que ce soit parce que l’orientation de la politique par cette capacité inouïe d’une « mesure » tarde à exister.

Dans ces conditions, l’art, y compris le cinéma, peut-il faire autre chose que désirer et faire signe intensément vers ce qui pourrait travailler à faire surgir cette conscience absente ? Je remercie de tout cœur le film « Les Désorientés » qui nous met sur cette voie, en inventant dans son Exodos au moins un « chœur » nouveau : celui, modeste et tenace, de celles et ceux qui, venant de prendre sur eux, pour le cinématographe de Sol et Rudolf, les paroles de la vieille tragédie, cherchent à inscrire dans la dureté désorientée du monde le désir singulier qui les meut et les tient debout. 

Judith Balso, 26 novembre 2023

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