L’INFINI DANS LE FINI – Texte pour LES DÉSORIENTÉS

Depuis longtemps, Sol, Rudolf et moi, et souvent sous l’impulsion de notre ami François Nicolas, poursuivons un dialogue amical sur la question du tragique, ou comment chaque époque doit arriver à se représenter la négativité propre qu’il lui appartient d’affronter. Cette négativité est le réel de chaque temps, irréductible, elle doit être le point sur lequel s’appuie pourtant l’invention d’une équation libératrice et d’un possible bien commun. La nier serait folie, hybris disaient les Grecs ; s’y soumettre serait renoncer à l’humanité même comme projet. Longtemps le tragique fut cette lutte entre l’homme et ce qui n’était pas lui et s’imposait comme une Barrière destructrice à son désir illimité. Puis, pour Sol, Rudolf et moi vint Hölderlin ! Que je raconterais ainsi : vint ce temps où l’illimité de l’homme n’eut plus de barrière, mais en même temps que s’étendait sa prise, étrangement mourait en lui le désir. C’est là sans doute l’un des secrets de Hölderlin que de nous avoir fait comprendre que coupable et sublime était le héros tragique qui voulait embrasser les Dieux, c’est à dire en posséder l’orbe entière, n’ayant pas compris que le désir doit demeurer désir, c’est à dire travail et jeu tragique, trauerspiel, chant avec le deuil, avec ce que je n’aurai pas. Cela, disait Hölderlin, ne pouvait plus être la tâche du héros, mais celle du chœur, car c’est à l’échelle seule d’un peuple que peut se mettre en oeuvre ce que la limite tragique creuse dans chacun de nous et que seule une fraternité peut transcender : le besoin d’harmoniques, ainsi de bonheur et de fraternisations, autour d’un manque irréductible et nécessaire ; l’infini DANS le fini. Ce qui serait le projet sans doute d’une véritable civilisation communiste. Hölderlin écrivait après la révolution française, le premier à sentir sans doute que la hargne à prononcer l’échec de Robespierre consistait d’une part à empêcher les hommes de désirer tout autre infini que celui des propriétés. Cette éradication est notre temps. Mais sentant aussi d’autre part que la révolution aussi devait se donner pour tâche de mettre son infini à elle, le juste infini du divin en nous, dans le fini : être un désir, sans limite, mais à cultiver, dans les limites même de la finitude et de l’absence de complétude. Il me semble que c’est cela que le film de Sol et de Rudolf reprend et qui est pour notre temps. Un désir a été tué comme tel dans l’homme moderne, dissolu dans l’illimité de ses prédations ; un désir forclos qui ne connaît plus rien de sa nature à la fois illimitée et barrée. Tragique est ainsi le temps où c’est la figure même du désir qui été ainsi passée à l’acide. Parce que les canailles ne veulent pas ce qui dans l’homme est pourtant irréductible : en lui est l’intuition d’une affinité avec l’infini, en lui est la beauté, et le bien et le juste.  

C’est son désir et c’est la structure, comme la barrière à cela est la structure ; et l’un et l’autre devront un jour marcher ensemble, et avec urgence. 

Pour moi, dans le film de Sol et Rudolf, c’est cela même qui revient : la mesure du divin dans l’homme, qui se remet à chanter, et qui cherche la formule nécessaire, et cette formule est comme le chant de Beatrice dans Dante, elle bégaie sa grâce. C’est comme si l’on sentait que maintenant l’heure est en train de venir, et Sol et Rudolf, me la font voir comme celle des humains gracieux. Ceux au désir irréductible et incorruptible, qu’ils maintiendront comme désir, c’est-à- dire comme construction illimitée autour d’un manque maintenu. Une mesure interne enfin et une raison de vivre sans céder. 

Retour en haut