DISCUSSION AVEC LE PUBLIC

Discussion Avec Le Public

Marie-José Malis : À présent je pense, Sol et Rudolf, qu’on doit vous voir…

Rudolf di Stefano : Oui, je vais dire un mot, évidemment, confus mais pourtant nécessaire. D’abord remercier les intervenants qui ont pris la parole avant la projection. Rajouter que ce sont des personnes qui depuis longtemps habitent notre travail, nous permettent de travailler, nous permettent de penser. C’est vraiment fondamental. Encore merci. Il y a aussi la joie d’être dans ce théâtre, la beauté de cette salle, dans laquelle nous avons vécu des événements théâtraux extrêmement importants. Le déplacement qu’opère le film, le déplacement qui a lieu grâce au fait que le film soit placé sur ce plateau de théâtre-ci est un déplacement essentiel pour nous. L’exigence théâtrale qu’a eue Marie-José Malis dans ce théâtre, avec ses pièces remarquables qui ont été jouées, fait que lorsque le cinéma vient là, dans ce lieu, sur ce plateau, cela rend évident que c’est à la fois par la rigueur des arts et leurs autonomies, que véritablement un amour entre cinéma et théâtre est possible. 

Il faut dire aussi un mot pour les gens qui ont participé à ce film. Un remerciement dont on doit absolument être sûr que l’on n’est pas ici en train de faire des politesses, comme on le fait parfois, quand on a bien pu profiter du travail des autres. Là, c’est véritablement les remercier parce que c’est grâce à leurs vies que ce film a été possible. C’est d’ailleurs ce que j’ai admiré lors de la projection du film de ce soir, je les ai admirés eux. Je les ai trouvés extrêmement beaux. Ils ont donné pour ce film un bout, un petit bout évidemment, de leur vie et ils l’ont fait absolument gratuitement. Gratuitement, cela veut dire, en y mettant beaucoup d’exigence. Nous sommes très fiers de cette gratuité, parce que l’on vit dans un temps où l’on considère que ce qui est gratuit est impossible, ou même parfois suspect. Là, c’est l’inverse, cette gratuité montre que l’homme n’est pas seulement voué à travailler par intérêt, mais qu’il peut le faire par exigence, par pensée, par amour, par volonté justement de proposer a minima des choses qui ne soient pas nihilistes et complètement désorientés.      

Merci à vous aussi d’être là, cher public. L’idéal à présent, c’est que nous ayons un échange tous ensemble.    

Élisabeth Boyer : Je suis frappée par la maturité, la beauté de ce film. Je le vois pour la deuxième fois et je le vois vraiment. Avec ce qui a été dit avant bien sûr, je veux juste dire deux mots. C’est une profonde émotion parce que c’est très beau. On a l’impression que tous les arts sont assemblés là, mais complètement mêlés, indémêlables. La musique, la sculpture, la danse, la peinture, l’architecture et j’ai l’impression que la véritable cohérence vient de ce que tout geste est extrêmement guidé, y compris ceux de la caméra. Il y a des choses extraordinaires comme regarder le monde à l’envers, les nuages en bas et le macadam en haut et les arbres, renversés. On a l’impression que tout est possible à l’artiste, à l’humain. Je suis par ailleurs très contente pour le renard, parce que la première fois que je suis sortie du film, j’avais parlé à un petit garçon qui avait vu le film et qui était assez triste. Je lui disais : « Mais quand même, tu es content que le renard ait trouvé une solution ». Il m’a dit : « Oui ! »

Là, ce qui me touche aussi, c’est la rencontre de ces maisons, de cette ville tellement reconnaissable d’aujourd’hui, un peu la banlieue, un peu la ville avec ses tours. Il y a aussi cette rencontre à un moment donné, avec les bâtiments futuristes qui sont froids et dans le film, ils font une sorte de ballet et deviennent beaux, véritablement beaux parce qu’ils sont vivants. Il y a aussi ce côté diaphane des jeunes corps, et c’est vrai que l’on pense au sacrifice et dans le film pourtant ça se mue en autre chose. Je suis extrêmement touchée, on ne comprend pas toujours tous les mots, il y a beaucoup de superpositions, mais peu importe parce qu’on comprend le plus important. C’est une œuvre qui donne du courage, alors qu’il y a en effet quelque chose de profondément tragique dedans. Il y a quelque chose qui est vraiment relevé. Pas seulement avec l’exodos de la fin, mais par le film lui-même. Je ne dis pas plus parce que c’est difficile de parler quand on vient de voir un film et que l’on est si émue. En tous les cas merci. 

Michel Schtakleff : C’est formidable ces images surréalistes, ce décalage des images et du texte, justement parce qu’un film n’est pas juste une manipulation, une branlette mécanique comme dit Céline, mais c’est justement parce qu’une image ne se comprend pas sans un texte, même s’il est confus, diffus. Pour être désorienté, il y a des jeunes gens qui parlent de leur famille, de leur mère, Créon se perd dans la cité de la Défense, j’aurais aimé aussi quelques mots sur le capitalisme par Badiou, capitalisme qui écrase Antigone, mais aussi les esclaves. Le renard dessous l’aigle, c’est peut-être nous, perdus. Mais quand il décide d’aller tout droit, finalement oui, il est désorienté. Le texte de Descartes dit, quand on est perdu dans une forêt, on doit décider d’une direction, ne pas tourner en rond, ne pas hésiter, choisir une direction et n’en changer que pour une raison plus importante. Par exemple descendre plutôt que monter sur les sommets, parce qu’on trouvera des rivières, on trouvera des hommes, l’orientation peut être aussi vers le sud, les lichens sur les arbres, etc. Il y a des détails qui pourraient nous permettre de nous orienter, quand même, mais c’est à nous de voir… De même que la haine ne pourrait pas être si mauvaise parce que c’est une attraction, cela pourrait être une chance d’amour, mais cela peut être aussi une malchance, quelque chose de meurtrier. Il faut donc avoir moitié amour attraction et moitié méfiance, comme quand on approche un champignon, ça doit être comestible, mais en un lieu où il va nous tuer. Cela montre bien que la haine est utile aussi, autant que l’amour. 

Fabrice Langlade : On se retrouve surtout au milieu d’une forêt obscure. 

Alain Badiou :  Sauf le renard, le renard sait où il va et il ne sort pas d’une forêt obscure et il traverse le film à son origine et à sa fin. Il est le personnage de la conclusion, le renard. En fait moi, je le lis comme : « Soyons en tout cas au moins tous comme le renard, ce serait déjà pas mal. »   

Michel Schtakleff : Mais on le voit mort, presque mort, frappé une deuxième fois par l’aigle. 

Judith Balso : Ah, mais il se sauve, il n’est pas mort, il s’en sort absolument !

Michel Schtakleff : Il s’en sort parce qu’il court un peu dans une savane et il va se cacher sous les arbres, il trouve une protection, mais ses enfants n’y ont pas échappé. 

Judith Balso :  Ceux de l’aigle non plus. 

Maxime Abel : Merci beaucoup pour le film. Je me posais une petite question et je ne sais pas si j’ai manqué quelque chose avant la projection, mais je me demandais pourquoi choisir Antigone pour parler de désorientation, plutôt que d’autres mythes, par exemple parmi les Labdacides je pense à Œdipe qui pour moi évoque beaucoup plus instinctivement la désorientation, et beaucoup d’autres qui pourraient tourner autour de ce genre de thème. 

Rudolf di Stefano : Nous avons déjà dans un autre film convoqué la figure d’Œdipe. D’ailleurs, la personne qui incarne dans ce film Tirésias, a déjà incarné dans un autre film Œdipe en particulier en disant des textes d’Œdipe à Colone. Dans ce film, nous ne reprenons pas qu’Antigone de Sophocle, mais plusieurs tragédies, Œdipe aurait pourquoi pas, pu faire partie de cette grande saga. Il se trouve aussi que nous voulions aussi dans ce film tenir le fil d’Antigone. Nous devons aussi reconnaître que la petite Antigone est celle qui nous donne du courage, et ce n’est pas rien ! Dans les moments difficiles, nous avons aussi voulu par ce film faire une prière à Antigone, avec évidement la difficulté que cela représente de se dire que cela ne suffira pas. La grande douleur de ce film, et que nous avons découvert au cours du travail, c’est l’idée qu’Antigone ne suffira pas, qu’on ne pourra pas se contenter des demi-dieux et des héros, mais qu’il va falloir prendre les choses en main sérieusement, et là, cela nous concerne directement. Donc Antigone, oui, comme quelque chose que l’on ne doit pas complètement oublier. Mais encore faut-il réussir cette difficile fusion entre ce que l’on ne doit pas oublier et ce que l’on doit faire, ce qu’il reste à inventer. Et ça, c’est une sacrée tâche. 

Sol Suffern-Quirno : Pour te répondre, je dirais qu’on choisit aussi les textes, les extraits de textes par rapport aux gens que l’on rencontre. On tisse des amitiés, on tisse des aventures amicales et en fait, les personnes que l’on voit dans ce film, on les a rencontrées bien avant ce film, car on a déjà fait d’autres films avec eux. On ne décide pas forcément avec eux les textes, mais on choisit les textes en fonction des personnes avec lesquelles on veut travailler. On ne se dit pas, on va chercher une Antigone, Antigone était là, il fallait lui trouver le texte, ça peut aller dans ce sens-là aussi. Ce n’est pas seulement le réalisateur qui dit, je veux travailler sur Antigone. Antigone est là et on lui sert le texte, puis les images, et le film se construit comme cela. 

Marie-José Malis : Et c’est aussi lié à un épisode de votre vie, qui était lié au deuil impossible à faire selon la Loi, au moment du covid pendant le confinement, et votre propre décision de la transgresser, tout simplement, non ? 

Sol Suffern-Quirno : Oui, en effet, c’est aussi lié à ça. Quand on s’est retrouvé dans cette situation, et qu’on s’est demandé comment faire, on a lu Antigone, et c’est Antigone qui nous a donné le courage de faire ce qu’on avait à faire, et que le monde, l’État, nous interdisait de faire. 

Carlos Parada : D’abord bravo, c’est magnifique. Mais je voulais vous dire que dans ces dialogues entre grecs et nous, je sors amère. Ce n’est pas que nous sommes désorientés, mais que nous avons toujours été désorientés, sauf que maintenant, il n’y a plus de puissance et qu’on nous rend plus petits aussi. J’aimerais bien que vous me rendiez un peu plus optimiste. En plus aujourd’hui, on se méfie beaucoup plus des orientations, vu ce qu’il s’est passé le siècle dernier. Donc je compte sur vous…

Rudolf di Stefano : Je ne pense pas que l’on ait toujours été désorientés. Je pense au contraire qu’il y a eu des périodes orientées, peut-être qu’elles ont été courtes, et pas toujours majoritaires, mais en tous les cas elles étaient orientées. Je pense effectivement que l’on vit une désorientation, mais l’optimisme dans le film existe, évidemment, il est à la mesure de la difficulté et de la situation, mais le courage est là, l’affirmation est là. 

Pour rester à notre mesure, je dirais que c’est parce qu’il est possible tout simplement de faire du cinéma, en ayant toutes les exigences que nous ont léguées ceux qui ont fait des films avant nous, en tentant d’inventer de nouvelles possibilités, de nouveaux rapports entre les choses, entres les images. Réussir aussi à ce que la méthode elle-même soit une invention, ou en tous les cas, au moins une singularité, qu’elle ne se présente pas comme un déjà fait, comme un déjà pensé par avance par un monde quelconque. Ça, je crois que c’est optimiste, parce que c’est possible, parce qu’il y a des possibles. On a l’impression de voir dans ce film les impossibilités, mais ce qui nous intéresse, c’est de se concentrer sur les possibles extrêmement petits qui, rapprochés les uns des autres, peuvent montrer qu’on n’est pas simplement voué à tirer son épingle du jeu, ou encore, à ce que l’homme soit voué à être un loup pour l’homme. Mais en même temps, quand on cherche ça, on ne peut pas partir avec les trompettes, il faut avoir la juste mesure.  

Judith Balso : C’est aussi ce que tu rappelais dans la manière dont vous avez fait le film et aussi ce que disait Sol. Toi, tu insistais sur la gratuité et l’action gratuite, dans le sens où on ne l’a pas fait avec l’idée d’un intérêt ou d’une récompense, d’un retour, mais parce qu’il faut le faire, pour sa propre vie, par rapport à ce que sont les enjeux de sa propre vie. Je pense que c’est un principe, alors pour le coup, d’orientation très fort. Ça, c’est la première chose et la deuxième chose, on voit aussi comment, ce que tu racontais Sol c’était très important, c’est-à-dire comment les gens que vous avez rencontrés à la fin du film sont aussi les acteurs d’un petit chœur, au sens antique, un petit chœur nouveau, mais qui affirme que par rapport à leurs vies, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils vont essayer de faire, c’est bien, et qu’il faut le tenir. Ça je pense que c’est une leçon pour nous tous, ce n’est pas une leçon grandiose, ce n’est pas une promesse politique, mais c’est d’une certaine manière ce que dit aussi Hölderlin dans son essai de tragédie, quand il rappelle aux gens qu’on est dans une époque où il faut s’aider soi-même. On n’est plus là à attendre que quelqu’un vous dise ce qu’il y a à faire. 

Vous dites, il faut prendre en main le cinéma qu’on veut faire, et moi, je dis la même chose à la suite de votre chœur, c’est-à-dire faisons chacun ce qu’on estime devoir et pouvoir faire, et je ne pense pas de ce point de vue-là qu’on soit plus écrasé que dans d’autres époques. Pas du tout, c’est plutôt qu’on n’a pas la subjectivité de le décider. Et votre film est un encouragement pour le décider. C’est pour ça qu’il me touche beaucoup à chaque fois que je le vois. C’est la quatrième fois que je le vois et il me touche chaque fois davantage. Donc, merci vraiment à vous.  

Élisabeth Boyer : Moi, c’est la deuxième fois que je le vois et je suis libérée de chercher trop à comprendre la signification des personnages. Les acteurs, comme Inès par exemple, qui devient d’un seul coup la jeune fille moderne, qui marche sur le pont et qui, on a l’impression, fait comme le renard, elle a pris son indépendance. Après, on entend ce qu’elle veut devenir, le bonheur que lui a apporté le théâtre, la danse et tout ça, oui, on a l’impression qu’il y a des trajectoires et qu’on en est responsables, qu’il y a une décision à prendre, on a tous des décisions à prendre, on sent ça dans le film. La décision de rendre vivante, même une ville immobile, lui faire dire autre chose. Vous avez saisi l’occasion, filmer dans les rues de Paris vides comme ça, c’est rare. Godard disait dans un film par la voix d’Anna Karina : « Je suis responsable, je fais ça, je suis responsable, je souris, je suis responsable ». On a l’impression que c’est pareil dans le film, par exemple pour Créon quand il est dans son souterrain qui rentre dans Paris, j’ai l’impression que c’est une façon d’habiter les époques, les siècles. Tout devient possible, comme quand on parlait de ce mélange d’architecture. Nous, on est responsable de ça, on arrive maintenant, on prend les choses en marche et on doit trouver quelque chose comme le renard. C’est vrai qu’on pense qu’il est à un moment donné vraiment mal en point ce renard, mais hop, on le retrouve tout rouge et tout fringuant. 

C’est le film lui-même qui nous transforme, ce n’est pas seulement ce que vous pouvez vous-mêmes en dire, c’est très important pour comprendre des choses bien sûr, mais on les comprend avec le film seul. C’est beau de voir des jeunes gens, la petite fille qui parle avec une diction si précise, nous rapportant ces textes qu’on est obligé de comprendre aujourd’hui. Je trouve que c’est magnifique, il faut en faire plus des films comme ça…    

Rudolf di Stefano : On en a l’intention…

Pierrette Azais-Blanc : Je voudrais revenir sur le mythe d’Antigone, parce que moi, j’ai vu dans ce film deux images d’Antigone. La petite fille qui guide Tirésias, c’est aussi Antigone qui guide Œdipe. Or ce qui me frappe dans ce personnage, c’est qu’elle est toujours une guide d’une manière ou d’une autre, elle guide son père aveugle ou elle guide la cité en donnant à mon avis la seule orientation possible. Le renard, lui, se dit : « Je vais tout droit et à force d’aller droit bon… », mais Antigone dit, je vais droit parce que je sais ce que je pense, et que je vais faire des choses, des actes, en accord avec ce que je pense. Je trouve que la véritable leçon d’Antigone, c’est celle-là. Pensons clairement les choses pour agir en fonction de ce que nous pensons.      

Rudolf di Stefano : Cette idée qu’il y a deux Antigone, Antigone et l’enfant comme seconde Antigone, nous l’avons comprise à un moment donné en faisant le film, et effectivement grâce à cela, il y a la possibilité d’une relève. Oui, une relève de cette conviction dont tu parles.   

Judith Balso : Et c’est d’ailleurs le visage de la petite Antigone qui apparait le dernier à la fin.

Rudolf di Stefano : Qui d’ailleurs ne fait pas un geste de droiture absolue, mais qui penche sa tête et fait sonner l’eau, et crée par ce geste la possibilité de l’image.

Marc Belderbos : La tragédie, ça a duré 80 ans, je dirais, jusqu’avant Platon, Platon un peu y compris. Vous la prononcez-là, vous la reprononcez dans notre espace, c’est merveilleux d’ailleurs comment fonctionnent vos circulations hésitantes dans le film. Mais concernant la philosophie, rien de Parménide, rien de Platon, Platon qui dit quand même, « et les gars avec des idées- on va s’en sortir ». Et puis il y a un énorme saut-de-mouton sur toute la philosophie, qui est absente, qui semble être un saut de mouton sur quelque chose qui aurait été trop hésitant encore, puis on tombe sur Descartes, « un peu de raison ! », et puis enfin Badiou. C’est très marquant dans votre film. Ce saut de la tragédie à Descartes et puis dans notre temps, dans cette ville à l’envers et surtout dans une ville dans laquelle on ne marche pas, en ligne droite bien nette, bien serrés. C’est comme si la philosophie avait été une longue hésitation, mise à part Descartes et Badiou. 

Par contre pour la musique, je trouve cela étonnant. Je suis encore en interrogation là-dessus, que vous preniez des musiques bien romantiques, Schubert, … tout ça quoi. Le pire de tout, et qui me frappe, je me demande ce que fait là Jean Sébastien Bach avec sa tempérance bien fixée dans l’un.      

Rudolf di Stefano : Sur la question de la philosophie, je n’oserais pas m’exprimer, je vais donc devoir contourner un peu la question. Je ne sais à vrai dire pas pourquoi un si grand saut, mais ce qui est certain, c’est que pour nous, le dernier pas, celui de Badiou, est décisif. Peut-être dire qu’il y a aussi des textes d’Archiloque dans ce film, c’est-à-dire qu’il y a aussi ce qui existait avant la tragédie. Ce que je vais dire là ce sont des choses que l’on a comprises après coup, parce que souvent on trouve et après on cherche un peu pour comprendre, mais la fable d’Archiloque, qui vient d’avant les tragiques est celle qui diagonalement traverse tout le film, comme d’ailleurs le renard, elle est donc ce qui est à la fois plus ancien et peut être aussi ce qui pointe vers le futur.    

Marie-José Malis : Il me semble aussi que là, c’est une philosophie dont l’énonciation est au « je », ce n’est pas l’arrivée d’un discours dont l’énonciation est absente. C’est beau parce que ça renvoie à ce dont vous parlez, à savoir comment désormais, il s’agit que chacun soit contributeur de l’orientation générale. Je trouve quand même qu’il y une frappe de la philosophie qui n’est pas abordée du point de son objectivité, de sa systématicité objective, mais du point d’un parcours aussi, énoncé au « je ».       

Alain Badiou : Je voudrais ici dire un point qui me parait inclus dans la création du film lui-même, c’est qu’au fond, toute orientation significative et importante qui s’installe, d’une certaine manière, crée un univers provisoire. Parce qu’il va bien falloir à un moment donné que, de l’intérieur de la stabilisation en vérité d’une époque, apparaisse qu’une vérité, une orientation, crée un univers à l’intérieur duquel il va y avoir la question de sa propre orientation, l’orientation de l’orientation, la vérité de la vérité. Et ça, l’histoire politique du dernier siècle est patente là-dessus, c’est-à-dire l’orientation communiste, pour lui donner son nom, a dominé la question du vrai durant un siècle et demi, mais la question du vrai, de l’ensemble de ce que ce vrai commande et construit, est évidemment ce qui naît à l’intérieur de l’époque d’une orientation. Donc au fond, les désorientations les plus difficiles, les plus établies et les plus émouvantes en même temps, ce sont les désorientations qui affectent un régime de l’orientation à l’intérieur duquel elles se sont produites. Et ça, c’est un point très important parce que la prétention pour une orientation d’être, si je puis dire, incorruptible, rabat en réalité la notion générale d’orientation sur la religion. Ce qui caractérise la religion, c’est l’idée d’une orientation définitive. Mais si on est dans un élément d’orientation qui se libère de cette vision, il faut admettre qu’une orientation doit faire ses preuves, et à l’intérieur de ses preuves, va devoir être pensé la vérité de l’orientation, la vérité de la vérité, parce que les critères de vérité changent avec l’avènement de vérités neuves. Par conséquent, la possibilité d’une désorientation est aussi nouvelle, elle est une création des orientations antérieures, immédiatement antérieures. Elle n’est pas stratégiquement liée à l’éternité des choses. 

Je pense que le film est très important sur ce point parce qu’il saisit, il essaie de capturer, les recherches, les hésitations, les impasses, qui sont en réalité celles de l’époque elle-même, et non pas des résidus indéfinis du passé, de l’erreur, ou de l’insuffisance. Alors je crois que ça, c’est ce qu’on pourrait appeler en vérité : la dialectique du vrai. Ce qui me touche dans le film, c’est qu’il est une tentative, non pas seulement d’exposer un conflit du vrai et du faux, du bien et du mal, etc… mais d’exposer un conflit de la vérité avec elle-même dans le mouvement par lequel elle doit se satisfaire et aller outre, l’univers qu’elle a construit, l’univers dont elle a été précisément le principe général. Je pense que de ce point de vue-là, on est évidemment dans une époque de désorientation typique de ça, en particulier en politique. D’une certaine manière, qu’est-ce que c’est que la politique aujourd’hui d’un autre point de vue que ce qu’on en connaît d’une part, et les débris de ce qui a été d’autre part, c’est une question tout à fait obscure, c’est ça la vérité. La meilleure preuve est ramenée dans ce qui en est dit, parce que ce qui en est dit, c’est que nous serions dans le conflit entre totalitarisme et démocratie, ça, c’est l’énoncé courant. Et bien, c’est un énoncé qu’il faudra détruire, c’est un énoncé qui indique, à tout le moins, ce qui dans le rapport contemporain à l’orientation doit être détruit et qui comporte en partie des héritages de la séquence antérieure de l’orientation. 

Là, je parle, comme toujours, dans la plus grande abstraction, n’est-ce pas ! Mais le film touche à ça. C’est ça qui est sa vibration, sa vibration propre. Elle n’est pas sur la question unique de l’orientation face à la désorientation, elle introduit et elle essaie de théâtraliser, la question extraordinairement difficile qui est, comment se construit l’orientation dans une figure de la désorientation, elle-même dépendante du mouvement antérieur de l’orientation. C’est-à-dire que même les orientations les plus solides se désorientent, en un certain sens, elles-mêmes. Il y a une usure du vrai et dans cette usure, il faut reconstituer les critères et les instances du vrai. Nous sommes dans une période de ce genre, c’est-à-dire des périodes comme on en a connu dans l’histoire, par exemple, qu’est-ce que devait être la vérité au moment où l’évidence du principe de la monarchie s’épuise. Cela va donner, ce qui a été appelé les philosophies du XVIIIème  siècle. Je pense qu’aujourd’hui, nous sommes plutôt dans quelque chose de cet ordre, par rapport aux inventions, politiques, esthétiques, etc… qui ont été celles du dernier siècle. Donc nous sommes dans le tremblement de la question même de l’orientation, et pas seulement dans la désorientation. C’est une désorientation qui touche au principe même de l’orientation. Nous sommes deux fois désorientés. Nous sommes désorientés et nous sommes désorientés du point de vue de la désorientation elle-même. C’est pour ça que ce qui donne la figure du monde, qui est d’ailleurs plusieurs fois donnée dans le film, la cité, on ne sait plus si elle est constituée de toits en tuiles au premier plan, ou de grands immeubles américains au fond. Je pense que ça, c’est comme une image, comme une allégorie, de la question de l’orientation, par l’architecture. Et donc je pense que la période dans laquelle nous devons nous situer est celle, qui en un certain sens est la période d’une désorientation neuve, une désorientation inconnue, parce qu’elle est la désorientation relative à l’orientation qui a été l’orientation nouvelle dans laquelle nous vivions, et dans laquelle nous continuons à vivre à notre manière. Le film est quand même une véritable, pas même d’un, mais de plusieurs types d’allégorie de cette question.                     

Denis Roussel : Peut-être qu’être désorienté, ce peut être une chance, pour nous tous. Pour moi s’orienter, c’est permettre aussi qu’à l’intérieur ce soit vivant, c’est-à-dire que l’on s’oriente vers une direction, mais que ce soit un objet vivant, à l’inverse de ce que peut être une religion effectivement où l’on décide et on n’en change pas. Pour revenir sur la désorientation, par exemple lors du covid, peut-être qu’on aurait pu en profiter, beaucoup de gens étaient touchés par ça, et ça les a désorientés. Pour moi, je pense que ça a été plutôt positif parce que la réalité, c’est que cette chose-là a touché beaucoup de personnes qui avaient l’air de vivre sans s’en rendre compte, et qui à ce moment-là se sont aperçues que ça les concernait. Cela a provoqué aussi beaucoup de problèmes, mais en même temps je trouve que c’est une chance, parce que cela a pu peut-être être le moment d’en profiter pour nous questionner sur où on est, qu’est ce qui se passe, notamment sur un sujet comme le rapport à sa propre finitude. On a tous regardé les étoiles et nous nous sommes tous posé des tonnes de questions, le covid a obligé, un peu, à lever les yeux et à se dire qu’il fallait peut-être changer les choses.

Louis Landon : Moi, je voulais juste dire un petit mot sur la façon dont sont faits ces films. C’est très artisanal et c’est un peu des magiciens ces gens-là ! Tu parlais au début de gratuité, de la manière dont on vient pour faire le film. On n’a pas un rapport de subordination les uns aux autres, c’est vous qui faites le film, c’est vous qui donnez la direction, mais on travaille tous ensemble autour de cette idée, autour de cette direction qu’on ne comprend pas. Moi, jusqu’à voir le film, je ne savais pas ce qu’il allait en être et une fois qu’on le voit on est assez surpris. Je trouve que le titre Les désorientés, biaise un peu la question de cette séance, c’est quelque chose qui me semble être arrivé un peu plus tard. Ce qui m’a marqué dès la première image, quand on a vu ce film, c’est la dédicace « à nos mères », qui je pense peut s’entendre aussi comme « à nos morts », il y a quelque chose de l’ordre du deuil et de ceux qui restent, qu’est-ce que ceux qui restent font avec tout ça. 

Les désorientés, quelque part, c’est un peu vous et pas tellement nous, parce que nous, on va, on vient, on dit des textes, on parle de nos vies. C’est plutôt vous, votre travail, votre manière d’être. Il ne faut pas oublier que ce sont ces deux personnes-là, Sol et Rudolf, qui sont unies dans la vie, avec qui on partage ces moments, avec qui on avance, avec qui on échange des idées et qui nous font faire des choses rocambolesques. Des gestes étranges, ou briser la glace au lac de Vincennes alors qu’il fait -4 dehors, aller chez Fabrice, voir les sculptures et se dire : tiens ça va être marrant. On arrive dans l’atelier et on voit une machine qui tourne comme ça, et au final, ça donne des images qui sont très belles. Alors merci à vous aussi.   

Rudolf di Stefano : Peut-être que ce qui se joue d’égalitaire dans notre travail, alors que comme tu le dis, c’est nous qui savons et que vous ne savez pas, c’est que notre travail lui aussi se crée, s’invente comme le disait Sol tout à l’heure, dans un processus. C’est ça au fond tenter de s’orienter, c’est ne pas arriver avec des idées préconçues. Arriver avec beaucoup d’exigence, beaucoup d’amour pour le cinéma, mais de tenter d’enquêter sur ce que peut être ce film, pour nous, et pour tous. C’est peut-être ça qui fait sentir ce que tu dis. On a beau être ceux qui demandons, qui proposons des situations, nous ne sommes pas pour autant dans une situation déjà prévue, déjà arrêtée. 

Et je pense que c’est la même chose pour la réception par un public, parce que nous sommes convaincus que cette manière de faire, va permettre que les rapports entre les images, les lieux, les sons, soient une découverte, comme si l’on découvrait à chaque fois, parce qu’on ne peut pas prévoir l’image suivante. Pour réussir à atteindre ça, on ne peut pas tricher, il faut le faire, il faut soi-même accepter justement d’être désorienté. Prendre ce risque et ne pas partir avec la conviction qu’une orientation précédente serait la bonne pour ce qu’on va faire. Que chaque plan soit un surgissement et qu’on ne puisse pas réellement prévoir ce qui vient ensuite. C’est aussi quelque chose que l’on hérite, d’un certain cinéma, cinéma que l’on peut appeler moderne, celui de Godard, Straub-Huillet, Pasolini… Il s’agit de remettre ça en jeu pour que nous, public, nous ayons la possibilité de se constituer autrement que comme un public culturel, ou même… de cinéma. Je pense d’ailleurs que ce qui est bien ici, c’est qu’on est composé de plein de choses, et c’est ça qu’on veut et que l’on cherche. Et cela, ce n’est que par un travail exigent qu’on y arrive, qui d’ailleurs a pour nom : montage.        

Théodore Lellouche : Je voulais juste vous poser une question parce que dans votre intime, il y a du politique et de l’artistique, de même qu’à l’intérieur de vos films il y a du politique, du philosophique, etc. Tout s’imbrique un peu. Ma question, peut-être posée de façon un peu vulgaire, est pourquoi vous faites tout ça, est-ce que c’est une volonté qui est poétique, est-ce que c’est une volonté qui est politique, évidemment ça va être un peu de tout imbriqué. Je n’arrive pas à me dire que vous ne faites ça que pour la politique, parce que quand vous parlez, on voit que vous avez un rapport à l’image qui est très passionnel, et de plus quand on rentre ici tout le monde se connaît un peu, il y a un rapport à l’intime qui est très fort aussi. En même temps, vous connaissant, on peut se dire aussi qu’il n’y a que de la politique dans ce que vous faites. 

Rudolf di Stefano : Alors là ! C’est le difficile problème du rapport entre le cinéma et la politique, comme d’ailleurs entre la politique et la philosophie. Bon, je vais pour te répondre m’appuyer sur la fameuse phrase de Bresson, qui dit que le cinématographe est un art autonome, qui a ses propres principes, ses propres inventions et ses propres manières de penser. Évidemment nous, nous pensons la même chose. Mais il disait aussi que c’est à cette condition que les arts, tous les arts, peuvent, comme des muses, danser ensemble. Ce qui veut dire que l’autonomie n’est pas du tout une indépendance ou une indifférence, ou au contraire que l’art suffirait à régler tous les problèmes que l’humanité se pose. C’est un peu la même chose pour la politique, c’est-à-dire qu’on est convaincu que l’on sera plus proche de la politique, si on se donne, quand on fait un film, les exigences maximums du cinéma, et que finalement entre ceux qui font de la politique, et ceux qui font de l’art, on pourra se reconnaître. Il se trouve que la question politique et la question du cinéma nous habitent, nous les travaillons des deux côtés, on est alors divisés, et d’ailleurs, nous assumons cette division. Tout est très proche, tout est imbriqué comme tu le dis, mais tout n’est pas mélangé. Parce que nous pensons que les questions politiques ont elles aussi leurs propres exigences, ont-elles aussi leurs inventions, et qu’elles ne sont pas par exemple totalement esthétisables. La politique, c’est la politique, c’est une invention très particulière, mais elle est, quand elle est réellement faite, fraternelle des arts. Je parle ici bien sûr de la vraie politique.   

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