Odyssee Seconde 2

SUR L’ENIGME CINÉMATOGRAPHIQUE D’UN ÉCRAN QUI NOUS REGARDE…

Le film précédent de Sol Suffern-Quirno et Rudolf di Stefano – Vies parallèles (2014) – délaissait ses spectateurs sur l’énigme conclusive d’un regard interrogeant une nature doublement opaque : caméra mobile scrutant un ciel sombre et indifférent puis s’immobilisant sur les images statiques d’un herbier (documentation de plantes agrafées sur l’écran de papier et livrées à l’œil mortifère du collectionneur, redoublée de son enregistrement sur l’écran de cinéma).

Au principe d’Odyssée seconde (2018), un retournement complet du regard à l’écran. Le film commence sur écran noir : voix grave énonçant Beckett, puis musique de Boulez dictant les durées et phrasant les interventions parlées, nettoyant les yeux du spectateur et baignant ses oreilles dans un flot sonore venu de partout et de nulle part, introduisant aux apparitions successives d’un homme, lointain et immobile, puis d’un garçon, torche en main, en quête d’une rencontre. Et soudain, un groupe, silhouette noire et massive, de dos, se dessinant sur écran blanc.

L’entrée véritable dans le film se joue dans le surgissement de cette figure d’un collectif tourné vers l’écran blanc qui vient découper sa silhouette de dos et du même coup éclairer les spectateurs de face. Renversement de la lumière qui, de projetée sur l’écran, se retourne vers nous. Révolution d’un regard qui, naturellement orienté par les fauteuils et le projecteur vers l’écran, se trouve réorienté vers la salle pour regrouper les spectateurs selon la même logique lumineuse qui silhouette, sur la toile tendue verticalement, ce qui va s’avérer le chœur de l’épopée.

En ce moment où l’œil du spectateur se découvre interrogé par l’écran, à l’égal des autres yeux répartis selon les séries de fauteuils, s’avoue un secret cinématographique à l’œuvre : au cinéma, la lumière vaut regard – pour paraphraser Parménide, « éclairer et regarder sont cinématographiquement mêmes » – si bien que cet écran blanc vaut simultanément regard sur le chœur et sur ses spectateurs. Mais l’écran identifie ce faisant les spectateurs de la salle au chœur ombré sur la toile. Et nous voilà donc, nous spectateurs innocents, embarqués dans une identification cinématographique de type nouveau, non plus l’identification classique, celle que nous projetons sur les personnages s’agitant à l’écran, notre regard épousant ainsi naturellement l’orientation du faisceau lumineux venu du fond de la salle, mais une identification dans laquelle nous sommes pris par l’écran qui nous éclaire-regarde : tu regardes le chœur sur l’écran mais tu es toi-même regardé, comme tous tes voisins, par le même regard-lumière qui dessine ce chœur ; et voilà donc que ce film, à qui tu n’as rien demandé d’autre que de t’offrir une beauté neuve, t’attrape au visage et t’incorpore comme membre anonyme d’un groupe dont tu ne sais rien !

L’analogie avec les moments-faveur de l’écoute musicale – quand, par la grâce d’un aveu musical, une pré-activité laborieuse se convertit en une passivité, active et confiante – s’impose : tout de même que la pré-écoute aux aguets de l’auditeur se trouve soudainement happée par une singularité sonore qui déclare comment l’œuvre est déjà en train d’écouter la musique qu’il interroge, en sorte que l’auditeur puisse ensuite s’identifier à l’élan musical qui vient de s’avouer, s’incorporer à l’écoute à l’œuvre et non plus se confiner dans une position scrutatrice, tout de même le pré-regard du spectateur, celui que l’écran noir a lavé de toute orientation convenue, se découvre soudainement regardé par l’écran à l’égal du chœur qu’il était en train d’examiner, en sorte qu’il se trouve désormais, bonens volens, identifié au chœur par le regard cinématographique et incorporé de facto à l’odyssée à l’œuvre : odyssée d’un trio (homme – garçon – jeune fille) que les gestes et dits du chœur vont contrepointer et orchestrer selon les enjeux collectifs de l’épopée individuée (l’homme venu d’une première odyssée, l’enfant au présent de la quête actuelle, la jeune fille grosse de son avenir).

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En ce point, mes deux amis réalisateurs du film aiment à nommer « public » cette constitution cinématographique d’un collectif improbable – spectateurs momentanément regroupés par l’opération imaginaire d’un écran qui les regarde – et ils aiment y reconnaître la possibilité d’inventer, lors de cérémonies cinématographiques spécifiques, un « peuple de cinéma ».

Je résiste à les suivre sur ce triple terrain du public, de la cérémonie et du peuple de cinéma.

Pour n’évoquer ici que cette dernière figure, il me semble que l’idée moderne de peuple s’attache à la politique (et non plus, comme dans l’ère classique antérieure, à la religion, tel, par exemple, le peuple chrétien de la musique polyphonique) ; et, de ce point de vue, les années rouges m’ont appris qu’un peuple se constitue dans l’antagonisme politique, moins d’ailleurs dans un antagonisme immédiat amis/ennemis du peuple que dans un antagonisme portant sur la conception du peuple, dans une division d’orientations sur ce que peuple veut dire : peuple orienté selon la voie capitaliste (chauvin, colonisateur, oppresseur, voire fasciste) ou peuple orienté selon la voie communiste (égalitaire, internationaliste, allié aux autres peuples du monde, etc.). Ainsi entendu, l’antagonisme politique est constituant du peuple plutôt que constitué par lui.

À ce titre, ne pourrait-on soutenir que le populisme se caractériserait d’un peuple supposé toujours déjà donné plutôt que dialectiquement édifié dans le combat politique, et que le cinéma moderne ne saurait plus ambitionner d’être « populaire » comme avait pu l’être le cinéma classique (hollywoodien ou soviétique), faute désormais de peuples aptes à le qualifier ainsi ?

Le point est que les différents arts non seulement s’avèrent essentiellement étrangers à toute constitution antagonique (s’ils peuvent « parler » d’antagonismes existants, ils n’en « vivent » pas : leurs œuvres ne se constituent pas d’une négation antagonique) mais que toute formalisation artistique de l’antagonisme tend nécessairement à le recouvrir sous l’unité d’une même symbolisation (Bach formalise musicalement les ennemis de Jésus – « Barrabas ! » – comme Eisenstein formalise cinématographiquement les Chevaliers teutoniques, ennemis du peuple russe, mais ils le font alors selon les mêmes exigences de beauté formelle que pour formaliser leurs amis respectifs : ni le compositeur ni le réalisateur ne sauraient recourir ici à une musique ou un cinéma d’un autre type car ces moments deviendraient alors artistiquement incommensurables à la musique et au cinéma des moments qui les précèdent et les suivent).

En un certain sens, cette imperméabilité des différents arts aux contradictions antagoniques peut être vue comme le corollaire de leur autonomie spécifique : en effet, s’il y a bien « la musique pour la musique » (et non pour quelque fonction ou effet essentiel) comme il y a au demeurant « la mathématique pour la mathématique » (motifs et motivations y restent également intrinsèques, même si tout ceci n’interdit nullement l’existence d’effets extrinsèques et secondaires), il n’y a pas lieu de considérer, par contre, qu’il puisse y avoir « la politique pour la politique » s’il est vrai que la politique se mesure à sa capacité de transformer des situations concrètes préexistantes (précisément en les étendant par adjonction endogène de projets et énoncés politiques) et non pas, comme les différents arts peuvent le faire, en se mesurant essentiellement à elle-même.

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Mais, concernant Odyssée seconde, ces idées de public, de cérémonie et de peuple de cinéma qui s’avancent au lieu même de l’énigme d’un écran regardant ceux qui scrutent les ombres qui y défilent, relèvent avant tout d’un autre type de rationalité que celui de mes objections précédentes, une rationalité qu’on dira mythologique, en acceptant alors, à la lumière de Claude Lévi-Strauss, de considérer que les mythes relèvent bien de la raison humaine et pas seulement d’un délire irrationnel. 

Somme toute, mon hypothèse est que ce film réduplique les mythes anciens qu’il réactive : il ne se contente pas de les mettre en scène (comme on le ferait pour d’autres types de péripétie narrative) mais il recourt, les concernant, à un mode spécifiquement mythologique d’énonciation. Autrement dit, les mythes ici mobilisés et prélevés chez Homère, Sophocle et Platon, charriant leur cortège afférent de protagonistes (Ulysse, Œdipe, Er, Athéna et Créon), se trouvent énoncés selon un mode cinématographique d’énonciation qui épouse les ressources subjectives endogènes du récit mythologique. C’est d’ailleurs cette réduplication qui va donner à ces mythes une force proprement cinématographique de conviction – on le sait : tout le point, face à un récit mythologique est d’y croire suffisamment, d’être suffisamment interne au matériau mobilisé, de s’identifier minimalement à ses enjeux pour que les métamorphoses qui en constituent le sel propre soient subjectivables ; sinon, rien de plus ennuyeux que ces histoires d’oiseaux et de lunes, de déesses et de taureaux, de potières et d’engoulevents où chacun semble à loisir pouvoir se transmuer en chacune…

Comment s’opère ici cette réduplication de la raison mythologique ?

Du côté de l’énoncé. À le saisir de l’intérieur même de sa logique subjective , le récit mytho-logique est doté d’une rationalité précise (Lévi-Strauss va jusqu’à la formaliser algébriquement en un mathème littéral qu’il nomme « formule canonique du mythe ») : tout mythe procèderait de la confrontation subjective à une contradiction tenue pour insurmontable et vécue comme écartèlement tragique ; le travail du mythe reposerait alors sur l’idée que face à une telle fracture à la fois insupportable et irrésoluble, il reste envisageable de la réduire imaginairement en l’opposition plus modérée de nouveaux termes dérivés des termes initialement incompatibles. L’enjeu de tout récit mythologique serait ainsi de mettre en scène (subjectivement – le récit vise à convaincre – et pas seulement formellement) les métamorphoses et trasnmutations aptes à fictionner une telle réduction de fracture.

Du côté de l’énonciation. À cette lumière, notre film traite bien mythologiquement de son matériau mythologique selon la fiction d’un écran dont la lumière réfléchie regarde la salle et groupe ses spectateurs en un peuple de cinéma. En un certain sens – je ne rentre pas ici dans le détail laborieux de la formalisation littérale du mathème – l’écran qui éclaire-regarde vient ici réduire la fracture entre désir générique, chez nos réalisateurs, d’un peuple de cinéma et désirs individués, du côté des fauteuils de la salle, de spectacles et de beautés.

Cette réactivation des ressources subjectives du mythologique donne élan pour s’y confier car il saute aux yeux de qui a regardé ce film – regarder, avec tout ce que cela implique, et qui ne se réduit aucunement à le voir– que ces ressources sont idéologiquement émancipatrices et non pas conservatrices : Odyssée seconde fait signe affirmatif vers ce qui politiquement manque à notre temps et à notre monde, non pas en désignant une possibilité à effectuer (ce serait là un travail proprement politique, et il n’en est pas ici question) mais en indiquant une potentialité : le cinéma, qui enregistre ce qui existe, peut ne pas s’en tenir à documenter ce qu’il y a manifestement sous les yeux de la caméra – et c’est bien en cela que le cinéma s’affirme comme art, par-delà son opération première d’enregistrement ; il peut constituer l’espace élargi d’un « il y a » proprement cinématographique qui ne se limite plus aux existences avérées et techniquement archivables, un « il y a » spécifique, plus vaste et plus peuplé que le premier « il existe », car non seulement il y a bien la conviction cinématographique que, le temps d’une cérémonie convoquée en un lieu constitué ad hoc, un rassemblement aléatoirement et génériquement rassemblé peut soulever un désir collectif de peuple, noué autour d’une idée sensible partagée, mais il y a aussi la possibilité proprement cinématographique de commencer à faire exister cette conviction… sur un écran capable d’éclairer et de regarder !

En ce sens, la constitution mythologique d’une telle conviction s’accorde à celle d’une déclaration, voire d’un manifeste, disons d’une promesse, certes incapable par elle seule de bouleverser les situations réelles (on l’a rappelé, le cinéma n’est pas la politique), mais apte cependant à réellement adjoindre l’idée sensible – donc existante ici et maintenant – d’une potentialité et par là à lever effectivement, hic et nunc, un affect réellement susceptible de faire élan partagé.

Cette appropriation cinématographique de la mythologie dessine peut-être une nouvelle issue à deux questions qui hantent les auteurs d’Odyssée seconde.

Pour eux, la question d’un « regard du public » sur les films qu’ils font est déclarée constituante : leurs films, en effet, sont composés pour un tel regard, et quand ils regardent leurs esquisses en cours de montage, ils les regardent « du point d’un public ». Mais qu’est-ce qui spécifie ce type de regard collectif par rapport au regard plus convenu d’un spectateur individuel ? On pressent bien que « le regard du public » n’est pas pour eux la somme de « regards individuels de spectateurs ». Ce n’est pas un regard pluriel. C’est un regard mais dont le principe d’un diffère de celui qui détermine un individu. C’est en ce point que la réduplication mythologique dont il a été question peut esquisser une réponse : tout de même que le film traite mythologiquement des mythes mobilisés, le film regarde cinématographiquement le cinéma qu’il projette. En ce sens, « le regard du public » désignerait l’incorporation des regards venus de la salle au regard que le film porte sur son propre cinéma. « Le regard du public » serait un regard endogénéisé : non plus un regard perceptif sur le film mais un regard cinématographique dans le film.

Pour eux, le cinématographe doit miser sur la fiction plutôt que sur le documentaire s’il veut être à hauteur des possibilités encore ineffectuées qui fermentent dans ce qu’il y a. Le partage s’organiserait donc entre le documentaire qui s’attache à ce qu’il y a et la fiction qui, seule, pourrait prendre cinématographiquement en compte des possibles encore non inscrits dans la réalité, donc non enregistrables par une caméra. Mais, là encore, l’orientation mythologique ne permet-elle pas de dépasser ce clivage et de documenter les possibles et plus seulement ce qu’il y a évidemment là ? L’hypothèse serait ici que la logique du mythe permettrait de documenter qu’il n’y a pas que ce qu’il y a (et pas seulement d’en rendre compte par le biais d’une fiction, donnant forme à ce qu’il n’y a pas encore). En effet, le mythe, on l’a vu, est une machinerie subjective qui met en scène un désir et qui, pour cela, donne réalité à des entités chimériques qui vont se trouver naturellement incorporées au monde ordinaire. En un sens, le mythe a donc la puissance propre de donner réalité (mythologique) à ce qu’il y a comme désir ou volonté à l’œuvre mais qui n’est pas encore registrable à l’évidence partagée d’un « il y a ». Le mythe est une extension de la réalité qui lui incorpore ce qu’il y a en plus de la réalité ordinaire, les projets qui habitent les hommes et qui doivent aussi participer de cette réalité présente.

Ainsi, l’orientation mythologisante mobilisée par ce film esquisserait-elle une nouvelle réponse à nos deux questions :

Comment endogénéiser « le regard d’un public » à la composition d’un film ? En cinématographiant une forme mythologique de ce regard.

Comment subsumer l’opposition documentaire/fiction en étendant la réalité cinématographiquement documentable par adjonction des projets à la réalité cinématographiée ? En entrelaçant mythologiquement (voir la « formule canonique du mythe ») deux gestes : le premier qui documente le tournage de la fiction, le second qui fictionne l’enregistrement documentaire.

Février 2019

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