Le sujet ou l’enjeu du film serait : qu’est-ce qu’un peuple ? Qu’est-ce que faire peuple ? Puis il y a la méthode, la forme que le film prend pour arriver à convoquer le peuple, une sorte de feuilletage entre trois niveaux, un niveau que j’appellerais existentiel, un autre idéologique et un troisième mythologique.
Oui, la question du film serait qu’est-ce que faire peuple, mais en passant par la question concrète de savoir ce que serait un peuple de cinéma, donc en fin de compte un public émancipé de sa condition de spectateur atomisé. Nous sommes d’accord pour dire que c’est cela le sujet du film. Mais évidemment ce n’est pas avec des intentions abstraites qu’on y arrive, mais bien par des décisions très précises sur les sons et les images, sur la façon de les agencer, de les placer dans la salle, mais aussi par la façon que l’on a de bâtir le film, en évitant la construction scénaristique classique. Alors trois voix en effet, qui s’entrelacent et qui traversent les douze séquences hétérogènes qui structurent le film, pour former une narration à l’unité paradoxale. Ce sont toutes ces décisions sur la forme du film qui pourraient peut-être préfigurer l’image d’un peuple d’un genre nouveau.
Une première hypothèse que je ferais, serait de faire une analogie avec le réel, le symbolique et l’imaginaire de Lacan, qui correspondraient terme à terme à existentiel, idéologique et mythologique. Mais il est évident que cela bouge dans le film, que les positions se déplacent. Le niveau mythologique serait tenu dans le film par les figures d’Ulysse, d’Œdipe et de Er. Le niveau existentiel serait tenu par les témoignages des jeunes ayant quitté la Côte d’Ivoire. Et enfin l’idéologique serait tenu, pour faire court, par une certaine référence à la pensée d’Alain Badiou.
Pourquoi pas, mais il faut tout de suite préciser que cela est venu au fil du travail. Nous n’avions au départ que la voix mythologique, et ce n’est pas étonnant puisque par définition la mythologie c’est ce qui est déjà là avant nous. Puis, nous avons eu pour ce film, l’idée de mettre en place un chœur cinématographique, élément hétérogène venu du théâtre. Nous avons découvert au fur et à mesure que parmi les gens qui constituaient ce chœur, il y avait des personnes qui venaient tout juste d’arriver en France et qu’elles avaient vécu, dans le réel le plus abrupt, des épopées incroyables. La voix existentielle, comme tu le dis, s’est donc imposée par elle-même. Mais ensuite nous nous sommes demandés : que peut-on dire de ces vies d’un point de vue idéologique ? Que peut-on dire de l’injustice que les pays riches font vivre aux pays pauvres ? Pour répondre à ces questions, nous n’avons pas voulu introduire un discours réellement philosophique, voire même un discours strictement politique. Nous avons préféré prélever quelques réflexions idéologiques et subjectives dans les comptes rendus d’enquêtes faits en Palestine et en Tunisie par notre ami François Nicolas. L’influence de la pensée d’Alain Badiou n’est évidemment pas absente de ce film, il se clôt d’ailleurs par le mythe d’Er, dans la très singulière traduction qu’il en a faite dans sa République de Platon.
Je te propose une première impression sur l’aspect mythologique, le film est le lieu de métamorphoses successives qui passent de l’histoire d’Ulysse pour se transformer en celle d’Œdipe puis pour enfin se transformer en celle du guerrier platonicien Er.
Nous sommes effectivement passés des uns aux autres. Homère est la source première, orale, brute et sauvage, dans la traduction de Jaccottet qui est vraiment enthousiasmante, puis nous avons pensé à Œdipe à Colone de Sophocle qui peut être compris en partie comme une reprise de ce qu’Homère a légué et laissé en quelque sorte inachevée. Reprise qui est finalement une extension par le théâtre et la tragédie du poème homérique. Enfin il y a le mythe d’Er de Platon qui se présente comme une sorte de synthèse, et qui en confrontant le public à la question du choix, propose l’idée d’une vie sous condition de la vérité.
Il y a effectivement une suite de métamorphoses, mais ce n’était pas cela qui était le plus important, ce que nous voulions surtout c’est réussir dès le départ une coprésence entre tous ces mythes, et ne pas les penser successivement comme le ferait un historien, mais comme seul le cinéma est capable de le faire, c’est-à-dire de façon composite et simultanée.
Chacune des douze séquences veut par le montage son et image contenir les trois mythes. Ulysse, Œdipe et Er sont pensés simultanément mais malgré cela, il fallait créer une sorte d’évolution, tenir une certaine dramaturgie. Il s’agissait de trouver une certaine unification des symboles, sans qu’il y ait forcément une progression. Mais tu trouves que le film propose un parcours, un chemin, une linéarité ?
Sur l’ensemble du film, oui. Sur l’aspect mythologique, j’avais cru à une sorte de transmutation. Par ailleurs, la Jeune fille et l’Enfant sont eux aussi présents tout au long du film. Peut-on dire que la Jeune fille est Antigone et que l’Enfant est Télémaque ?
La Jeune Fille est plutôt pour nous Athéna capable de multiples métamorphoses, elle vient soutenir et aider l’Homme, mais aussi le Chœur et l’Enfant, elle permet que quelque chose comme un récit évolue. Ainsi la Jeune fille prend la place de l’ange dans la séquence biblique d’Abraham et Isaac, elle deviendra ensuite la fille d’Œdipe et pour finir, l’ange gardien de l’Enfant.
Il y a quelque chose de très fort sur la filiation, mais c’est effectivement plus marqué entre l’Homme et l’Enfant.
Au tout début du film l’Enfant a une existence parallèle à celle de l’Homme, il l’observe à plusieurs occasions, pour enfin finir par s’associer à son parcours en devenant son fils Isaac. Ils vivent à partir de là une aventure commune jusqu’à ce que finalement l’Homme décide de s’éloigner, d’arrêter son épopée et de laisser ainsi la place à l’Enfant.
L’Enfant pour nous est comme un second Ulysse, qui passe par plusieurs figures jusqu’à celle du guerrier Er, cette dernière n’est pas du tout un aboutissement, mais la possibilité d’une relève. L’idée que véhicule l’Enfant dans ce film, est celle de la nécessité d’un recommencement permanent.
Il y a un traitement complexe du temps dans ce film, le futur semble être convoqué depuis le point du présent.
Deleuze dans son deuxième ouvrage sur le cinéma L’image-temps, traite de l’Image-cristal et de la possibilité qu’a une image de faire tenir ensemble présent et passé. L’image se divise en deux temps qui coexistent au même moment. Il aborde dans ce livre l’idée qu’une image pourrait aussi contenir le futur, mais il la pense simplement comme une image capable de s’élancer vers ce futur. Notre film a pour ambition de créer de telles images, mais en faisant du futur un présent actuel. L’Enfant dans notre film veut être la proposition d’un futur toujours déjà présent et cela dès le générique du film, un présent capable d’illuminer le passé et le futur.
Rodolphe Olcèse dans la journée que tu as organisée à l’Ircam sur le montage cinématographique, disait que dans les Histoire(s) du cinéma, Godard cherchait à « se tenir à la pointe du présent », idée qui d’ailleurs est aussi développée par le philosophe Bernard Aspe notamment dans son ouvrage Les fibres du temps.
Le générique d’Odyssée seconde pose tout de suite l’Homme, l’Enfant et la Jeune fille comme les trois personnages du film qui symbolisent trois temps : le passé, le présent et le futur. Ce long générique, qui prend appui sur L’innommable de Beckett et Igitur de Mallarmé condense en définitive les trois types de temps. L’Homme c’est le passé, l’Enfant le présent et la Jeune fille le futur, mais au départ du film, ces trois temps se tiennent là, entre midi et minuit, entre l’immobilité et le mouvement.
Comment s’est inscrite cette nécessité pour vous de faire ce film ? La dimension mythologique c’est la colonne vertébrale du film dans le sens où c’est par là que tout cela tient droit. Mais pourquoi spécifiquement Ulysse, Œdipe et Er ?
Le point de départ n’est pas tant Ulysse que l’oracle de Tirésias qui surgit au milieu de l’Odyssée d’Homère. Tirésias, ce voyant aveugle qui a la capacité de voir le futur et le passé depuis le présent de sa parole, est ce qui a structuré le film et a guidé notre enquête. L’oracle pose l’idée que le véritable voyage d’Ulysse n’est pas celui d’un retour chez soi, ou bien d’un retour à soi, mais bien d’un aller vers l’ailleurs. Tirésias propose l’idée qu’Ulysse devra rencontrer quelque chose de totalement hétérogène, c’est-à-dire quelque chose comme l’inverse du retour à Ithaque, pour qu’un peuple puisse véritablement exister. Dès le départ c’était pour nous cette seconde odyssée qui nous intéressait, une mythologie condensée dans le présent d’un oracle. Nous avons ensuite cherché des textes qui pourraient être des sortes de réponses à cet oracle fondateur, nous les avons cherchés chez Sophocle, Platon, mais aussi chez Beckett, Kierkegaard, Mallarmé, Celan…
Vous avez donc fait en quelque sorte un film depuis le futur…
Prenons Œdipe à Colone de Sophocle dans le film, c’est une pièce de vieillesse de Sophocle. Il me semble que c’est une pièce charnière, ce n’est plus réellement une tragédie mais ce n’est pas encore autre chose. Sophocle écrit ce texte au moment où tout sombre autour de lui, la démocratie athénienne, le théâtre et la guerre du Péloponnèse est proche. Au moment où les temps deviennent tragiques, il éprouve le besoin d’écrire une pièce qui soit capable de redonner espoir, de faire entendre que l’humanité peut encore faire de grandes choses, et être à la hauteur de ce qu’elle a su inventer comme le théâtre, les mathématiques et la politique. Sophocle dit à ces compatriotes ce que Pasolini dit deux mille cinq cents ans après lui dans cette phrase qui nous habite depuis toujours : « En nous il y a Athènes ! ». Œdipe à Colone est une pièce qui se veut affirmative, elle soutient l’idée que c’est par la compatibilité d’éléments hétérogènes qu’il est possible de recréer l’idée d’un peuple. Œdipe est l’hétérogène absolu et c’est par le don qu’il fait de son corps qu’il donne la possibilité qu’un peuple athénien se réinvente.
C’est fordien, Seven women et le sacrifice de la femme pour la communauté, pour que la communauté continue à vivre malgré tout.
Cette pièce de Sophocle fait la bascule et ouvre un autre temps, elle concentre un futur, où la parole ne sera plus celle d’Ulysse ou celle d’Œdipe, voire celle du roi Thésée, mais celle d’un peuple. Œdipe dans la pièce décide de mourir à l’étranger pour donner la possibilité qu’un peuple réel advienne. C’est finalement le mouvement général de notre film : convoquer une étrangeté pour permettre qu’advienne un commun.
Parlons à présent du chœur dans ce film, qui n’est pas à proprement parler un niveau comme les trois niveaux existentiel, idéologique, mythologique dont j’ai parlé. C’est, me semble-t-il un personnage conceptuel qui a une fonction de passeur, en charge de l’idéologie et de la mythologie aussi, mais qui ne se réduit pas à cela.
Nous avons eu l’idée que le cinéma pouvait s’adjoindre un élément venu du théâtre, et intégrer en son sein, un chœur comme celui qui a été inventé par le théâtre tragique grec, chœur qui tenait une place intermédiaire entre la scène et les gradins, à l’endroit de l’orchestra. Dans Odyssée seconde le chœur se compose avec chacun des éléments du film, il dit des textes et transforme les différentes séquences qui structurent le film, jusqu’à se prendre lui-même comme objet, dans la dernière séquence, celle du mythe d’Er.
Mais il a aussi une autre dimension, celle de se tenir au milieu, entre la fiction et le public, entre l’écran et la salle. Il tente de figurer la limite, l’entre-deux, il est pour cela d’ailleurs principalement filmé sur fond blanc, comme s’il se tenait juste devant l’écran faisant face au public assis dans la salle. Le chœur dans notre film se propose de figurer quelque chose qui est normalement un vide, un trou, quelque chose d’irreprésentable et que l’on se garde bien en général de présenter.
Mais le chœur témoigne aussi de ce que tu appelles la dimension existentielle, puisque c’est bien de lui qu’émanent les paroles des vies individuelles, celles des Ivoiriens qui racontent leurs épopées tragiques.
Nous avons le pressentiment qu’un chœur d’un genre nouveau serait peut-être celui qui tient les deux bouts, d’un côté une parole collective et anonyme et de l’autre une parole subjective et fortement individualisée.
Il y a une ambiguïté, c’est le contraire de flou, ce n’est pas, ne pas bien savoir, c’est savoir que l’on ne sait pas. Il y a une ambiguïté, « le peuple » tu dois supposer qu’il est là, celui qui manque est là, matérialisé, c’est comme si il incarnait un vide.
Oui, le chœur en incarnant le peuple dans le film ouvre à ce que nous pouvons faire là, nous, qui sommes réunis devant un écran. Il nous invite à occuper ce lieu d’une autre façon, à l’habiter, ne serait-ce que le temps du film de façon non totalisante, non unifiée, sans combler les manques. Le chœur dans notre film ne remplissant pas le vide, acceptant de se tenir dans la fissure, à l’endroit de la disjonction, veut être une forme renouvelée de ce que l’on appelle l’identification au cinéma. Face à lui, nous ne nous identifions plus à un acteur ou bien à un personnage, comme le cinéma classique le propose, mais à un collectif hétérogène de gens assemblés et déterminés à faire quelque chose ensemble. C’est peut-être cela qui peut nous permettre de nous sentir un vrai public de cinéma.
La question du public, je reconnais bien là votre grande préoccupation !
C’est ce qui fonde toute notre démarche cinématographique depuis le début. Par des films singuliers devenir sujet collectif et ne plus s’éprouver comme un regroupement de spectateurs isolés. Ce que nous cherchons depuis nos premiers films c’est savoir comment un groupe de gens assemblés hasardeusement dans une salle de projection peut devenir un peuple de cinéma. Évidemment le mot peuple est dangereux parce qu’il est polysémique et induit une confusion entre politique et cinéma, ce que nous ne voulons en aucun cas. Mais le mot peuple a aussi l’avantage de faire entendre qu’il y a des résonances entre cinéma et politique et que certains films sont capables de formaliser quelque chose qui leur est étranger, comme la question politique précisément.
Mais de faite, le peuple, ni ne manque ni n’est déjà là, il se constitue. Au cinéma, un public se constitue grâce à des exigences formelles très précises. Notre film par exemple poursuit et réinterroge la grande rupture opérée par le cinéma sur lui-même, en rendant par exemple autonome la dimension sonore et la dimension visuelle, mais en poursuivant aussi l’idée qu’il est possible de trouver un autre type de narration. Une certaine partie du son dans Odyssée seconde est reléguée à la salle, là où se trouve assis le public, notre idée étant de donner au son de nouveaux bords. Mais aussi nous voulons par ce film bâtir une narration dont l’unité n’est plus la cohérence scénaristique classique. Créer par le montage un discours spécifiquement cinématographique et continuer ainsi ce qu’ont fait les cinéastes de la modernité, Bresson, Godard, Straub Huillet et Pasolini, qui ont fortement marqué notre travail.
On a pourtant l’impression dans votre film de parcourir pourtant toute une histoire du cinéma bien plus large que la simple séquence ouverte par les films des années 60/70.
Il y a des gens qui ont travaillé avant nous, les cinéastes que j’ai cités mais aussi ceux qui viennent avant, et encore avant il y a les peintres. On a passé des années à la recherche de tableaux, nous avons vu en définitive, Sol et moi, beaucoup plus de peintures que de films, ce qui est normal puisque l’humanité peint depuis bien plus longtemps qu’elle ne fait des films, depuis l’époque de Chauvet et Lascaux.
Ensuite la décision réelle de faire du cinéma est partie pour nous de l’émotion esthétique singulière que procure le cinéma moderne, affect qui a été tout de suite corrélé pour nous à l’idée qu’il était un affect spécifiquement cinématographique et qui de plus se partageait collectivement. Contrairement à ce qui se dit normalement, pour nous la grande nouveauté de l’expérience cinématographique de la modernité a été d’inventer une émotion qui s’éprouvait d’abord à deux, et finalement à plusieurs. Comme dit Godard : « toujours 2 pour 1 image ».
Les premiers plans du film interviennent dans la pénombre. Ils sont composés comme un tableau, une énorme peinture abstraite. Puis il y a des plans très naturalistes, un plan très fordien, des panoramiques. Où se trouve l’unité esthétique du film pour vous ?
Dans ces premiers plans où l’Homme dit certains extraits de L’innommable de Beckett, il y a dès le départ une séparation entre le son qui provient de la salle, et l’image sur l’écran. La voix de l’Homme résonne dans toutes les enceintes qui entourent le public, et l’image elle, particulièrement frontale est comme mise à distance. La lumière qui oscille sur l’Homme, a à voir avec la lumière que l’on reçoit sur le visage quand on regarde un film dans une salle de cinéma. Nous avions déjà dans Nos yeux se sont ouverts, qui est un film sur la question du public, filmé des visages recevant la lumière de la projection des films. Au fond nous voulions dans Odyssée seconde commencer tout de suite par l’évidence que nous sommes dans une salle de cinéma, qu’il y a devant nous un écran sur lequel est projeté de la lumière. C’est pourquoi l’Homme qui nous fait face, est dans une situation assez similaire à celle du public assis, regardant devant lui, et éclairé par une lumière qui vibre.
Alors oui, comme la peinture abstraite l’a fait dans son domaine, en faisant valoir la matérialité de la toile et de la peinture, nous voulons toujours rappeler au public de nos films, que nous sommes bien au cinéma, devant un écran et entourés d’enceintes.
Mais il faut aussi bien sûr parfois s’écarter de ce réalisme, et laisser que la fiction puisse nous absorber, nous faire oublier cet écran, trouer le mur et produire des perspectives. C’est en quelque sorte un va-et-vient entre espace à deux dimensions et espace à trois dimensions. Sortir à l’extérieur et revenir violemment dans la salle de cinéma. C’est le traitement de cette contradiction qui certainement fait l’unité de notre film.
Vous avez dans ce film porté une attention particulière aux images et aux sons. Quelles idées vous ont guidés pour les élaborer ?
L’essentiel encore une fois était de donner aux images et aux sons une autonomie. Comme le dit Deleuze, le son de certains films peuple le hors champs de l’image. Dans Odyssée seconde nous avons parfois tenté d’inverser les choses, c’est-à-dire que l’image devienne presque le hors champ du son. Faire cela est dangereux parce que nous sommes habitués à l’inverse, et bizarrement malgré la force que l’on reconnaît à l’image, elle peut très facilement s’évanouir et ne plus trouver personne pour y croire. Mais cela vaut la peine de prendre le risque, de dissocier d’une autre façon image et son, pour ainsi trouver de nouveaux moyens de faire tenir le tout.
Vous avez travaillé plusieurs années à ce film, maintenant qu’il est fait, il va avoir une diffusion assez réduite, comment comprenez-vous ce paradoxe ?
Nous avons mis quatre ans à faire ce film. Nous l’avons fait pour qu’il soit vu lors de moments très particuliers où des gens se retrouvent ensemble dans une salle pour le voir et l’entendre. C’est comme si nous mettions beaucoup de temps, beaucoup de travail et d’énergie, que nous convoquions de nombreux lieux différents pour en fin de compte des moments de projection très ponctuels et localisés. Tel jour, à tel moment, à tel endroit, des gens se réunissent pour vivre une expérience collective et spécifiquement cinématographique. Cette idée nous fait travailler, et même nous émeut.
Nos films sont faits pour toutes les salles de cinéma, pour cette architecture spécifique, composée d’une grande pièce avec des gradins, un écran et quatre murs avec des enceintes. C’est finalement ces quelques paramètres qui sont notre véritable matière première, avant même les sons et les images, et c’est avec cela que l’on veut travailler. Mais aujourd’hui cette exigence peut paraître finalement assez préhistorique ?
Oui, c’est un peu archaïque, à l’ère des smartphones, enfin des pocketfilms…
Oui, mais devant un smartphone nous avons fait le constat qu’il est impossible de se constituer en public, c’est antinomique, on ne peut qu’être un spectateur assez solitaire. Je pense finalement que les films hollywoodiens, grâce à leur côté spectaculaire et les gros moyens qu’ils déploient, peuvent plus facilement se voir sur un smartphone que nos films. Pourtant nous faisons le pari que ce dont nous avons le plus besoin de façon urgente, c’est de voir des films collectivement, des films surtout qui nous fassent éprouver l’importance du commun.