Pas un commentaire
plutôt deux trois remarques éparses sur un film vu une fois
D’emblée, dire « œuvre de cinéma » plutôt que film. Un film évoque encore un déroulement, même si heurté, dans lequel l’image reste première. Ici cela ne se déroule pas, plutôt se tresse, se compose, se construit. En outre l’image n’est pas première. D’ailleurs, dans un début prenant et magnifique, elle est tirée lentement du puits noir, en une ébauche improbable et fragile, juste un contour, à l’aide du texte, mais le texte beckettien dit lui-même l’improbable et fragile, s’il peut servir à se hisser c’est par vertu de sa persévérance, mais sa persévérance à prôner la persévérance doit être elle-même tirée du puits. Ce qui est là d’emblée, indubitable, sans faille, c’est la musique, altière, construite, sombre et solaire. Elle n’a aucune peine à emplir, agrandir, installer l’écran noir ! Autre ! L’écran devenu alliance du puits et de la nuit, cours à leur rendez-vous, enfant, de la vigueur de tes jeunes jambes, tâche d’attraper la pauvre corde pour prix de ton entier désir. Quel optimisme dans ce départ !
Un optimisme que l’œuvre tient. Rien ici de plaintif, ou d’ébauché en forme d’excuse, excusez-nous c’est une ébauche, non. Ce qui vraiment nous fait du bien. Plutôt, « comme celui qui entre au cirque de son œuvre nouvelle ». Œuvre de cinéma où la musique, le texte, mais aussi bien théâtre, oratorio, figures, bien entendu aussi l’image, jouent pour leur propre compte, en disjonction ou en association, ou succession, résonance.
Rien de plus éloigné que ce que fut le cinéma pour ma jeunesse. Pour moi, qui par ailleurs n’y connais rien et ne fis jamais partie de la compagnie des cinéphiles, le cinéma c’était l’art du cadrage. C’était Wenders, et quelques autres, mais avant tout Wenders, parce que je l’éprouvais comme : mon contemporain. Dans sa façon de cadrer, dans l’image du métro suspendu au-dessus d’une ville allemande, dans l’angle de sa saisie des lieux, il me donnait à reconnaître que nous vivions même temps, notre temps, et il donnait ce temps à voir, un temps furtif mais saisissable dans les voyages et rendez-vous en mobylette, les chemins de traverse où la deux-chevaux cahute et tombe en panne, les traversées d’Europe sur les banquettes de deuxième classe. Brèves rencontres, mais rencontres du temps. Le cinéma, art du contemporain. Or justement, il n’y a plus de contemporain, il n’y a pas de temps saisissable par le cadre, faute d’un lieu commun, faute d’un monde.
« Il y a un seul monde » : c’est un mot d’ordre, un postulat, que nous avions inventé, mon ami B. et moi, en écrivant un tract, il y a une bonne dizaine d’années. Une directive. Mais on peut dire aussi : n’est-ce pas tout le contraire ? C’est maintenant qu’il n’y a qu’un seul monde : oui, mais devenu si petit qu’il n’y a pas où aller, si petit que l’on ne peut pas l’appeler un monde. D’ailleurs chez nous les nantis on l’appelle maintenant « la planète ». Le monde devenu la planète n’est que le «Lebensraum» des riches qui font le tour du propriétaire dans leurs villas, croisières, avions, du jet au vol low cost, séjours « all included », y compris la clôture barbelée et le vigile. Partout on fait la chasse aux pauvres : rachat, expropriation, bord de mer, ce n’est plus ta terre, gentrification, ce n’est plus ton quartier, sors de chez toi, il n’y a plus de chez toi. Expulsion, barrière, frontière, milice, on ne passe pas, pas de chez toi, pas d’asile. Prison. En grandissant j’ai peur d’aller en prison, s’il n’apprend pas à lire, il ira en prison.
« Je connais gens de toutes sortes,
Ils n’égalent pas leur destin
Ballotés comme feuilles mortes,
Leurs yeux sont des feux mal éteints,
Leurs cœurs battent, comme leurs portes »
Il est heureux qu’il y ait des films documentaires, à la recherche des feux épars, des portes encore battantes, donnant à voir ici ou là comment suinte et se combat une même angoisse, peur, délaissement, traque, solitude. Mais cependant donner à voir ne permet pas « d’en être ». Faute d’une langue commune, qui « ferait monde ».
Donc, « après le langage ». Odyssée seconde est, me semble-t-il, le film d’après « après le langage ». A bien des égards, tournant moins sur lui-même, cherchant à orienter une recomposition, usant de matériaux plus divers. Avec souvent une même beauté d’image.
La belle, si belle image du bateau grec prenant la mer, voiles écarlates, mer calme et prometteuse au sein enflé, départ. Mais ne pas non plus s’y laisser prendre. L’Odyssée, celle d’Homère, était récit d’une anabase : l’errance mais aussi le retour. Aujourd’hui non. L’Anabase, ce sera pour plus tard, si…
Bien sûr, comment ne pas évoquer Homère ? Dans les récits suivis par le crayon les traçant sur la carte, dans la très belle exposition de Bouchra Bakhtili, il y avait celui-ci : une barque, depuis le Maroc, espérant aborder l’Italie. Elle dérive jusqu’en Turquie. Nous descendons, nous demandons aux gens. Où sommes-nous, sommes-nous loin de Rome ? Vous êtes en Turquie. Quelque part sur cette côte, en Anatolie, nous retrouvons des gens de chez nous, installés là. Certains d’entre nous vont rester avec eux, d’autres tenter de repartir.
Toutes sortes de voyages. Comme les trampers de l’Amérique, qui sautaient dans un train, vers le Colorado, demain un autre, j’ai entendu qu’il y a du boulot dans le sud. Mais à la taille du monde. Depuis l’Afghanistan, je voulais aller à Rome. Premier voyage jusqu’en Serbie, arrestation, retour case départ, second voyage par le Soudan, le Niger… Finalement Rome, la plonge dans une pizzeria. Depuis le Maroc jusqu’à une plantation d’Espagne où bosse un oncle, on m’y fait trimer comme un chien, quelqu’un me dit qu’il y a des plans pour bosser en Hollande. Les enfants marocains qui errent dans le nord de Paris se rancardent, il parait qu’en Allemagne on te donne un foyer , ou une douche, en Espagne la visite médicale, les papiers ? Et les autorités françaises se plaignent, on n’arrive pas à les tenir, elles ont la bonne idée de faire venir dans les commissariats du 18è arrondissement la police marocaine, ceux-là sauront s’occuper d’eux pour sûr !
L’Anabase que relate Xénophon était une marche organisée, des militaires, marchant sur terre. Aujourd’hui, on ne rentre pas chez soi, et aujourd’hui, on marche seul, ou en petits groupes de fortune. « Odyssée seconde » cherche la neige à juste titre pour évoquer la marche qui est un pas puis l’autre, l’obstination qui est la ressource dernière et la philosophie des pauvres. Aller jusqu’à ce soir, aller jusqu’à la soupe, « tant qu’elle vit la bête doit s’échiner », dit Mandelstam, tenir pour aujourd’hui, surmonter le petit malheur en attendant que le grand malheur se passe tout seul, dit Chalamov.
Mais aujourd’hui il n’y a pas d’anabase, ni par terre, comme chez Xénophon, ni dans l’errance sur mer, comme fut celle d’Ulysse, et dans le film « Odyssée seconde » il n’y a pas de seconde odyssée. Il y a la première.
Il faut finir sur ce renversement notable. A voir le film « Odyssée seconde », Ulysse devient un homme présent, charnel, on comprend, on ressent son histoire, ce qui n’avait jamais été, ce que n’aurait pu faire aucun peplum. Le voilà abordant cette terre étrangère, le voilà construisant son radeau. Le voilà devenu si proche, si profondément émouvant. Magnifique. Cela est rendu possible par le truchement du voyageur d’Afrique, cependant que le détour concret par Ulysse pour en venir au voyageur d’Afrique, va faire de celui-ci, quoique présent, une figure abstraite, une Idée, à quoi convoque le chœur, ou la mise en espace d’un damier, ou bien les autres mythes, et même le récit de l’origine du voyage, lui-même mythique, lui-même relation sans présence. Représentant un signe, symbole possible du futur.
Il me semble voir dans ce retournement, Ulysse présent, le Voyageur d’Afrique Idée, le tracé intime du film « Odyssée seconde ». En ce sens qu’en venir, selon la construction complexe de cette volte, au mythe et à l’Idée, a permis d’évincer la religion, la compassion, la fausse présence. Rien à attendre d’un dieu, fut-ce un dieu faible. C’est, à mes yeux, un sérieux pas gagné.
Et quelle rencontre alors , possible, au-delà ?
La condition fondamentale me semble être du côté de la langue. Une langue commune n’est plus, c’est vrai : la langue commune s’est absentée. D’où la question pressante d’une Anabase vers la langue, création en retour : une langue avec laquelle il est possible s’organiser. Anabase, anabases : mot d’ordre pour le futur. « Ils ont un monde à y gagner » : croyait-il si bien dire ?