ODYSSÉE TROISIÈME : UNE EXPLORATION CINÉMATOGRAPHIQUE

Une salle, un écran, un fauteuil, les autres, sur des fauteuils aussi, la promesse d’un regard à tenir sur une histoire ou pas, des images à coup sûr, et du mouvement porté par une musique plus ou moins attentionnée. Le spectateur oublieux des ombres qui l’entourent et qui lui rendent la pareille plonge dans le noir, prêt à vivre et à déchiffrer l’énigme d’un titre qui, comme souvent au cinéma, s’annonce comme un remake : Odyssée Seconde. 

Lumière : l’écran noir d’un blanc éclatant. Silence. Une voix caverneuse d’outre noir commence à imprimer ses doutes aux portes de nos oreilles. Désorientation du son collée à celle des mots. Où maintenant ? quand maintenant ? qui maintenant ? dire je, hypothèses, aller de l’avant… La cascade des mots n’a pas fini de nous déplacer dans le noir et le doute qu’une troisième dimension musicale vient scander le ruban sonore du poème. Puis, du fond du noir, surgit la lumière timide d’une statuette humaine à la clarté vacillante qui peu à peu émerge des ténèbres envoûtantes et prend insensiblement corps, comme s’il n’allait pas de soi que l’image animée, forme reconnaissable du cinéma, prenne place dans cet univers où s’entrelacent écrans noirs, réverbération des voix et éclats musicaux. 

Mais elle va progressivement conquérir cette place, non sans interposition d’écrans blancs ou noirs, de voix de théâtre et de scansions musicales. Elle va, de temps à autre, resurgir à la surface du film, entêtée comme l’eau qui coule, jusqu’à oser se parer de quelques notes de couleur à la fin du film, mais sans jamais constituer un fil linéaire. Elle traverse le film comme Ulysse et le peuple des migrants traversent les épreuves, vacillante, secouée, piégée, horrifiée mais capable de raconter ce qui a été vécu et de saluer l’étrangeté du matin naissant. Dans cet univers entrelacé à quatre dimensions (écrans, voix, musique, images) qui déroutent constamment son attention, le spectateur a tôt fait de quitter le confort de son fauteuil. Délogé de cette position, transformé en électron libre, aimanté de plusieurs côtés,  le spectateur se mue en explorateur traversant ses propres aventures, en surplomb de celles qui nouent tragiquement les épopées antique et moderne tressées par le film. 

Explorateur au sens où il doit composer son propre parcours. Il est tout à la fois enveloppé par la séduction d’un chant multiforme qui est celui du film dans son ensemble et décollé constamment de cette séduction par d’incessantes ruptures qui le renvoient à d’autres références, d’autres allégories. L’instabilité de cette position fait qu’il cherche à s’introduire dans l’une des failles créées par ces ruptures. Il sera par exemple tenté de s’introduire au début dans le chœur où il peut espérer une place, au double motif qu’une ombre chinoise peut toujours discrètement s’ajouter à d’autres ombres chinoises et que le choeur situé de dos avance, l’invitant à le suivre. Il épousera le parcours global du chœur qui tournoie savamment et lentement tout au long du film pour revenir face au spectateur au moment de la sarabande finale. Il le prendra alors comme une position orbitale autour de laquelle graviteront les ruptures d’écran, les déroulés poétiques et les saillies musicales. Mais nul besoin de s’incorporer au chœur pour être frappé des visages immobiles de migrants détachés d’une blancheur immaculée d’où nous parvient le récit de terribles errances passées au filtre d’une voix douce. 

Le spectateur peut explorer d’autres voies. Il peut suivre de l’explorer par le poème et le théâtre ou les dispositifs musicaux, tenant ces fils comme autant d’architectures possibles de son parcours.

J’ai pour ma part suivi la voie de l’image, sans doute parce qu’il est difficile de se départir de cette entrée lorsqu’on est installé dans un fauteuil de cinéma, mais plus encore parce qu’il y a dans ce film une fragile beauté de l’image cinématographique que le spectateur se sent l’âme d’encourager car on pourrait bien la perdre aujourd’hui. Au-delà de son propos, Odyssée Seconde est la mise en scène d’une image qui pourrait disparaître et cherche les conditions de sa réinvention. Une image entrelacée avec d’autres dimensions qu’elle-même (le noir ou le blanc de l’interruption, la descente d’une voix sur le corps du spectateur, les psalmodies vocales des poèmes, des récitatifs et des chœurs, les scansions musicales). Le spectateur se retrouve au milieu de ce dispositif désynchronisé, dans une salle, au milieu d’autres, à explorer son propre parcours dans le dédale imagé du film, sans savoir s’il est singulier car il est pour tous nouveau.

L’image donc dans son mouvement hésitant, interrompu mais toujours recommencé, cherchant l’improbable issue dans l’amoncellement épique des désastres et des tourments. Elle est une sorte de main tendue au spectateur pour traverser tenacement les épreuves. Comme celle qui secoure le poing du migrant préalablement dressé sur l’eau. Ou la lente invite à franchir le rideau ruisselant de la caverne aux parois mordorées.

L’image donc dans son mouvement hésitant, interrompu mais toujours recommencé, cherchant l’improbable issue dans l’amoncellement épique des désastres et des tourments. Elle est une sorte de main tendue au spectateur pour traverser tenacement les épreuves. Comme celle qui secoure le poing du migrant préalablement dressé sur l’eau. Ou la lente invite à franchir le rideau ruisselant de la caverne aux parois mordorées.

L’image libératrice. L’enfant lumière qui avance. Les voiles, l’horizon, le vent, les nuages, la mer au sortir d’un ténébreux tunnel. Les ombres vivantes irréelles du chœur aux voix multiples. Le tombé délicat d’une jeune fille blanche sur une épaule sillonnant une grève hallucinée. L’insistance chuchotée des bruits rendus secrets par le noir. Les deux lointaines silhouettes gravissant une lande gris vert. Le vol lointain d’un oiseau gris dans un ciel d’éther. Un orage blanc. La traversée d’un plateau enneigé par un trio beige rouge et noir tirant son fardeau et ployant sous le vent. Le son de la glaise sur un pied d’enfant. Une comptine lumineuse s’inscrivant sur l’ombre d’un manche de guitare. Le tourbillon de gens rassemblés dans un hexagone de lumière, s’expulsant de la scène sous une pluie de slogans. Les défis tranquilles lancés aux têtes sans force des morts. La puissance sonore de la langue dans la lumière ténébreuse du théâtre. Le désert flottant où s’avancent les figures vaporeuses incarnées de la destinée, de la liberté et du rêve. Le drapeau rouge dans le défilé des ombres animées. La danse nocturne au milieu de palmiers noirs qui se balancent. Etreintes roulantes, musique stridente, chairs enfin colorées : le futur déjà présent.

Un film d’apprentissage. Comment devenir sujet. Il y a les mythes, il y a les sons, il y a les musiques, il y a les écrans et leur subtil entrelacement désynchronisé. Cet entrelacement enveloppe notre projection dans l’épopée et nous y tient attaché loin des sirènes, attentif à notre parcours dans le film jusqu’à ce que les lumières se rallument. Il y a alors une voix intérieure qui poursuit l’épopée en nous sous la forme d’un chemin plus intime. Celle que dessine la beauté d’images, de lumières, de plans et de paysages coupés d’écrans et plongés dans le bain sonore de poèmes mis en relief et d’envois musicaux suspendus. Ainsi traverse t-on le film comme le traversent les traces chaleureuses d’une humanité errante. C’est le point le plus sensible du film. La filiation sans cesse interrompue des images arrive à percer les tumultes. C’est ce qui fonde l’optimisme secret du film et la confiance qu’il donne. Sous l’écrasante épopée, la poésie des jours ordinaires de conquête.

Alain Rallet

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