ODYSSÉE SECONDE OU LE COURAGE CINÉMATOGRAPHIQUE

Quel est le rapport du cinéma au peuple ? Il n’est certainement pas suffisant de considérer qu’il y ait au cinéma un public pour conclure qu’il y là un peuple. Toutefois, la cérémonie cinématographique, entre la salle plongée dans le noir, tous les regards projetés vers l’écran, et le rectangle aux ombres changeantes, balayé par des pinceaux de lumière, paraît bien en mesure de constituer un regard collectif. Cette cérémonie a pu être le point de départ, par exemple, du premier film d’Einsenstein, La Grève, permettant du coup l’ambition du cinéma de constituer un peuple. Et ce que tenterait de reprendre Odyssée seconde. Mais le sujet du film d’Einsenstein est un mouvement de masse ouvrière alors que celui de Sol Ruffen-Quirno et Rudolf Di Stefano montre le destin collectif des prolétaires nomades, qu’on appelle maladroitement des réfugiés, au travers de la figure individuelle et composite d’Ulysse-Œdipe. Ainsi, le rapport aux collectifs humains n’est pas le même.

On peut émettre l’idée que la transformation ne relève pas seulement d’un choix narratif – raconter l’histoire d’un groupe d’un côté, et raconter l’histoire d’un homme de l’autre – mais d’un déplacement dans les éléments constitutifs du film. Odyssée seconde intègre dans le propos du film les ressources du dispositif cinématographique, notamment les ressources de la projection et de l’écran. La question du peuple cinématographique, si tant est que l’on accepte qu’il s’agisse de cela dans La Grève, n’est plus envisagée ici comme un thème au sein du film – ce dont le film parle – mais se donne pour tâche de transformer le spectateur en vecteurs du cinéma. Il ne s’agit plus de figurer le peuple des spectateurs par un peuple en marche dans le film, comme le faisait Eisenstein – bien qu’il y ait parfois de telles tentatives avec le chœur, notamment quand celui-ci devient une procession joyeuse, une bande dans Odyssée seconde – mais de faire exister un peuple dans la salle par le travail du dispositif cinématographique lui-même. 

Le peuple dans Odyssée seconde est figuré mais sans être filmé. Ce serait en quelque sorte le pari de ce film. Et il est figuré par l’écran qui acquiert une existence nouvelle. Car ce dont semble prendre acte Odyssée seconde et en faire l’une des ressources principales de figuration, de création de formes au sein du film, est que l’écran cinématographique existe indépendamment des conditions matérielles de projection. Je m’explique. Longtemps le cinéma d’auteur a tenu comme un péril majeur l’apparition du numérique autant au moment du tournage que de la projection en salle. L’un des constituants majeurs du film aurait été la pellicule de celluloïd et la circulation réelle de la lumière. Or, il semble avéré que le passage au tout numérique n’a pas changé grand-chose à l’affaire. Cela a même eu pour effet d’exhiber le fait que l’écran cinématographique est autant la surface blanche du front de salle qui fait face au spectateur, qu’une surface projetée par la caméra et qui permet la prise vue. Ainsi il faut considérer que l’écran est interne au dispositif du film, un peu comme l’est l’écran du tableau dans la peinture. Cet écran n’est rien d’autre qu’un effet de la projection perspective, aussi bien au cinéma qu’en peinture. Les films ont joué de cette identité double de l’écran – rideau de scène et plan transparent qui se dresse, dans l’image, face au spectateur – quand, par exemple, construisant leur osmose un acteur pouvait venir le déchirer, ou bien un objet le traverser. Là encore, les films en usaient sur le plan narratif.

Mais, dans Odyssée seconde, l’écran semble acquérir une épaisseur. Plus qu’effet dans le dispositif perspectif, il proviendrait de la lumière et en retour opérerait sur elle. J’indiquerai tout de suite que cette opération consiste avant tout à polariser la lumière cinématographique, à la dialectiser, à en faire, si ce n’est le sujet du film, au moins un élément fort de subjectivation. La lumière, comme les portraits du film d’Eisenstein, nous regarde, nous interpelle. Les deux pôles qui me sont sensibles sont d’une part celui qui du noir mène au blanc, phénomène du spectre lumineux et de ce qu’en photographie on nomme solarisation. Le second pôle relève de qu’on peut appeler le flux ou la fluidité qui s’étend de la nappe lumineuse à la découpe tranchée de lumière.

Du premier pôle, le tunnel est selon moi une métaphore et le film évolue d’un écran totalement noir où ne résonne qu’une voix, à des moments où l’écran devient blanc. Cette polarité met à ses deux extrêmes la voix isolée, sans respiration de l’innommable et le blanc de la page, de l’espacement qui dessine des silhouettes. 

L’autre pôle est celui du flux dont la métaphore, là aussi présente dans le film, est celle de l’eau. La lumière ici oscille entre la nappe, le halo éclairant d’une bougie, une sorte de bain lumineux dans lequel un corps est plongé et, à l’autre bout, la découpe, la lumière qui, telle un trait, détermine un contour. Un exemple de cette figuration par la lumière est le pentagone blanc dans un environnement noir, lieu que le chœur viendra traverser en tous sens, découpe qui isole et sertit les corps. 

Odyssée seconde fait de l’écran un opérateur de lumière, lui donnant une fonction moins projective qu’éclairante. Concernant l’écran, il n’est donc plus seulement l’effet, le reste ou le déchet produit par la géométrie projective, il est aussi un lieu lumineux. On peut, durant ce film, sortir d’un tunnel, traverser un écran fluide. On peut surtout être soi-même éclairé, soit par immersion dans le champ de l’écran qui palpite et vibre devant nous, soit par la traversée spectrale du noir au blanc. Les deux pôles peuvent aussi intervenir ensemble, selon une distribution sensible et non géométrique. Je pense aux portraits qui se détachent sur le fond blanc, sans profondeur, comme un contrepoint incarné de la voix sans visage. Finalement, « le peuple nouveau » dont parle le film – mais qu’il ne filme pas – est moins celui présent dans la salle et qui regarde le film selon une cérémonie établie, que ces visages isolés que la lumière cinématographique éclaire. Dans Odyssée seconde l’expressivité des visages n’est plus le fait du cadrage serré mais de la lumière qui émanant de l’écran vient les éclairer et nous avec. Le spectateur et l’acteur (je devrais écrire figurant mais je crains que l’on n’entende que ce que ce mot a de creux) partagent ainsi par instant un même bain de lumière. Il s’agissait finalement, dans le film, de donner un visage à la lumière.

Certes, il y a peut-être du messianisme dans un tel discours. Mais le cinéma se donne moins ici pour tâche de créer un peuple en lui indiquant une voie à suivre, en lui proposant un récit auquel se conformer, que de maintenir possible l’odyssée du peuple qui vient.

Par ailleurs, j’ai longuement déplié les chicanes du dispositif et de la forme  à propos de l’écran et de la lumière. Revenons alors au film. Il raconte, de manière erratique, l’itinérance d’Ulysse-Oedipe, mais ce récit est sans géographie comme les corps montrés sont souvent sans lieu terrestre. Pas plus que les corps, le film, la caméra, ne vient habiter nulle terre. Celle-ci, quand on la voit, est soit hostile, soit un fond d’écran qui fixe l’errance. Ainsi les corps et la voix se situent plutôt dans la lumière, lumière blanche ou noire du cinéma.  Godard a dit qu’au cinéma la lumière frappe le spectateur dans le dos. Ce n’est pas là une traitrise. Plutôt une manière d’insister sur le fait que le cinéma éclaire une part d’ombre. Se situer, et situer le propos d’un film du côté de l’écran, en pleine lumière, relève, de manière duale, du courage. C’est une façon de signifier qu’on peut faire confiance au cinéma, c’est affirmer que le cinéma compte aujourd’hui et en faire la matière même de son film. C’est faire que l’écran nous éclaire, et indiquer que la lumière cinématographique invente aujourd’hui ce dont elle est la ressource. Aujourd’hui, nécessairement dans une salle, face à un écran. Odyssée seconde traite l’écran projectif comme un effet, un mal nécessaire du cinéma et retrouve, mais sous une figure nouvelle, l’indispensable projection du film dans une salle, face à une foule.

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