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TROIS FILMS PORTRAITS D’USINES

à Camille, 

à Emilie, 

à Marion, 

Les trois films portraits de Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano donnent à voir ce  qu’est la subjectivité au travail à partir de trois textes littéraires, A la Ligne. Feuillets  usine de Joseph Ponthus, Poèmes d’ouvriers chinois de Zheng Xiaoqiong et Xu Lizhi,  L’établi de Robert Linhart. 

La subjectivité au travail est un ressort essentiel de l’existence, non seulement parce  qu’on passe un temps considérable au travail, mais surtout parce que le travail permet  de se réaliser, d’affirmer sa personnalité et de faire société, d’établir un rapport aux  autres. C’est une source d’affects essentiels : fierté du travail accompli, sentiment  d’utilité de son travail, mise à l’épreuve de ses capacités manuelles et intellectuelles,  apprentissage de la solidarité dans le travail, contre les chefs et la hiérarchie, conquête  d’une autonomie…  

La subjectivité au travail a été souvent recouverte dans l’histoire soit par l’idée que le  travail n’était qu’un moyen sacrificiel d’accéder à la consommation (le travail comme  inévitable sacrifice), soit par l’idée que l’émancipation ne passait pas par le travail mais  par le temps libre, le temps hors travail où on a la possibilité de se livrer à des activités  nobles, artistiques ou associatives, non contrôlées par un employeur. Dans ce cas, il  s’agit de se libérer du travail et non de libérer le travail. 

Pour des raisons qui tiennent à l’intensification et à la précarisation du travail, la  question de la subjectivité au travail, « de libérer le travail » est à nouveau sur le devant  de la scène sous la forme de la pénibilité du travail et de « trouver du sens au travail ».  Le rapport subjectif au travail est à nouveau questionné.  

Les trois films sont aux prises avec cette actualité politique. Mais ils la questionnement  du fond d’une situation, le travail à l’usine, où le travail ne paraît avoir aucune portée  émancipatrice puisqu’entièrement dominé par des rapports d’exploitation et de  domination. 

Qu’est-ce que ça veut dire, dans ces conditions, que de porter dans le travail une  subjectivité tirée par des valeurs d’émancipation alors que tout paraît l’interdire ? Les  trois films adossés aux textes en montrent la possibilité non théorique mais subjective,  faite de sentiments, de paroles et d’images.  

Ils montrent cette possibilité en actes comme un désir poétique transgressant, on  pourrait dire transperçant, le contexte de l’usine qui est à la fois inhumain mais présente  aussi une « paradoxale beauté » pour suivre Joseph Ponthus dans A la ligne, Feuillets  d’usine, p14 : 

Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire  

S’incruste tenace comme une arête dans la gorge 

Non le glauque de l’usine 

Mais sa paradoxale beauté  

Dans ces 3 films, le noir soutenu par le bruit qui tombe de l’écran est la figure abstraite  de ce que l’usine est à la fois le glauque et la beauté.  

Un noir neutre, un noir abstrait, pris entre ces 2 feux. Le noir pour l’enfermement  insondable, l’enchaînement abyssal du travail dans l’usine, mais aussi comme lumière,  comme outrenoir dirait Soulages, comme support nécessaire de l’image du désir dans  cet univers machinique. J’ai regretté que la séduction ouatée de ce noir soit rompue dans  le 3ème opus par des images prélevées d’un documentaire, Le Sang des autres de Bruno  Muel. Furtivement certes mais dans un rapport de citation qui nous ramène dans  l’illustration alors qu’on était dans la sublimation nocturne du glauque comme une toile  peinte d’où le désir peut nous parler.  

Le bruit a le même statut ambivalent que le noir. Un bruit lui aussi abstrait avec d’un  côté un bruit caverneux qui figure l’usine par une présence sonore obsédante et  intrusive, par laquelle la chaîne de production invisible entre dans notre corps, de l’autre  un rythme sur lequel se modèle l’expression du désir, comme une scansion qui en assure  la tenue, qui en fait une marche affirmative, qui nous libère. 

Pour compléter le décor de la scène, il y a enfin une 3ème dimension, celle des  instruments de travail avec là aussi une ambivalence qui les transforme, comme pour le noir et le bruit, en une visibilité non figurative. D’un côté ce qui fait plier les corps, les  fait se tourner, s’abaisser, les soumet à la torture de la répétition. De l’autre la féérie des  étincelles qui fait une sorte de concurrence à l’image picturale du désir. Une énergie  sonore aussi. On entend que ça redémarre : la chaîne invisible mais aussi le travail  comme dépense énergétique de soi-même, comme éternel nouveau départ (« on y  retourne !») 

Au milieu de ce décor, les personnages, les ouvrières. Décor dont elles font partie comme  l’usine elle-même mais dont elles se détachent par des nappes de couleurs, plongées  dans un clair-obscur. Des personnages non figuratifs, ambivalents aussi, côté obscur,  côté lumière à l’image du monde divisé dans lequel elles vivent, d’un côté l’horreur  froide d’un lieu d’exploitation, de l’autre l’espérance vitale qui leur permet d’y échapper.  Les ouvrières sont comme des sculptures émotionnelles, des tâches de couleur sculptées 

dans le noir par l’orange de la blouse ou le bleu hiératique d’une salopette, mais d’où  émane un désir poétique, celui d’affirmer avec fragilité et douceur qu’il n’y a pas que ce  qui l’y a, même lorsqu’on est dans une situation accablée par l’exploitation et la  domination. La voix des ouvrières incruste dans le noir l’espérance émancipatrice dans  le travail, ses gestes et sa fraternité.  

Mais elles le font différemment toutes les trois parce qu’elles mêlent des formes  différentes de subjectivité, une forme étant plutôt dominante dans tel film, une autre  dans tel autre film.  

Sachant qu’on peut distinguer 3 formes de subjectivité au travail : la déploration de la  souffrance, la capacité de résistance, l’envol émancipateur. 

La capacité à énoncer de manière sensible souffrance et amertume par l’ouvrière elle même, au cœur du processus d’exploitation, va au-delà du statut réactif de la plainte. En  donnant une forme sensible, donc transmissible, à la singularité des souffrances  engendrées par l’exploitation, la déploration alerte sur le caractère inouï de la situation  faite aux ouvriers au regard des standards de vie qui prévalent hors des murs de l’usine.  Mais elle fonctionne aussi et surtout comme principe constitutif d’une fraternité  ouvrière. Il devient possible à une humanité ouvrière de se reconnaître comme telle  dans l’expression sensible de l’inhumanité qui lui est faite. Dans les films, cette alerte et  cette reconnaissance ne sont possibles qu’à raison du recours à une forme littéraire qui  sublime l’accablement en une possible ouverture poétique, la noirceur du récit en une  hypothétique trouée de lumière. Déployée à partir de cette ressource littéraire, la forme  cinématographique de Sol et Rudolf confère une intériorité sensible à l’énoncé littéraire.  En réinsérant les mots dans leur univers de bruits, d’images, de couleurs et de  mouvements, elle donne une force concrète à la sublimation poétique de la souffrance.  On peut presque la toucher. 

Seconde attitude subjective : la résistance à la domination étouffante de l’usine. Toute  situation d’oppression sème les germes d’une résistance. Mais le lien n’est pas  mécanique car la résistance est tout à la fois activée et inhibée par l’oppression. En  particulier dans des univers oppressifs totalisants comme l’usine qui est fondée  juridiquement sur l’impossibilité de l’insubordination et matériellement sur le contrôle  absolu du temps et du travail. La question est alors ce qui rend subjectivement possible  d’y échapper. L’attitude de résistance peut répondre à l’observation d’une règle éthique  individuelle mais, livrée à elle-même, elle ne débouche que sur une figure sacrificielle. Le  point est que la résistance n’a de sens et ne peut exister qu’à une échelle collective fût-ce  minimale. A l’usine, l’exemplarité est collective. C’est pourquoi la subjectivité de  résistance cherche à interrompre l’ordre totalisant de l’usine par des gestes où  s’éprouve une capacité collective d’entraide et de solidarité ouvrière qui limite l’emprise  de la domination capitaliste sur le travail. On voit bien dans ces trois films combien ces  gestes qui sont souvent de contournement sont espérés, recherchés et célébrés par les  ouvriers comme une victoire conquise à la fois sur eux-mêmes et sur l’ordre qui les  opprime.  

Mais la subjectivité de résistance n’échappe que très partiellement à l’oppression qui  l’enfante. Elle reste fondamentalement définie par sa nature réactive et sa posture 

négative. A tel point que l’oppression peut s’en servir comme régulateur de son ordre, de  la flexibilité à donner à ses limites pour le rendre tolérable. C’est le piège d’un ordre  possiblement revitalisé par ce qui tente de lui échapper. 

Les ouvrières cherchent à s’extirper de ce piège en affirmant leur point de vue sur le  travail et le rapport aux autres dans le travail. On passe alors d’une formulation négative  « résister à » à une formulation affirmative, à une vision émancipée du travail, c’est à  dire à des petits gestes d’émancipation, matérialisant ce que devrait être un travail bien  fait ou la solidarité ouvrière comme fondement de rapports outrepassant la hiérarchie et  la division capitaliste du travail. Cette quête émancipatrice existe dans les trois films  mais principalement et sous une forme particulière dans le premier, adossé au poème  Feuillets d’usine

J’en viens à celui-ci

L’ouvrière-Ponthus

C’est le portrait le plus kiffant. 

La scène se tient presque entièrement du côté de l’émancipation, native, sereine,  inaltérable.  

Pas d’accablement ni de crispation réactive devant l’exploitation.  

Mais la ligne claire, presque primesautière, d’une tranquillité d’existence qui triomphe  de l’usine avec la légèreté d’un funambule au-dessus des flammes de l’enfer,  subvertissant son bruit de fond caverneux par la douceur affirmative d’une noblesse  d’âme que les tourments de l’exploitation ne semblent pas pouvoir atteindre. Elle n’est  pas hors du chaudron de l’exploitation puisque dans son lieu, ni sa prisonnière abîmée  par ses convulsions, mais se tient dans une figure émancipée glissant poétiquement sur  la surface de l’exploitation comme une patineuse peut faire de la glace froide et dure le  support d’arabesques prometteuses. 

Le dispositif est celui d’un déplacement fluide et dé-contracté, échappant au fracas de  l’usine et à ses cadences, le long d’une ligne débarrassée des scansions de la chaîne où  l’ouvrière offre tantôt son profil quand elle semble se confier à elle-même, tantôt son  visage quand elle lâche au spectateur une sentence émancipatrice définitive. Quand la  chaîne la reprend, elle marche sur elle comme sur un tapis volant. Puis elle s’arrête à  nouveau, repart, égrenant ses sentences au rythme qu’elle décide, célébrant les  solidarités discrètes qui font les héros méconnus. 

Jusqu’à cette séquence finale, où elle emplit le cadre, dans une adresse directe. Loin que  l’usine l’habite, elle habite l’usine. L’émancipation c’est la possibilité d’habiter l’usine.  Non de la déserter. D’établir comme elle le dit le règne subjectif des petits riens au  royaume du Grand Rien de l’usine. Et puis elle reprend sa marche infinie du combat et  de l’apprentissage.

L’ouvrière-Ouvriers chinois

C’est le portrait le plus émouvant. 

Le registre est ici celui de la survie, du témoignage du vivant tapi poétiquement dans les  décombres subjectifs de l’asservissement des corps, de l’amertume et de la lassitude. 

C’est un peu l’inverse du cas précédent où l’émancipation se tenait virevoltante, libérée  de l’enveloppe charnelle de l’exploitation par sa capacité propre. Elle est ici plombée,  douloureusement plombée, par le poids de l’enchaînement à la cadence destructrice de  l’usine, pliant les corps, absorbant leur énergie. Le corps réduit à son principe organique  (« la réalité m’oblige à ne parler que de sang »). Et pourquoi ? « Juste pour vivre ».  Situation où l’ouvrière échange sa survie contre toute perspective de se réaliser elle même.  

L’accablement n’est pas seulement physique mais mental. Comme le dit Marx, le travail  de l’ouvrier « mortifie son corps et ruine son esprit ». Redoutable association où la ruine  de l’esprit est la condition d’acceptation de la mortification du corps. L’exploitation  implique la subordination. Du point de vue du capitaliste, c’est sa porte d’entrée,  matérialisée par le contrat de subordination qu’il fait signer au salarié. L’ouvrière  cherche, elle, la sortie. Une fois qu’on y est et on est bien obligé d’y être, comment y  échapper ? Est-ce même possible ? Le poème est une méditation intime sur la possibilité  subjective d’y échapper du fond même d’une situation d’ensevelissement. C’est à la fois  une interrogation inquiète et un appel confié à l’évasion poétique. Pas plus mais pas  moins. 

Il y a 3 termes : l’asservissement enchaîné qui plombe l’atmosphère subjective,  l’interrogation inquiète sur la possibilité d’en sortir, l’intention affirmative prononcée du  bout des lèvres.  

A quoi correspondent 3 dispositifs spatiaux dans la séquence : le corps sous uniforme en  proie aux torsions cadencées, l’interruption interrogative du corps toujours sous  uniforme mais en lévitation réflexive, l’irruption de face du visage et du buste de  l’ouvrière libérée de sa camisole orange, timidement tendue vers la reconquête d’elle même. La séquence est un entrelacement de ces 3 dispositifs qui se succèdent mais tout  aussi bien se superposent par un partage d’écran et/ou un fondu enchaîné, figurant la  complexité inextricable et indécidable de la situation.  

D’abord l’asservissement par la torsion du corps dans sa camisole orange. Trois temps, à  gauche, à droite, les mains/ à droite à gauche, les mains… Puissance addictive de la  chaîne. On se surprend à reproduire mentalement les gestes, happé par la fascination de  la répétition, seul sens d’un espace placé sous vide. 

Mais l’ouvrière prend la liberté de s’arrêter. Peut-être un songe, en tous cas la liberté  prise d’un découplage momentané du corps et de l’esprit qui, lui, vagabonde et  s’interroge. Le visage soucieux tantôt lève les yeux vers l’échappée de « la nuit si vaste »,  trop obscure et trop vaste pour ne pas être un mirage, tantôt s’incline vers les  « souvenirs amers » de la dure réalité. On entend même le mot « amour » qui sonne dans  sa bouche comme le son inouï rendu par un baiser dans la lumière glauque du cylindre  du Dépeupleur de Beckett ou s’agitent vainement des corps à la recherche d’une sortie. 

Puis s’impose de face, comme une apparition, le surgissement de la figure de l’ouvrière  habitée par la coloration mauve de son corsage civil, et qui dit « je ». « Je veux parler des  bruits, des fleurs, du sang, de la poésie ». Peu importe au fond ce qu’elle énonce, car les  choses sont très mêlées. On n’entend en fait que le « je veux parler », comme un premier  pas d’existence qui, une fois fait, pourrait autoriser tous les autres. Puis le visage  disparaît, se fond dans la nuit. Il réapparait. Car il est là en filigrane, dans la nuit  transparente de l’usine. On s’accroche à cette apparition, on partage sa fragilité, on  l’attend.

L’ouvrière-L’établi

C’est le portrait le plus interpellant. 

L’ouvrière incarne l’attitude de résistance, sa possibilité dans un univers asservi.  

L’irréductibilité de cette attitude tient ultimement à la vie, à l’ouvrière comme  organisme vivant (« je ne suis pas une machine »), aux micro-événements quotidiens qui  témoignent de la non identification de l’ouvrière à ce qui l’asservit et aux gestes de  solidarité qui constituent une fraternité ouvrière silencieuse, sans calcul, hors de tout  intérêt, qui vous ramène du fond du trou à l’existence. « L’élégance de George » dit  l’ouvrière « alors que je n’y arrive plus », le regard noyé dans une infinie gratitude,  comme pour remercier avec humilité tous les George de la terre.  

On est très frappé par le ton monocorde de l’ouvrière, plongée dans le clair-obscur de  l’usine, qu’on sent menacée d’être absorbée par le noir, à la lisière fragile de l’existence  et de la non existence, qui ne se détache vraiment du fond noir que dans la séquence où  elle met en œuvre son travail ponctué d’étincelles et d’un gracieux mouvement tournant  qui s’apparente à une sorte de révérence faite au savoir ouvrier.  

Le ton monocorde exprime que la résistance, c’est à dire la possibilité de ne pas être  totalement absorbé par ce qui vous enfouit dans le non être de la répétition et de  l’abrutissement, ne relève pas d’une posture héroïque conventionnelle, de la  déclamation et de la harangue, d’un effet de démonstration mais de la conquête intime  d’une autonomie, faite de petites décisions, d’une attitude de tous les instants (« se tenir  droit, veiller à sa mise »), d’attention secrète aux autres, d’évasion possible dans la  pensée.  

Un héroïsme non des grands instants et des happy few, mais un héroïsme à la portée de  tous car chacun porte en lui la minuscule énergie qui lui est nécessaire, dès lors qu’il sait  la préserver, qu’il la cultive par des petites choses, jusqu’à imposer par exemple des  variations personnelles au rythme de travail dans la journée.  Défier l’avilissement par de petites choses, c’est un 1er triomphe, modeste mais tenace.  Se tenir droit comme le personnage le dit à la fin. Etre là dans le clair-obscur avec sa  salopette bleue et son T-shirt orange, les yeux levés vers George, comme l’inouï d’un collectif possible.

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