PENSÉES D’USINE

Ouvrierspoetes

Je veux exposer ici l’effet de trois courts métrages, la pensée qu’ils ont ouverte quant à quelques réflexions plus générales sur le geste artistique et sur la subjectivité ouvrière. A la ligne, Ouvriers poètes et L’établi, les trois films, reposent respectivement sur le découpage des feuillets d’usines de Joseph Pontus (À la ligne), de poèmes d’ouvriers chinois (Huangmaling, Ouvrière : jeunesse clavetée au poste de fabrication, La machine de Zheng Xaopiong et Je parle de sang de Xu Lizh) et de L’établi de Robert Linhart. Le choix des textes, leur découpage à travers de plus larges œuvres me semble déjà être un geste de création – souvent pratiqué, d’ailleurs, dans les autres films de Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano. Savoir choisir la parole devant être dite en son temps, même si elle a été dite ailleurs, savoir choisir ce qui d’un texte doit être répété, même venant du passé, cela n’est pas un choix de facilité. Il ne s’agit pas de copier-coller, mais d’un geste consistant à discerner ce qui mérite d’être retenu, savoir quoi faire de ce qui nous précède.  

La densité des textes contraste avec la sobriété de la mise en scène, qui a pour tout décor un fond noir. Or si les textes nous conduisent à vouloir beaucoup dire, à commenter longuement, la mise en scène appelle à contempler plus silencieusement. Ainsi je veux exposer leur effet plus que leur contenu, pour les laisser à leur sobriété et ne pas défaire le lien réfléchi entre le matériau poétique des textes et les images qui les portent et les relancent. 

Ce sont trois films d’usine, trois films sur le travail. Il y a trois militantes-ouvrières, une à chaque film, qui portent les textes. On entend l’usine, ses bruits sont omniprésents, parfois continus ; et alors qu’on pourrait s’attendre à ce que, au milieu d’une usine bruyante, il y ait besoin de crier, la parole est dite basse, presque chuchotée. Les textes qui interrompent les bruits de l’usine ne sont pas joués, ils sont racontés et déclarés, assumés comme paroles poétiques plutôt que comme un canevas pour l’action. Et d’action, à dire vrai, il n’y en a pas ; il y a les gestes du travail, mais pas de trame narrative, ce qui laisse une grande place aux textes, ce qui nous permet de les entendre fortement. 

Les trois textes pivotent autour de la difficile question du temps. Dans À la ligne, on n’a pas le temps de chanter. Marion, la militante ouvrière Ponthus, commence à chanter puis se rappelle l’un de ses collègues : 

« Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter. » 

Puis elle reprend « La semaine sanglante », avant de regarder le spectateur :

« Oui mais

Ça branle dans le manche

Les mauvais jours finiront

Et gare à la vengeance

Quand tous les pauvres s’y mettront

Quand tous les pauvres s’y mettront. »

Dans L’établi, la militante ouvrière Camille, doit négocier avec le temps : 

« je me suis forgé une petite tactique individuelle pour ruser avec le temps, des accélérations, des ralentissements… »

Il s’agit d’accélérer pour se libérer quelques minutes de repos ou bien de ralentir pour créer un nouveau rythme, un léger décalage qui permettra de sortir de la répétition exacte des mêmes gestes. Le travailleur invente, dans ce temps qu’on lui impose, souvent sous la forme de l’infernale allure du travail à la chaine, son propre temps. 

Enfin, dans Ouvriers poètes, la pensée est menée non plus vers le travail comme acte mais vers son produit, la marchandise : 

« Les produits qui s’écoulent croisent le temps, l’engloutissent ». C’est le temps de cette grande « machine affamée qui chaque jour avale fer, plan, astres, rosée, sueur à l’odeur saumâtre puis se lave et relave les dents, recrache profits et billets. »

Quelle est le nature du temps de la marchandise ? C’est un temps faussement historique au sein duquel rien ne se passe car tout est accaparé et englouti par la marchandise ; c’est le temps de l’histoire gelée, où la consommation a remplacé les événements et les marchandises barré les vies vécues. 

À première vue, il serait donc question d’un temps empêché au sein de l’usine, celui de chanter ou de reprendre son souffle, mais aussi du temps de l’usine qui se déploie, par la marchandise, hors de ses seuls murs ; c’est proprement le temps de la cadence et de la répétition. Il est marqué par la sonnerie qui signale la reprise du travail, entendue notamment au début d’Ouvriers poètes, qui nous rappelle cette cristallisation temporelle : un temps battu, comme on bat la mesure, qui est aussi celui des cloches d’église ou des sonneries d’écoles. Ce temps investit le travailleur dans sa subjectivité, qui n’est pas seulement atteint de l’extérieur : son corps se stabilise selon un rythme imposé et rigoureux. C’est une ritournelle laborieuse, consistant à contrôler activement ce que les corps peuvent faire et ne pas faire, dictant leur aptitude à subir, dans un laps de temps donné, une certaine productivité. C’est le temps de l’usine General Motors de Lordstown qui imposait, en 1971, au travailleur d’accomplir par moins de huit opérations différentes en trente six secondes, c’est-à-dire huit positions de corps, huit gestes divergents. 

La cadence est multipliée à l’infini dans Ouvriers poètes, quand la militante ouvrière Émilie apparait trois fois sur le même plan, à gauche et à droite avec sa veste orange de travail, répétant mécaniquement les gestes de la chaine. En fond et au même moment, on la voit presque effacée, déchargée de sa veste, pour nous dire ceci : 

« je parle de sang je veux parler aussi de brise, de fleur, de neige, de lune, parler de la dynastie passée, de la poésie et du vin mais la réalité m’oblige à ne parler que de sang »

S’il s’agit, dans la répétition et la cadence, de donner à comprendre le temps éreintant de l’usine, je ne crois pas que ces films nous parlent d’un temps où les travailleurs sont abattus. Il me semble qu’il s’agit précisément de dire que le travailleur est autre chose que la répétition et la cadence, que sa subjectivité est ailleurs, résistant à l’abattement et s’affirmant, par exemple, dans cette phrase de Ponthus : « Usine tu n’auras pas mon âme, je suis là et vaut bien plus que toi » (A la ligne). Parce que dans les films, comme à l’usine, il est aussi et surtout question de minutie, de courage et de pensée. La force des textes choisis est de ne verser ni dans l’héroïsation, ni dans le misérabilisme, relevant ainsi cette leçon de Marx : le travail est, pour le travailleur, sa misère autant que sa grandeur, son exploitation et sa noblesse.

Cette noblesse et cette grandeur s’exposent ici – comme elle pourrait se montrer différemment ailleurs – dans le matériau poétique. Par l’irruption de la parole poétique au cœur de l’usine, c’est le temps de la pensée qui s’ouvre. Celui-ci travaille à la limite entre la situation de l’usine et ce qui n’est pas elle, ses nécessités productives et leur interruption par la parole : qu’est-ce qui peut se communiquer et se penser dans l’usine ? Comment peut se dire ce qu’elle ne doit plus être ? Peut-on y faire et entendre de la poésie ? Oui, et il faut d’ailleurs noter que les textes viennent d’auteurs ayant chacun, au moins un temps, travaillé à l’usine. J’ai alors senti l’irruption de la parole poétique comme l’interruption du temps battu de l’usine. L’interruption, et non l’échappée : cette interruption se fait à même le monde de l’usine, de l’intérieur. Il n’y a pas ici de « sortie d’usine » : l’interruption est immanente et consiste dans l’introduction, par le matériau poétique, d’une extension du temps, qui est temps de la pensée. C’est ce que dit cette expression commune, qui ici assume tout son sens: il s’agit de prendre le temps. Mais prendre le temps de quoi, exactement ? D’interrompre un moment le corps au travail pour introduire, à l’intérieur de l’usine, le travail de la pensée ; autrement dit, les textes prononcés introduisent le travail de la vérité de la pensée à l’intérieur de la réalité des corps au travail, la vérité de l’émancipation possible au cœur de la réalité de la souffrance. Il y a pensée d’usine parce que se dit, à même le lieu, la fin de l’exploitation ; il y a pensée d’usine parce que le temps saccadé et répétitif est brisé, parce que s’affirme que la cadence et l’aliénation ne sont pas le tout de l’usine ; il y a pensée d’usine que l’émancipation peut faire irruption avant l’action, ici dans le matériau poétique.

Je terminerais en évoquant ces trois longs regards caméras qui sont importants, présents dans chacun des films ; il me semble être, dans leur adresse au spectateur, un moyen de dire : vous, travailleurs, tous les travailleurs, je vous regarde et je sais qui vous êtes. Avec ce fond noir déjà évoqué, et les produits du travail, les pièces manipulés et la plupart des outils qui sont hors champs, il me semble que se cherche l’impersonnel qui permet de dire tous les travailleurs. Un impersonnel qui permet aussi d’affirmer que l’ouvrier d’usine ne peut pas être supprimé, que sa situation est encore contemporaine. 

Quelle est donc la réussite de ces trois films quant à la situation contemporaine ouvrière ? Qu’ont-ils permis de penser ? D’abord que, ce qui semble s’imposer à ceux qui créent en nos temps de désorientation et de destruction, c’est de ne pas céder sur l’affirmation, de ne pas se complaire dans l’abattement et, s’agissant ici de la question du travail, d’offrir des signes affirmatifs qui ne conduisent pas à créer une image exemplaire et romanesque du travailleur, mais d’élaborer un face à face avec le véritable travailleur, dans ses forces et ses faiblesses. Cela signifie que la pensée ouvrière, pour aujourd’hui, ne doit plus tant dévoiler les lois du capital – elle le doit, mais plus seulement : il convient toujours de « déchirer le silence [de l’époque] » (Ouvriers poètes) quant aux conditions misérables des travailleurs – que de chercher positivement le lieu et le temps où ces lois vont se briser. Il me parait tout à fait urgent de désenclaver la pensée de son étau critique, qui est limitant, au profit d’une pensée affirmative. Autrement dit, qu’il ne faille plus seulement interpréter le monde mais le transformer, c’est toujours vrai, qu’il faille dire ce qu’il pourrait être, c’est-à-dire imaginer, inventer des formes positives, images concrètes nées du mouvement réel, c’est une tâche qui reste à faire. Un acte véritablement communiste dans le champ de l’art ne pourra avoir pour seul but d’expliquer et de critiquer, il devra faire reculer le malheur par son acte même, se constituer comme élargissement de la pensée. Il s’agit, et c’est ce qui est au cœur de ces trois films, de transformer l’injustice en courage. 

Nicolas Boutin, janvier 2024

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