Programme
Intermède cinématographique 1 : Les murs de Gaza
Un exemple pré-cinématographique
Le secret du cinématographe
Intermède cinématographique 2 : Vies parallèles (extrait)
Montage-enquête et montage-global
Vers un montage vertical hétérophonique
Un exemple pré-cinématographique
Je vous propose pour commencer cette journée, un détour, que vous trouverez peut-être extravagant, mais qui consiste à aller voir du côté des premiers pas artistiques de l’humanité. Il se trouve que j’ai pris connaissance, il y a déjà assez longtemps, des travaux de Iégor Reznikoff qui est un spécialiste de la résonance antique et médiévale et qui a aussi, et c’est cela qui m’a intéressé, fait des recherches sur les résonances dans les grottes ornées du paléolithique.
Reznikoff a été le premier à découvrir que les grottes ornées détiennent des qualités acoustiques singulières et il a défendu l’idée qu’il y avait certaines corrélations entre la dimension sonore et l’œuvre picturale présente sur les parois. Il est allé jusqu’à dire que puisqu’il n’y a pas de société sans chants et que, plus précisément, il n’y a pas de rituel ou de célébration qui ne soient aussi sonores, les hommes de ces grottes des sociétés primitives devaient avoir une grande finesse des perceptions sonores et des intonations. Il découvre par de multiples expériences et par des essais chantés, que ces grottes sont pour la plupart des instruments remarquables, des tuyaux sonores, donnant des effets de résonance étonnants. Il y a établi des cartes des résonances, en particulier pour la grotte de Chauvet, révélant des réseaux complexes de résonances, d’échos et d’amplifications. Je vous passe les détails techniques, mais il a constaté par exemple que certaines grottes sonnent en une ou plusieurs tonalités différentes.
Une fois ce travail fait, il a superposé donc ces cartes de résonance aux cartes des données picturales et a fait plusieurs constats. Premièrement que les images se trouvent pour la plupart dans des lieux sonores ou à proximité immédiate d’un lieu sonore. Deuxièmement que les bons lieux sonores sont des emplacements d’image et que donc les hommes de cette époque ont choisi de préférence des lieux qui sonnent pour y inscrire des images. Troisièmement, que certains signes ne trouvent, quant à leur localisation, d’explications que sonores. C’est le cas par exemple de signes en forme de ponctuation rouge correspondant exactement à l’apparition de la résonance la.
Bref, il en conclut plusieurs choses, mais l’essentiel est qu’il prouve par son étude, que les tribus chantaient et que de plus, elles écoutaient la réponse éventuelle de la résonance de la grotte et chose encore plus importante pour moi, que ces gens avaient une conscience aiguë des rapports qui pouvaient s’établir entre les sons et les images peintes sur les parois.
Vous voyez évidemment en quoi cela peut nous intéresser, et le rapport que cette découverte peut avoir avec ce qui va nous occuper toute la journée, c’est-à-dire le cinéma. Tout d’abord on peut faire le constat que la dimension sonore des grottes ornées ressemble finalement au rapport qu’entretenaient les sons et les images au moment où l’on découvrait le cinéma, c’est-à-dire au moment où son et image n’étaient pas encore synchronisés. Dans les premières salles de cinéma, comme dans les grottes paléolithiques, le son et l’image étaient séparés et trouvaient entre eux, par un tressage de voix autonomes, des correspondances ou pas. J’en ai déjà parlé dans une de mes interventions de ce séminaire, en montrant que l’appellation cinéma muet, au regard de la richesse sonore qui régnait dans les salles, était une façon erronée de désigner le cinéma des premiers temps.
Il est intéressant de découvrir que les premiers hommes avaient déjà ce souci du son et de l’image et qu’ils pensaient déjà leurs rapports. Quelle forme pouvait prendre une cérémonie dans une grotte préhistorique ? Les chants étaient-ils par exemple, proférés depuis plusieurs salles à la fois et s’écoutaient-ils les uns les autres depuis ces différents espaces de la grotte ? Quelles étaient les multiples rencontres qui se créaient entre superpositions sonores et superpositions d’images ? En fonction de l’endroit où ils se trouvaient, face à telle composition, elle-même comme vous le savez souvent composée de multiples surimpressions, de chevauchements de plusieurs figures, quel était l’étonnant montage qui se produisait, quelle étrange combinaison se composait sous les yeux et les oreilles des gens de cette époque ?
Même si Reznikoff laisse entendre qu’il existerait chez ces hommes une volonté de composition entre les résonances et les peintures qui se trouvent sur les parois, il me semble malgré tout, que le montage qui se produisait devait être majoritairement le fruit du hasard, tout comme la possibilité d’appréhender de manière unifiée les différents paramètres. Vous connaissez certainement le texte de Bataille sur la grotte de Lascaux, voici ce qu’il dit de la superposition des dessins que l’on découvre sur les parois : « L’enchevêtrement signifie que les décorations existantes étaient négligeables au moment du tracé d’une image nouvelle. À ce moment, il n’importait que secondairement de savoir si la nouvelle en détruisait une autre plus ancienne, et peut-être plus belle. Le souci d’un effet d’ensemble se fit jour à Lascaux – dans l’ordonnance de la grande salle, ou du diverticule. Mais à coup sûr en second lieu. L’opération répondait seule à l’intention. La majesté de la caverne apparut par la suite, comme un don du hasard ou le signe d’un monde divin. », il dit encore un peu plus loin : « la composition y est, comme je l’ai dit, tout entière écartelée. Elle existe pourtant, mais subtile, en mosaïque d’éléments discordants. Ces éléments s’harmonisent dans leur ensemble, mais ils ne dépendent que rarement l’un de l’autre et n’en dépendent jamais pour décider un vaste mouvement. Je voudrais souligner le charme qui découle de cette ordonnance, dont seuls le hasard et un aveugle instinct disposèrent. Nous ne sommes plus saisis dans le diverticule, nul ensemble spectaculaire ne s’y impose à l’étonnement, mais une constellation de la vie animale, divergente, y est mouvante autour de nous. »
Il se trouve que le travail du cinéma a été de rendre, sans cesse, les rapports entre image et image, son et son, son et image toujours plus précis, toujours plus pensés, et c’est certainement pour cela que le montage depuis le début, a été pour les cinéastes un beau et grand souci. C’est évidemment aussi pour cela que cette journée veut mettre en avant, encore une fois, le montage. De plus, très tôt, chez Koulechov par exemple, la conviction a été que le montage était ce qui faisait du cinéma un art et que c’est lui, le montage, qui faisait du cinéma un art spécifique. Il est donc bien évident qu’à cette condition, les cinéastes ont trouvé toujours plus important de maîtriser les rapports entre les images et les sons, puisque leur agencement, toujours unique, fait la condition même de leur art. Chaque cinéaste, par un film spécifique cherche à produire une nouvelle façon de monter ces deux dimensions et c’est sans aucun doute par là que le cinéma pense. Le montage est à mon avis une organisation interne, une pensée du dedans, qui n’est absolument pas une norme venue de l’extérieur, interchangeable et applicable dans un autre contexte, par d’autres arts. J’aurai tendance à dire même, et nous verrons si mes autres camarades cinéastes, tout comme les personnes qui sont ici présentes, sont d’accord ou pas avec cette idée, que chaque film en définitive invente son principe de montage.
La question d’aujourd’hui me semble-t-il, est de mettre en jeu encore une fois ce qu’est cette singularité cinématographique appelée montage. Il se trouve que j’ai la conviction que la question n’est pas encore arrêtée, qu’il y a encore des découvertes possibles à faire dans ce domaine, produire des formes de montage qui n’ont pas été encore découvertes. En somme je me sépare d’une des déclarations péremptoires de Godard, où il dit que le cinéma qui pensait le montage comme moyen de découverte, est aujourd’hui mort, et qu’évidemment lui, JLG, en est le dernier représentant.
J’ai donc pensé qu’une journée sur le montage cinématographique ne serait pas inutile, une journée animée non pas par des universitaires, des critiques de cinéma, mais par des gens qui font des films, qui se retrouvent quotidiennement face à la tache de faire du montage. Jean Seban, Rodolphe Olcèse, Jacky Évrard, Hugo Santiago et moi-même. Jacky Évrard faisant partie de cette catégorie des gens qui ne font pas obligatoirement des films, mais qui regardent et montent des films entre eux comme le fait peut être un cinéaste avec des plans et des séquences.
Il y a aussi évidemment un autre enjeu dans cette journée, que l’on peut lire dans le titre. Il consiste à confronter cette dimension essentielle du cinéma qu’est le montage, à une notion qui lui est étrangère, je parle évidemment de cette notion énigmatique nommée hétérophonie. Notion qui a été remise en circulation par François Nicolas, et sur laquelle nous enquêtons maintenant depuis déjà deux ans. Je dis notion étrangère parce qu’elle nous vient évidemment de la musique, et non pas du cinéma.
Comme vous le savez peut-être, j’ai l’idée que le cinéma est autonome, qu’il pense par lui-même avec des principes et des catégories propres, et que les découvertes qu’il peut faire lui viennent d’abord de l’épreuve de films particuliers. Il n’empêche qu’il me semble intéressant de prendre le risque de confronter le cinéma à d’autres mondes, et que finalement la phrase d’Adorno reprise si souvent par François : « L’art a besoin de quelque chose qui lui est hétérogène pour devenir art » me semble juste. Des notions musicales peuvent être occasionnellement cet hétérogène auquel le cinéma se confronte, cette journée, et ce lieu l’Ircam d’où nous allons réfléchir ensemble, en sont la preuve.
Hétérophonie comme hétérogénéité donc, notion extérieure au cinéma que l’on peut accueillir sans pour autant chercher à l’assimiler, ou à en faire comme s’en inquiétait Hugo Santiago à juste titre, une théorie générale du cinéma. Non, bien au contraire, plutôt faire de l’hétérophonie un « Boudu sauvé des eaux », faire de cet autre, un agitateur et voir par cette mise en danger, si cela révèle pour le cinéma, des dimensions inaperçues. Et puisque nous étions dans la métaphore préhistorique, je dirais : voir comment ce silex de la musique l’hétérophonie, frotté au silex du cinéma le montage, produit, ou pas, des étincelles.
De façon provisoire je dirais que pour moi hétérophonie pourrait se tenir entre deux grandes familles de montage cinématographique, celle que j’appellerai aujourd’hui montage-enquête, qui lutte contre une certaine totalisation des parties, une certaine dimension globale d’un film. Le montage de ces films, partant toujours du local pour produire une forme, valorise le mouvement, les rapports locaux entre fragments, quelque chose comme un jeu de construction produisant une composition ouverte. Ce type de montage est souvent désigné de façon impropre, me semble-t-il, comme « film de montage ». Deux cinéastes représentatifs de cette tendance seraient Vertov et Godard. De l’autre côté, un montage que je dirai global mettant en avant la notion de découpage, et produisant des fragments dans la perspective de leur assemblage dans la totalité d’un film. Si les rapports entre les différentes parties découpées du film peuvent être d’une grande complexité, et les parties elles-mêmes très hétérogènes les unes des autres, au final elles sont toujours pensées pour être assemblées dans un tout unique et synthétique. Je citerai quatre noms de cinéastes que j’admire particulièrement de cette tendance : Eisenstein, Straub et Huillet, et Hugo Santiago qui est ici présent. Mais tout cela je le livre à la réflexion et aux échanges que nous aurons tout au long de cette journée.
Alors qu’en est-il de cette troisième voie que le mot hétérophonie viendrait désigner. Je n’en donnerai pour l’instant qu’une définition négative, c’est ni montage-enquête, ni montage-global, deux notions que j’essayerai d’aborder dans mon intervention de cet après-midi. Je me contenterai pour l’instant et pour que cela ne soit pas trop énigmatique, de vous rapporter cette phrase qui se trouve dans le texte qui présente l’événement que nous préparons François et moi pour 2018, événement qui a pour nom Hétérophonie 68, la voici : “on entend par hétérophonie un collectif de voix, qui ne discerne pas, le disparate et l’uni, qui ne distingue pas, les libertés et l’égalité”. Avec cela débrouillons-nous…
Pour poursuivre et avant la projection du film de Jean Seban et la conversation qui s’établira entre lui et François Nicolas, je voudrais vous proposer un montage qui ne fait pas film, mais qui fait partie de ces expériences que nous faisons dans cette singulière grotte que nous animons à Pantin grâce à Jacky Évrard et que nous avons François et moi appelé séances Qui-vive. Il s’agit d’un montage que nous avons fait à partir des photos de Taysir Batniji sur les murs de Gaza et des bandes-sons montées parallèlement, qui comme vous pourrez l’entendre, se tiennent dans une certaine autonomie. Ce montage peut ouvrir je crois d’une autre façon cette journée, donner des pistes peut-être, sur ce que serait un rapport entre montage et hétérophonie.
Projection des Murs de Gaza.
Le secret du cinématographe
Je voudrais pour commencer vous dire quelques mots sur le montage, sous forme de notes un peu disparates. Je prends ici montage comme, secret du cinématographe, c’est-à-dire comme sa singularité, cette pointe où des éléments contradictoires se tiennent dans leur indécidabilité. Alors voici :
Le cinématographe on le sait se rapporte à l’informe de la nature, son matériau premier est la réalité, et c’est face à cet « indéterminé » qu’il lutte, avec cet informe il produit un film, une forme singulière. Est-ce cela pour autant qui fait la spécificité du cinéma, est-ce cette impureté consécutive, comme le disent certains, qui fait la singularité du cinéma ? Je ne crois pas, il y a une existence plus affirmative, que l’on appelle — montage. Montage est le fait de composer avec deux éléments hétérogènes, le domaine du sonore et celui du visuel. Le cinématographe commence là où le choc incompatible entre ces dimensions a lieu.
Le montage va radicaliser cet effet de rupture avec l’ordre du monde, il va créer un nouvel espace dans lequel peut arriver quelque chose d’unique, un événement singulier, une visitation comme le dit Badiou, de l’ange. L’ange se manifeste pour disparaître aussitôt, il se présente et ne représente pas. Ouvre un monde par son message, qui aussitôt apparu se referme en ayant interrompu pour un moment le cours du monde actuel, le cours normal de l’espace et du temps.
Le cinématographe expose le prosaïque, ce que nous faisons quotidiennement, mais en l’idéalisant, en isolant les éléments destinés aux oreilles et ceux destinés aux yeux, en les exposants à de nouveaux rapports. Exposition de ce qui n’a jamais été vu et entendu de cette manière-là, dans cette combinaison-là, dans cette association-là.
Qu’est-ce qu’un espace cinématographique ? Image visuelle dans un écran en deux dimensions, image sonore en trois dimensions, disait Bresson. Contradiction et concordance de ces deux dimensions produisent un espace spécifique et purement cinématographique. C’est l’organisation de cette différence que l’on appelle montage.
Le cinématographe par son montage ne cesse de vouloir rompre avec le continuum du cours de la narration, de l’histoire. Le montage c’est l’interruption, l’interruption de la réalité, son suspens, la césure la « suspension anti-rythmique » d’Hölderlin. Le cinématographe advient là où cède, contre toute attente, la réalité, voire le mouvement. Il y a un espacement qui se produit ou un hiatus, un secret donc. L’entre-deux de l’image et du son est le secret du cinématographe.
Le cinématographe advient chaque fois, dans l’entre-temps, en syncope, comme une possibilité singulière et unique. Il advient dans le temps, mais dans un temps très condensé, dans un battement de paupières qui peut durer le temps d’un film.
Mais c’est surtout parce qu’il travaille le montage, parce qu’un film est capable de produire un espace-temps vertical, qui interrompt l’espace-temps horizontal de la quotidienneté, l’espace-temps du «l’un-à-côté-de-l’autre» et de « l’un-après-l’autre». La forme d’un film existe donc par la forme de l’interruption du continu, elle produit un événement, elle invente un regard et une écoute verticale.
Il faut penser à l’image. Qu’est-ce qu’une image pour le cinéma, l’essence de l’image est de faire voir quelque chose mais aussi de la faire entendre. Par contre les copies et les imitations sont déjà des variétés dégénérées de la vraie image. Mais au fond pour le cinématographe l’« image » existe ailleurs que là où l’on a tendance à l’attendre, elle arrive par le montage, dans l’étrangeté de deux vues, ou dans l’étrangeté de cette coprésence qui existe entre image et son. À cet endroit où le spectateur est contraint de construire cette « image » manquante.
Intermède : Projection d’une séquence de Vies parallèles (5mn)
Je vous propose de poursuivre avec un extrait de notre film Vies parallèles. Le moment que j’ai choisi, superpose quatre voix, une bande-image et son et trois bandes-son : l’une est la poésie de Christian Prigent, l’autre la musique de François Nicolas, l’autre encore la voix-off d’Héloïse personnage du film et la dernière étant les bruits du monde. Quelque chose peut-être d’un montage vertical s’y dessine.
Montage-enquête et montage-global
Je me suis assez longtemps demandé par quel bout prendre mon intervention. Il m’était par exemple possible de partir d’Eisenstein et des extraordinaires réflexions qu’il propose sur le montage, et de vous les exposer dans ces différentes catégories : montage métrique, montage rythmique, montage tonal et voir finalement comment à la fin des années 20, il était déjà capable de penser à un montage qui prenait en compte la dimension sonore, grâce à ce qu’il appelait le montage harmonique, alors qu’il n’avait pas encore réalisé un seul film sonore. Il parle de ce montage harmonique comme d’une quatrième dimension du cinéma.
Mais il m’a semblé plus raisonnable de partir du travail cinématographique que nous faisons depuis 15 ans, Sol Suffern-Quirno et moi, de partir de nos modestes tentatives cinématographiques. Démarche que nous avons peu à peu consolidée à force de faire des films et qu’il serait possible aujourd’hui d’éclairer au regard de ces monstres théoriques du cinéma. Nous avons pendant ces années fait beaucoup de films, tâtonné, cherché des méthodes de travail, de montage. Aujourd’hui nous sommes engagés, comme j’en avais déjà parlé ici, lors de notre précédente séance Babel, dans la fabrication d’un nouveau film, une forme longue, qui sera présentée en mai 2018.
Je profiterai donc de cette occasion pour faire devant vous, une sorte de bilan de ce que nous avons déjà fait, et dans un deuxième temps, réfléchir sur les tâches à venir. En passant je ferai bien sûr entendre quelques conceptions du montage et bien évidemment j’essayerai de voir ce que le mot hétérophonie pourrait ouvrir comme perspective pour notre travail.
Je pense que nous avons eu, de façon toujours plus affirmée et consciente, un rapport particulier à la construction d’un film, et donc à la façon d’en concevoir le montage, que je qualifierai aujourd’hui d’enquête. Cela veut dire que nous sommes partis, pour nos différents films, d’une idée, à partir de laquelle nous avons ensuite systématiquement mené une enquête.
Je prendrai pour être plus précis, l’exemple de notre précédent long film Vies parallèles dont je vous ai projeté un extrait tout à l’heure. Notre point de départ a été une idée simple, qui nous est tombée dessus à la suite d’une rencontre avec une personne singulière. L’idée était celle-ci : le cinéaste Jean-Marie Straub que nous avions rencontré, était Jean-Jacques Rousseau aujourd’hui. La conséquence directe de ce constat étrange a été instantanément accompagnée de la conviction radicale que Rousseau pouvait être actualisé dans le monde d’aujourd’hui et qu’il était possible d’annoncer cinématographiquement la pensée-Rousseau.
À partir de ce rapprochement Straub/Rousseau qui finalement est un acte de montage, nous avons commencé une enquête, qui nous a menés à un film. Immédiatement après cette conviction forte l’étape suivante a consisté à lire les écrits de Rousseau de façon très précise et dans un deuxième temps à choisir un texte à faire dire à Jean-Marie Straub. Et c’est à partir de là, une fois ce travail fait, une fois le tournage de cette lecture réalisée, que l’enquête a pu réellement prendre son envol. C’est à partir, non plus d’une idée abstraite Straub/Rousseau, mais à partir d’un bloc de matière, sonore et visuel que nous avions réalisé, que nous avons continué nos recherches, exploré cinématographiquement dans l’époque actuelle, les résonances possibles avec cette rencontre primordiale.
À partir de là, d’autres personnes, d’autres écrits, d’autres lieux, des musiques, des situations sont arrivés, chacun d’eux faisant l’objet d’un tournage et étant des actualisations possibles de Rousseau aujourd’hui. Chacune se présentait à nous comme une nouvelle étape de notre enquête, proposant ses propres conclusions, et ouvrant à de nouvelles pistes d’investigation. Ce film s’est construit de cette façon-là, sans jamais que pour autant nous maîtrisions la totalité du film, sans que réellement nous ayons une vision globale de l’ensemble.
Il n’empêche qu’à un moment précis de cette enquête quelque chose comme une structure nous est apparue, quelque chose qui se présentait plus comme un principe de montage, que comme une vision scénarisée de l’ensemble du film. J’aimerais vous dessiner cette structure qui s’est consolidée au moment où il nous a semblé évident que ce film devait entrelacer plusieurs vies pour pouvoir faire un portrait fidèle de Jean-Jacques.
Voici le schéma : il y a un premier brin qui est l’écriture et la lecture poétique de Christian Prigent, il y en a un deuxième qui est la vie d’Héloïse, une jeune femme dont le métier est d’être relieuse, puis encore un troisième qui présente la musique de Pergolèse et celle François Nicolas, et il y a enfin un quatrième brin qui lui aussi se développe dans une certaine autonomie, et qui présente les bruits du monde. Le montage du film est apparu lui, comme celui qui devait traverser toutes ces vies autonomes, comme un fil rouge qui devait entrecouper, en ligne droite, ces différents brins sinueux. À tel endroit de la ligne, la poésie de Prigent traverse, à tel autre endroit c’est la vie d’Héloïse ou encore plus loin ce sont les bruits du monde. Parfois aussi des intersections entre les brins se produisent, des entrecroisements locaux se créent à des endroits précis du film.
Cette structure étant là, comme une étape supplémentaire de notre enquête, nous avons continué localement à porter une exigence maximum sur la forme cinématographique que nous voulions donner à notre film. Pour vous donner un exemple précis, chacun des plans, chacune de nos séquences ont été tournés plusieurs fois avec une doublure, dans les conditions quasi définitives, avant le tournage réel et final. Luxe que même Hollywood ne peut vraiment se permettre.
Tout cela donc pour vous montrer rapidement à quel point, la méthode que nous avons choisie pour réaliser nos films jusqu’à aujourd’hui est aux antipodes des méthodes d’un Eisenstein ou d’un Hugo Santiago. La question évidemment de méthode est importante parce qu’elle témoigne des façons différentes de concevoir le montage d’un film, c’est-à-dire au final des rapports qu’entretiennent les parties avec le tout.
Je disais au tout départ de la journée qu’il y avait certainement deux grandes conceptions du montage, celle que l’on pourrait appeler montage-enquête et l’autre que je qualifiais de montage-global. L’une s’apparentant à ce que je viens de vous décrire en prenant exemple sur notre film Vies parallèles, un film donc qui part du local, en expérimentant systématiquement et cinématographiquement chaque étape de la construction et faisant pas à pas de nouvelles découvertes. Et un autre cinéma qui lui, pense globalement tous les éléments de la composition, construit en amont du tournage un découpage rigoureux qu’il va ensuite dans les différentes étapes de la fabrication, conserver dans les grandes lignes, parce que ce découpage est le garant de la structure générale du film, lui assure son unité.
Ce n’est pas par hasard que Hugo Santiago par exemple compare son dernier film Le ciel du centaure à un théorème. La structure générale du film est pensée en amont et doit au final produire une perfection où toutes les parties, toutes les dimensions trouvent leurs places dans ce tout qu’est le film. Il faut évidemment à ce stade de ma présentation citer Eisenstein : « la capacité d’isoler chaque phénomène particulier en soi, pour aboutir, avec le contrepoint du montage, en tant que forme, à ce stade enchanteur du devenir de la conscience où, les deux stades précédents étant victorieusement franchis, l’univers dissocié par l’analyse se réunit à nouveau en un tout unique, s’anime de tous les liens et interactions de toutes les particularités isolées et offre à la conscience émerveillée la plénitude d’un monde synthétiquement perçu. »
Dans ces deux façons d’envisager le travail d’un film, il est évident que l’étape que l’on appelle montage d’un film, le moment où concrètement les plans sont rapprochés et collés entre eux, ne prend pas du tout la même importance, si le film est pensé en montage-global ou en montage-enquête. Pour le film qui part d’un découpage rigoureux en amont, le moment du montage quoiqu’il soit une étape importante du travail, n’est pas un moment qui met en cause la structure générale du film, les jeux pour ainsi dire sont déjà faits. Pour le montage-enquête en revanche, qui est à chaque étape, passé par des formalisations successives et locales, le passage à la table de montage va être un moment déterminant, il sera le moment d’un travail où tout peut arriver, où la forme générale du film, sa structure est encore à inventer. Il est d’ailleurs courant que pour ces films, ce moment ne soit pas relégué à la fin du travail du film, mais que le montage se fasse en cours de route, entre les différents tournages du film. Trouver l’unité du film, l’idée qui détermine sa structure générale devient un acte pur de montage et ne s’achève qu’au moment où, comme le disait Godard à Woody Allen, on remet la copie.
Il est évident qu’il y a une supériorité évidente du montage-global sur le montage-enquête quant à la question de l’unité, quant à la possibilité de faire d’un montage particulier un film unique. J’ai constaté que pour les films qui utilisent le montage-enquête, l’unité malgré tout est trouvée quand le film trouve sa dynamique propre à partir non plus de ses appuis régionaux, (chaque étape de l’enquête cinématographique) mais selon une logique plus globale. Il y a quand le film trouve son unité, la conviction que chacune des parties, chaque rapport entre image et son, est à sa place, trouve un équilibre. Le moindre changement, le moindre déplacement d’une partie aussi infime soit-il, ferait vaciller l’unité trouvée. Le film alors devient une sorte de démonstration cinématographiquement de l’idée de départ, tout en ouvrant, par la trouvaille globale du montage, à une nouvelle perspective cinématographique. J’ai la conviction en effet, qu’un film réussi de ce type, est celui qui donne forme à une idée première et ramassée, tout en ouvrant à un film suivant. Comme si le film fini épuisait les possibilités d’un côté, et laissait en même temps entrevoir de nouveaux possibles.
Vers un montage vertical hétérophonique
J’aimerais maintenant arriver à partager avec vous, ce que serait une nouvelle façon pour nous d’envisager le montage, en prenant au sérieux ce que propose l’idée d’hétérophonie pour un film de cinéma. Je vous redonne la définition minimum de l’hétérophonie que j’ai cité au début de la journée : “on entend par hétérophonie un collectif de voix qui, ne discerne pas, le disparate et l’uni, qui ne distingue pas, les libertés et l’égalité”
Tout d’abord je voudrais prendre les choses d’un point de vue très concret, celui des outils qui sont aujourd’hui à disposition du cinéaste pour faire du montage, je veux parler des nouvelles stations de montage numérique. Le montage analogique qui se faisait avec la pellicule cinématographique avait pour paradigme la coupe, la césure, les ciseaux étaient l’outil central. Aujourd’hui une autre disposition est proposée au cinéaste quand il est question de monter des sons et des images. Je constate par exemple que les nouveaux systèmes de montage laissent potentiellement coexister les bandes-image et les bandes-son sur l’écran de montage, en les disposant, non plus comme des bandes à couper réellement, mais comme des bandes que l’on pourrait désactiver partiellement ou totalement tout en gardant une vue permanente sur l’intégralité de celles-ci. Quelque chose qui dispose les bandes sous forme de nuages flottants.
Cela n’est pas pour moi une façon de revendiquer le non-montage, qui est aujourd’hui une tendance du cinéma actuel, et que finalement, l’évolution numérique soutient idéologiquement. Ce courant devient une sorte de nouvel académisme, où le naturalisme prend le dessus contre l’ancienne découpe manifeste, considérée comme trop artificielle, voire trop formelle. Il n’empêche que ces nouveaux outils peuvent être repensés, et utilisés au regard d’une idée nouvelle du montage, un type de montage que j’aimerais ici avec vous, essayer de penser.
Pour le film que nous préparons, nous nous proposons de penser les différentes parties structurantes, moins en matière de séquences, même si elles opèreront dans le film sous la forme de récits ou de scènes, mais en matière de bandes, de bandes-image et de bandes-son. Je vous propose pour éclaircir ce point, trois analogies avec la musique : la note serait ce qui au cinéma pourrait s’appeler plan ; la phrase musicale aurait pour équivalent dans un film, la notion de séquence (ce que j’appelais ici récit ou scène) ; et ce que l’on appelle voix en musique pourrait pour un film être la bande, les bandes-son et les bandes-image.
Notre montage donc travaillerait à la constitution de bandes-image et de bandes-son, qui auraient leur autonomie, qui trouveraient en elles-mêmes une véritable logique. Je cite de mémoire une proposition de Godard disant que la bande-son d’un bon film devait être écoutable indépendamment de la bande-image et qu’inversement, la bande-image doit être regardable sans la bande-son. Chacune des propositions valant pour elle-même. Il s’agirait pour nous d’étendre cette idée en fabriquant des bandes entières de son ou d’image, voire des bandes d’image et de son réunies, de façon autonome, comportant chacune une constellation d’événements, obéissant à un certain nombre de critères communs.
L’idée serait donc de produire des bandes, tenant en elles-mêmes une cohérence et dont le montage interne produirait une certaine discursivité. Chaque bande serait composée avec une certaine logique, faisant appel à tel ou tel type de montage repérable, mais aussi faisant appel à des timbres, à des rythmes singuliers. Créer donc des bandes qui ne soient pas tout à fait dépendantes des séquences du film, elles les déborderont largement, et seront activables en dehors d’elles, comme des unités de montage indépendantes.
Il s’agirait donc dans ce cas, d’inventer un type de montage particulier, qui ne partirait pas prioritairement de plans ou de séquences, mais de bandes entières qui se présenteraient comme des familles de structures en évolution. Il faudrait prendre dans ce cas-là le mot montage dans le sens premier du mot, c’est-à-dire l’acte de monter. Monter vient du latin populaire montage qui vient de mons, le mont. Il est question donc pour nous de monter dans le sens de superposer, d’élever, d’empiler, de faire se monter dessus différentes propositions, sans pour autant que celles qui se trouvent au-dessus, n’écrasent, n’opacifient celles situées en dessous.
Montage de différentes bandes, comme l’idée d’une libre association, assez proche finalement de ce que proposait Marx en politique dans le Manifeste : « À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
Ce montage ainsi conçu, n’a pas tout à fait l’idée de créer des passages entre des plans lointains ou plans proches, comme le pense Benjamin dans son livre des passages par exemple, ou même comme Godard le pratique dans beaucoup de ses films, créant des rapprochements entre passé et présent, entre choses contradictoires et éloignées. Je dirai qu’il s’agirait plutôt pour nous de faire coexister des présents, voir comment on peut rapprocher des actualités, non pas pour produire un troisième terme, mais pour donner l’image d’une possible association sans antagonismes.
Ce montage que j’essaie de vous décrire maladroitement, n’est donc pas un montage classique qui établit des relations réciproques de scènes juxtaposées, qui produit un sens avec un développement et une conclusion. Il n’est pas non plus un montage à distance, répétant et rapprochant des scènes ou des plans éloignés, comme le montage selon Péléchian ou comme on le trouve chez Chris Marker, mais il s’agirait pour nous d’un montage superposé faisant tenir ensemble et simultanément plusieurs voix, prenant appui finalement plus sur des intuitions d’Eisenstein quand il parlait montage harmonique, en évitant pourtant de les totaliser sous un dénominateur commun.
Il s’agit donc de disjoindre les éléments mais d’une façon très particulière, c’est-à-dire en évitant la synthèse du montage eisensteinien, faisant de la partie un élément du tout, ou encore du montage vertovien faisant un bout à bout dynamique produisant des maillons en mouvement, à l’image de la vie. Par ce type de montage, il s’agirait donc de faire un pas de plus, de réussir à réaliser un film, qui trouve une unité avec des existences hétérogènes.
Il est nécessaire de dire quelques mots de la notion de mixage, car évidemment dans ce genre de montage, le mixage semble prendre une importance considérable. Il n’empêche que, là encore une fois, il ne s’agit pas de mélanger les bandes comme le mixage tend à le faire en rendant indiscernable les bandes qu’il manipule, mais bien d’un montage qui tend lui à valoriser les entités et donc les entre-deux.
Les rapports donc de montage qui pourraient s’établir entre les différentes entités, seront moins des rapports de collage, de collage direct ou indirect, ou de mixage, mélange de deux images, que des rapports qu’on pourrait qualifier de reflet. De reflet comme cela arrive quand une image se reflète sur une vitre, surimprimant le reflet et ce qu’il y a derrière la vitre, deux lieux donc clairement distincts réunis sur un espace disjonctif. Transparence donc qui se superpose plus qu’elle ne se combine. Il pourrait y avoir aussi, et cela me vient peut-être de mon récent voyage en Tunisie, des rapports que j’appellerai de mirage, qui seraient des rapports d’images et de sons qui ne sont pas vraiment des surimpressions, mais des espèces de synchronismes paradoxaux.
Une unité dynamique interne
Alors la question est évidemment celle-ci : qu’est-ce qui fait que tout cela puisse faire un film, que tout ce montage puisse au final être compté pour un. L’idée d’hétérophonie pourrait nous guider ici, parce qu’elle laisse entendre qu’il est possible de faire une composition qui produise une unité, unité paradoxale d’éléments disjoints et autonomes. Je vous rappelle encore une fois la phrase de tout à l’heure : “on entend par hétérophonie un collectif de voix qui ne discerne pas le disparate et l’uni, qui ne distingue pas les libertés et l’égalité”
Quelle serait cette façon d’unir sans pour autant réduire, voire annuler le disparate. Ou dit autrement, quelle serait une façon de produire un commun sans annuler les libertés individuelles, sans que le principe de supériorité du tout, domine sur les parties. En somme quel type de synthèse serait possible, pour que chacune des parties du film, garde et développe sa puissance singulière, tout en participant à une œuvre commune. Voilà un vaste problème que la réalisation et le montage de notre film doivent affronter.
Je ne pourrais ici que lancer quelques pistes, car il faut reconnaître que je n’ai pas encore une idée précise sur toutes ces questions. Il me semble tout d’abord que cela peut être résolu par une dynamique, cette dynamique qui se produit par des points de compatibilité, plus ou moins serrés entre les différentes bandes. Il n’est donc pas question d’un résultat que le film résoudrait à la fin de son parcours, produisant une chute qui ressaisit le tout, faisant la somme de toutes les composantes, mais plutôt d’une dynamique, qui s’inspirerait de ce que Brecht avance pour le théâtre épique qu’il sépare du théâtre dramatique, il dit : l’un (le théâtre dramatique) a un intérêt passionné pour le dénouement, alors que l’autre (le théâtre épique) a un intérêt passionné pour le déroulement. C’est alors peut-être plus dans le déroulement que l’unité de notre film se fera, plus que dans un dénouement qui justifierait au final les différentes parties.
J’aimerais là encore vous faire un schéma pour tenter d’expliciter cette idée. Voici les différentes bandes, il y en aura douze. Pour vous permettre d’avoir une idée de ce que détient chacune de ces bandes, je vous décris très sommairement le contenu de trois des douze bandes. L’une sera le son d’une voix disant l’innommable de Becket dans son intégralité, une autre sera un montage d’images muettes inspiré d’Igitur de Mallarmé, une autre encore sera une bande-son et image, d’une aventure amoureuse dans le sud de la Tunisie. Bref douze bandes autonomes ayant, toutes en commun d’être des aventures épiques incarnées alternativement ou conjointement, par trois mêmes personnages, un homme d’âge mûr, une jeune fille et un enfant. Le mouvement du film, sa dynamique est presque inverse à celle que nous avions explorée avec Vies parallèles, cette fois le parcours sinueux n’est plus celui des différents brins du film, mais le film lui-même, par son mouvement propre. Voici un tracé possible du film à faire.
On pourrait dire après Brecht que le film que nous sommes en train de préparer, se pense comme cinéma épique plus que comme cinéma dramatique, voire romanesque. Ce cinéma-là, et je paraphrase des propos de Brecht sur le théâtre épique, ne pense pas chaque partie pour la suivante, mais pense chaque partie pour soi, ne valorise pas le déroulement linéaire mais le déroulement sinueux, ne valorise pas l’évolution continue mais procède par bonds, et je rajouterai, il ne cherche pas une croissance organique, mais pense surtout en matière de montage vertical. Je pense que ce schéma peut en être une possible illustration.
Il y a donc tout d’abord une désynchronisation sur le plan horizontal, pour rompre avec la monophonie qui fait coïncider bandes-son et image, vers une resynchronisation, cette fois si verticale qui articule chaque liberté, chaque mouvement propre, en proposant des points d’harmonisation. S’établiront alors de nouvelles synchronicités, de nouvelles attaches, de nouveaux nœuds partiels, des points de coprésence inattendus. Ce qui permet l’unification des différents paramètres, c’est l’écriture d’un mouvement, ce fil rouge du cinématographe, créant des points de concordance, qui par son tracé serait capable de produire un temps qui ne ressemble à rien de connu, un temps qui serait inventé.
Voici encore une phrase d’Eisenstein : « tous les éléments, depuis le jeu de l’acteur jusqu’au jeu des plis de son vêtement, doivent être identiquement plongés dans la résonance d’une émotion unique, émotion qui détermine tout le reste et qui forme la base même de la polyphonie d’une composition sur plusieurs plans ». Il parle dans ce passage de polyphonie, passer de la polyphonie à l’hétérophonie au cinéma serait une façon de trouver une alternative à cette proposition d’Eisenstein, est-il possible de vivre dans un film des émotions différentes de façon simultanée sans faire de l’une de ces émotions le but ultime de toute l’entreprise. Il y aurait donc quelque chose à rajouter à la polyphonie extraordinairement puissante et enthousiasmante d’Eisenstein, dont le montage de ces films conduit à la plénitude d’un monde synthétiquement perçu.
La preuve qui attesterait que nous aurions réussi à faire un nouveau pas, serait qu’après avoir dessiné par le montage ce fil, il soit encore possible d’enlever le fil, et qu’en dehors de cette unité trouvée, chaque partie puisse encore exister.
Peut-être qu’alors oui, penser un montage hétérophonique n’est pas une aberration pour le cinématographe, mais bien une possibilité nouvelle dans le type de montages connus jusqu’à présent, permettant des rencontres, des interactions inattendues entre bandes visuelles et bandes sonores tout en produisant un film unifié de façon inédite.
Pour maitriser une telle méthode, qui je vous l’accorde demande encore d’énormes éclaircissements, il nous faudra avoir du courage et certainement être capable de vivre de façon épique des sensations nouvelles. Peut-être à l’image de ce que propose, encore une fois Brecht, dans cette phrase énigmatique : « il ne s’agit plus de pleurer avec celui qui pleure et rire avec celui rit, mais de rire de celui qui pleure, et pleurer de celui qui rit. ». Voilà ce qui nous attend à Sol et moi pour les deux années à venir.
Rudolf di Stefano, Ircam 21 mai 2016