L’HÉTÉROPHONIE DES ARTS DANS LE CINÉMATOGRAPHE

Intervention à l’IRCAM, février 2016

Le point de départ : la forme de ce séminaire 

Mon point de départ est l’étonnement que me procure ce séminaire. Il y a eu grâce à ce travail sur l’hétérophonie un rapprochement entre différentes personnes bien sûr, mais surtout un rapprochement entre différents arts, le théâtre, la musique, le cinéma, aujourd’hui la peinture, mais aussi un rapprochement avec la philosophie et même avec le judaïsme.

Il y a là à mon avis quelque chose qui se dit, qui manifeste une certaine contemporanéité. Il me semble pourtant que nous ne sommes pas si nombreux à croire que chaque pratique est fondamentalement autonome, et qu’il est possible pour le musicien, pour l’homme de théâtre, pour le cinéaste, etc.… de se doter d’une intellectualité propre, c’est-à-dire d’une pensée verbalisée capable de dire les enjeux de son activité. Mais ce qui est encore plus rare me semble-t-il, c’est de penser que ces intellectualités différentes, peuvent produire, sont capables d’un commun d’un genre particulier, une sorte de communauté d’autonomie des disciplines, sans pour autant que cela configure une quelconque unité. Ce qui me réjouit, et qui me semble finalement extraordinaire, c’est que par ce séminaire cette constellation d’intellectualités semble aujourd’hui possible, et qu’elle serait un premier pas vers, pourquoi pas, de nouvelles inventions collectives. Tout cela est peut-être envisageable aussi, parce que toutes ces pensées partagent l’urgence de prendre position sur le monde actuel, et ainsi refusent d’accepter le mot d’ordre partout généralisé, que je résumerai par le néologisme « Sekomça ! » à écrire en seul mot. Bien au contraire nous avons l’idée que nous devons faire face à l’injustice aujourd’hui partout déployée, et qu’il est nécessaire de prendre parti dans son propre champ d’activité, de le mettre en partage, dans l’optique de créer des possibles communs émancipateurs. 

Comme vous le savez ce séminaire était initialement programmé le 14 novembre dernier, donc le lendemain des attentats qui ont eu lieu à Paris. Je me dois de dire un mot ici de tout cela, parce que en définitive, je suis convaincu que cet événement, loin de rendre obsolète notre entreprise de séminaire sur l’hétérophonie, la rend au contraire plus urgente et plus que jamais essentielle. Ce n’est pas du tout pour les raisons que certaines personnes revendiquaient au sortir du choc, de continuer coûte que coûte, pour prouver que les valeurs de notre culture sont supérieures à celles des meurtriers, voire supérieures à celles d’une partie entière de l’humanité. Non, ce séminaire est pour moi bien au contraire un remède contre ce genre d’idées, et quoique notre question concerne spécifiquement les arts et non pas la politique, il me semble que cette recherche est porteuse d’espoir, et propose un lieu capable de redonner des forces pour affronter ces misérables revendications de liberté d’expression, d’identité nationale, et de valeurs démocratiques du monde occidental. 

Il me semble important qu’à quelques-uns nous refusions de nous enfermer derrière de tels murs, que notre association libre fasse signe vers une autre façon d’être ensemble, qu’elle fasse entendre qu’il est possible d’inventer de nouvelles rencontres entre les choses, les existences, qui sont aux antipodes des identités sclérosées, et des faux-semblants d’échanges mondialisés.

L’autonomie du cinématographe 

Il me semble important pour commencer, de revenir sur l’autonomie du cinématographe, point de départ qui me paraît donc être la condition nécessaire pour pouvoir mettre en partage, voire confronter les différentes singularités. J’ai essayé de montrer, et l’entreprise est loin d’être finie, que le cinématographe a ses principes propres, tirés de l’usage qu’il a de matière propre qu’il utilise, et des formes qu’il produit avec cette matière. Par ailleurs ces formes inventent un public particulier, qui ne ressemble à aucun autre. J’ai donc pour penser cela, écrit un livre qui a pour titre Vive le cinématographe ! et animé deux séances la saison dernière dans le cadre de ce séminaire, l’une qui a pris la forme d’un exposé et l’autre celle de la projection du dernier film de Jean-Luc Godard, Adieu au langage .

J’ai essayé dans le livre de dessiner une tradition d’une certaine idée du cinématographe, pour montrer que ce n’est pas une chose inventée de toutes pièces par moi, mais qu’au contraire d’autres cinéastes ont pensé, ont pratiqué, et pratiquent encore, cette façon de faire du cinéma et qu’elle est encore très fertile pour une nouvelle génération de cinéastes dont je fais partie. 

J’ai, dans mon exposé de la saison précédente, voulu identifier, ce qui pour les quatre cinéastes, Bresson, Godard, Straub et Huillet, fait la singularité de leurs pratiques, en pointant la façon qu’ils ont de superposer et monter, les voix images et les voix sons. J’ai fait ce travail en m’inspirant des catégories musicales. Pour Bresson, j’ai pensé que l’image et le son avaient des rapports de contre point, pour Godard qu’il était question d’un certain usage de la dissonance cinématographique et que dans certains films de Straub et Huillet, on pouvait distinguer l’amorce possible d’une hétérophonie cinématographique. Je vous renvoie pour les détails au texte de mon intervention, qui se trouve sur le site du séminaire Babel.

Dans le film de Godard que nous avons projeté en mai dernier et qui je vous rappelle est en 3D (trois dimensions), j’ai cru voir que la notion de public pour ce genre de film était de nature très particulière et très loin d’un regroupement de spectateurs s’identifiant avec ce qui a lieu à l’écran. Ce qui a pour conséquence me semble-t-il de produire dans la salle de cinéma, une communauté de gens, là aussi très spécifique, quelque chose comme un « collectif de uns », des gens, devant des images et des sons, à la fois séparés et ensemble. Ce qui semblait évident alors, c’est que le public du cinématographe a peu à voir avec celui que constitue le théâtre par exemple, mais encore moins avec celui que l’on trouve dans les salles de concert. Là aussi c’est un chantier pour moi à peine ouvert qu’il me faudra poursuivre et préciser, car ce travail prend encore trop la forme d’une intuition.

Ce faisant j’ai donc fini par penser que l’idée d’hétérophonie n’était pas une idée si loin des préoccupations de ma pratique cinématographique et qu’elle éclairait, une certaine façon que nous avons Sol Suffern-Quirno et moi de faire des films. Cette notion d’hétérophonie ouvre surtout des possibilités nouvelles, qui devraient prendre forme dans un film à venir, un film long que nous devons avoir réalisé pour mai 2018 et dont je vous parlerai tout à l’heure.

Le cinématographe art spécifique 

Je voudrais revenir tout d’abord rapidement sur ce qui fait, à mon avis, du cinématographe un art spécifique. On pourrait dire ceci, il est celui qui agence de façon unique ce qui est pour l’ouïe et ce qui est pour la vue, en proposant comme aucun autre art ne le fait, une partition radicale  de ces deux sens. 

J’aime ce mot « partition » qui fait évidemment penser à la partition musicale et à toutes celles que Violaine Anger nous a fait découvrir dans ce séminaire, avec son travail sur la notation musicale. 

Je pense donc que ce qui nous est proposé de contempler dans un film du cinématographe, c’est une partition d’un genre très particulier. Une partition, dont le système de portées, distingue nettement ce qui est pour les yeux et ce qui est pour les oreilles, ce qui est de l’ordre du visible et ce qui est de l’ordre de l’audible. C’est avec cette distinction radicale, qu’un film déploie sa forme, et produit un espace-temps unique, intérieur à l’œuvre même. 

Ces partitions exposées sur l’écran par le film, superposent, articulent, jouxtent, opposent différentes voix. Il ne faut donc pas voir au cinéma que des rapports horizontaux de montage juxtaposé, mais surtout et aussi, des rapports verticaux d’images et de sons.  Il n’y a donc pas une seule voix image et une seule voix son, mais au contraire une superposition de voix, souvent très nombreuses, en particulier pour les voix son, mais aussi pour les voix images. Pour les images avec d’éventuelles surimpressions, ou alors comme nous avons pu le voir pour la première fois au cinéma avec Adieu au langage, avec un plan unique coupé en deux, dont une partie de l’image est faite pour l’œil droit et l’autre partie pour l’œil gauche. Je vous rappelle rapidement le procédé : la caméra filme avec deux objectifs le même plan, ce qui permet d’avoir à la projection une sensation de relief. Mais à un moment du film, les objectifs s’écartent et les deux visions qui n’en faisaient qu’une au départ, produisent une vision superposée et double, qui nous oblige à fermer l’un de nos deux yeux, alternativement, pour voir l’une et l’autre image.

Ce qui me frappe, c’est que les partitions fabriquées par le cinématographe sont les formes définitives des films, tout y est rassemblé sur l’écran dans leurs divisions, nous sont exposées littéralement des orientations contradictoires. 

On trouve cela dans certains moments des films de la période classique du cinéma. Dans Vertigo deHitchcock par exemple, quelque chose de singulier arrive dans le film par la vision double que nous procure Kim Novak et qui finalement se résume parfaitement dans le plan bien connu des escaliers, où Hitchcock invente là le travelling contrarié, qui consiste à effectuer un travelling avant, en même temps qu’un zoom arrière et qui produit une vision impossible et éminemment cinématographique. 

Il y a aussi dans certains moments de Fenêtre sur cour, des situations que l’on pourrait considérer comme les prémices d’une hétérophonie cinématographique, grâce au dispositif mis en place par le film, avec la cour intérieur des immeubles et les multiples fenêtres donnant dessus. Dans certains mouvements de caméra qui subjectivent le regard et l’écoute de James Stewart, surgissent des disjonctions du son et de l’image, des superpositions extrêmement étonnantes de l’audible et du visible. La caméra se promène de fenêtre en fenêtre mais les sons eux se superposent dans un mouvement contradictoire, grâce aux résonances de la cour. La partition image et son de ces moments nous fait l’effet de deux écrans sur lesquels les événements se déroulent dans des directions dissemblables. J’ai trouvé après coup cette phrase de Bazin qui avait eu la même intuition à l’époque : « La cour sur laquelle donne la fenêtre est avant tout un bain sonore, saturé, urbain, plein de rumeurs et de promiscuité, d’air chaud et de réverbération inavouable. Et dans ce magma sonore il y a une petite chanson qui fraie son chemin et dont finalement tout dépend. Écoutez « Fenêtre sur cour »

Je cite des films de Hitchcock pour que vous ne pensiez pas que quand je parle d’hétérophonie au cinéma, vous ayez aussitôt en tête des films que l’on appelle, dans le petit monde du cinéma, des « films expérimentaux ». Les films qui travaillent ces distinctions, son et image, avec la radicalité que je vous décris, sont des films qui peuvent tout fait avoir un argument scénaristique.

Ce qui est certain, c’est que ce sont des films que doivent être projetés dans les salles de cinéma, là où l’on trouve habituellement les films du samedi soir. La salle de cinéma permet une mise à distance de la réalité extérieure. Les films du cinématographe ont besoin de ce silence et de cette obscurité, jusqu’à l’immobilité d’un public, pour pouvoir réagencer sons et images dans un ordre nouveau, capable de nous éveiller vers quelques vérités. 

Alors ce que font, ou pourraient faire, des films hétérophoniques à venir, c’est accentuer ces séparations, partitionner donc toujours plus et réordonner dans un sens qui n’aura plus beaucoup à voir avec l’ordonnance de la perception naturelle. On pourrait dire qu’un cinématographe hétérophonique constituerait un commun des sens, après les avoir préalablement rigoureusement distingués les uns des autres. Des rapprochements donc qui ne nous font pas perdre de vue et d’ouïe, la spécificité de chacune de ces dimensions. Ce commun ne serait donc pas nécessairement harmonieux ou consonnant, mais bien dissonant et contradictoire. Ce qui nous serait finalement réellement proposé de contempler au cinéma, ce sont moins des images et des sons réunis, que les écarts qui se produisent entre eux, le secret qui réside entre écouter et voir.

De l’hétérophonie des arts dans le cinématographe 

Il me semble qu’à présent, il est possible d’aborder le point que j’annonce dans le titre de mon intervention d’aujourd’hui : l’hétérophonie des arts dans le cinématographe.  Je voudrais m’aventurer avec vous sur cette question complexe et plusieurs fois traitée, du rapport qu’entretient le cinéma avec les autres arts, mais cette fois au regard de cette notion d’hétérophonie et du cinématographe en particulier.

Parce que le cinématographe tient une place singulière dans les arts et peut-être même dans le cinéma lui-même, il m’a semblé intéressant d’explorer cette question, qui peut-être dira quelque chose de ce séminaire et de sa volonté d’être lui aussi un lieu d’expérimentation hétérophonique par la diversité des énonciations.   

Il faut tout d’abord partir de l’idée qui pour moi est importante, qui est celle-ci : il n’y a pas d’idée d’art général qui subsume les arts particuliers. Il y a « des » arts sans continuum logique, sans dénominateur commun. Il me semble indispensable de se séparer de l’idée heideggérienne, que tout art est par essence poétique, et en particulier que l’art des images et des sons doit être nécessairement reconduit à la poésie. En somme je fais partie de ceux qui récusent l’idée que la langue marque son empreinte sur tout.  

Il y a alors hors de cet enjeu hégémonique, la possibilité de produire un cinématographe réellement autonome et réellement séparé de son assujettissement habituel à la littérature, au romanesque, tout comme au théâtre avec ce que cela implique de jeu d’acteur. Il y a aussi un autre type d’assujettissement, si l’on n’est pas dans l’un des deux registres que je viens de citer, qui est de devoir faire dans la poésie, en faisant ce que certains appellent  du « cinéma de poésie ». 

Cela va avec l’idée qu’il est nécessaire de penser autrement les films de cinéma, j’en ai déjà parlé ailleurs, autrement donc que comme un art éminemment capable de s’infiltrer dans tous les arts, de les utiliser tous, de les mettre à son service, parce qu’il est l’art par excellence impur et capable par là de produire une synthèse totalisatrice de toutes les dimensions artistiques. 

Cette confusion, me semble t-il, vient du fait que le cinématographe est l’art simultané du visuel et du sonore, et que depuis longtemps ces deux sens sont investis par des arts différents. La musique est un art de l’écoute comme la poésie peut-être, et la peinture, la sculpture et l’architecture par exemple sont des arts de la vue. Le théâtre a à faire aux deux, mais il me semble plus porté vers la recherche d’une certaine synchronicité du texte et de l’acteur, donc d’une certaine synchronicité de la voix et du corps, du sonore et du visuel. Alors que le cinématographe lui, comme je le disais tout à l’heure, ne cherche qu’à désynchroniser la vue et l’écoute, et cela même quand il fait du direct comme chez Straub et Huillet, où j’avais justement essayé de démontrer dans mon intervention de la saison dernière, que ce n’était que pour mieux faire entendre leurs distinctions, leurs étrangetés. Mais pour ce qui est du théâtre précisément, nous verrons cela plus tard, avec l’intervention d’Olivier Saccomano, sur ces questions d’hétérophonie du théâtre et d’homophonie du spectacle qui m’intriguent beaucoup.

L’hypothèse que je voudrais faire avec vous aujourd’hui est que, quand le cinématographe (c’est-à-dire le cinéma dont je me revendique) fait exister des arts dans un film, c’est toujours en produisant une image de ces arts, qui fait droit à leurs singularités. Ce que je crois en définitive, c’est que certains films produisent l’image d’une possible coexistence des arts, en maintenant toujours leurs radicales hétérogénéités et la distance qui les sépare les uns des autres. Ces films font penser aux constellations qui, par la décision d’un regard, proposent une forme rassemblée de réalités incommensurablement éloignées. 

Je voudrais vous donner trois exemples : Godard fait intervenir parfois la musique, voire la poésie dans certains de ses films, comme des arts parfaitement autonomes, et non pas comme on a tant l’habitude de les entendre, sous la forme dérivée de musique de film, ou de dialogue plus ou moins poétisé. La musique arrive sur la bande-son et nous avons la vision d’un orchestre qui joue avec une matérialité proprement musicale et radicalement en rupture avec ce que le film proposait auparavant. De même que dans certains de ces films, des poèmes s’entendent en même temps que nous avons à l’image la lecture du poète qui l’a composé, comme voulant signifier que la poésie est parfois une affaire de profération par les poètes eux-mêmes. Il y a aussi dans certains des derniers films de Jean-Marie Straub quelque chose de ce genre, des moments musicaux sur écran noir, ou un morceau est proposé dans son unité musicale. Nous sommes alors pendant toute une partie du film devant un écran, écoutant et non pas simplement entendant, de la musique et rien d’autre. 

Évidemment toutes ces œuvres musicales ou poétiques, voire théâtrales, ne sont encore une fois que des images de ces arts, mais il n’empêche que quelque chose subsiste de leurs autonomies. Nous sentons bel et bien qu’elles sont les images de mondes autonomes et autres que celui du cinématographe. Elles ne sont pas là que pour servir le cinéma, mais plutôt pour faire prendre conscience d’une diversité et célébrer une certaine fraternité des arts. 

Je prendrai le dernier exemple dans notre film Vies parallèles, fini en 2014, qui propose de faire de la poésie un élément clairement distinct du cinématographe et dont sa présence au sein même du film, est vécue comme étrangère, voire capable même de mettre le film en péril. La poésie dans ce film est en quelque sorte un négatif du cinéma, elle ne s’entrelace pas aisément avec les autres composantes du film. Ce ne fut pas, croyez-moi une mince affaire, nous ne voulions pas céder sur ce point, et voulions pousser toujours plus loin l’hétérogénéité de la poésie et du cinématographe, en évitant systématiquement de les synthétiser. Nous voulions les faire coexister le temps d’un film, sans pour autant les mélanger ou les mixer, sans non plus les rendre indifférents ou opposés. Face à la menace d’inconsistance tout au long du montage, nous luttions finalement pour que cela tienne par la circulation organisée d’un vide entre ces deux arts.

Cette façon de convoquer les arts au cinéma implique évidemment que l’on évite de tomber dans un certain romantisme, qui fait coïncider tous les paramètres avec la subjectivité d’un cinéaste, faisant d’un film l’empreinte de son âme où tous les objets qui le constituent sont finalement peu importants et reviennent toujours au même dénominateur commun. Chose qui arrive, je vous l’accorde, chez un certain Godard, mais comme vous le savez peut-être il existe plusieurs Godard, et il faut savoir choisir son camp.

Nous pouvons donc faire l’hypothèse que si l’intrication des arts revient toujours, soit comme une menace (l’œuvre d’art totale) soit comme une aspiration (convergence des arts) c’est que la désintrication n’a pas été poussée assez loin. Alors j’ose dire que le cinématographe est peut-être un art particulier, parce qu’il est aussi capable de mener toujours plus loin l’idée de faire exister les frontières entre les arts, de les partitionner les unes des autres, et pourquoi pas de les faire entendre hétérophoniquement.

Comme vous le savez certainement, Robert Bresson avait le projet de faire un film sur la Genèse qui devait se clore sur l’épisode de Babel. Dans une de ses interviews, il dit être fasciné par ce qui devait s’entendre dans cette tour quand toutes les langues se mirent à sonner en même temps. Ce film n’a jamais vu le jour, ce projet devient donc pour tous ceux qui veulent faire du cinématographe et des films hétérophoniques, un modèle possible à atteindre.

Évidemment Babel est aussi l’intitulé de notre séminaire. Babel fut le lieu de l’irréductible différenciation des langues, séparation d’avec la langue-mère de dieu, chute dans le monde empirique, elle nous inspire dans cette idée de la différenciation des arts, où chaque art ne cesse de travailler ses frontières, configure un monde, mais en même temps se laisse travailler, traverser par l’étrangeté des autres arts. 

Il me semble que le cinématographe est un exemple frappant de cet amour de l’altérité, il est ce tube singulier où peut résonner la grande diversité des arts. Peut-être cette aptitude singulière est due au fait qu’il a été longtemps étranger à cet univers des arts et des œuvres, et qu’il est arrivé très tard dans la danse.

Pour finir sur ce point, il est donc pour moi évident que le cinématographe contribue à en finir avec la hiérarchisation hégélienne des sens et donc des arts. Par le cinématographe la profonde égalité des arts devient évidente. Plus donc, de la vieille domination des arts du langage, ni de l’informe interdisciplinarité qui fait l’académisme de notre époque post-moderne finissante. Plus donc de pyramide qui s’élève dans le désert, ni de mélange et de jeu infini de langage dépourvu de sens, mais des formes qui font droit au singulier, où chaque partie existe à égalité.

Film à venir 

Je voudrais à présent vous donner quelques éléments qui structurent notre Film à venir dont je vous parlais tout à l’heure, et que nous devons avoir fini pour l’événement que nous organisons au théâtre de La commune à Aubervilliers avec François Nicolas en mai 2018. Cet événement qu’on a appelé Hétérophonie 68 aura lieu à l’occasion du 50ième anniversaire de mai 68, mais je sais que François vous en parlera de façon plus précise tout à l’heure. 

Pour ma part, je développerai plus en détail ce projet de film, lors de la journée qui sera consacrée au montage, ici même, le 21 mai 2016. 

Aujourd’hui pour mettre en perspective ce film je vais vous présenter trois éléments, qui je vous l’accorde pourront peut-être paraître un peu énigmatiques, mais qui par leur rapprochement, leur montage superposé donneront, je l’espère, une idée de ce que sera ce Film à venir. L’un des éléments est en deux dimensions, c’est la reproduction d’une peinture de Memling, peintre primitif flamand du XVe siècle, l’autre est théâtral, c’est la lecture d’un extrait du texte d’Œdipe à Colone de Sophocle, et le troisième est une forme géométrique en volume, un polyèdre régulier,  le dodécaèdre de Platon. 

Une peinture

Voici l’image de la peinture de Memling.

Elle propose à notre film un traitement formel des images qui se rapproche de ce qui existait en peinture avant que celle-ci ne soit complètement dotée de la perspective. Ce tableau de Memling qui s’appelle Scènes de la passion du Christ fait coexister des événements très éloignés dans le temps et dans l’espace, sans jamais mettre vraiment au centre une scène en particulier. Nous sont  exposés les moments de la passion du Christ en un seul temps, à égalité les uns des autres, en proposant une unité de lieu et de lumière.

Il y a aussi pourtant dans ce tableau un sens et une durée, proposés à notre vision. Nous pouvons décrire un mouvement, tracer une ligne de fuite, en suivant le parcours que réalise le Christ. Il traverse le tableau en commençant en haut à gauche et en finissant en haut à droite, devant la mer de Galilée. Il y a donc une sorte de traversée diagonale qui passe par la forme labyrinthique de la ville, en cherchant à la trouer, à la percée de part en part. 

Nous devrons encore beaucoup étudier ce tableau, car je crois qu’il est une source privilégiée pour penser la composition de notre film, mais nous devons aussi dans cette optique, reprendre « le style diagonal de pensée » que François présente dans son livre La singularité Schoenberg.

Je suis par ailleurs impatient de donner ma place à l’intervention suivante d’Éric Brunier, pour savoir comment il aborde les questions d’hétérophonie en peinture. 

Œdipe à Colone

 Je vous propose à présent un extrait de Œdipe à Colone de Sophocle.

(Lecture à deux voix par François et Hubert.)

Tout d’abord je voudrais dire qu’Hubert est un personnage du film que nous sommes en train de réaliser, pour François on ne sait pas encore, mais il a déjà prouvé ses talents d’acteur dans notre film Vies parallèles

Il y a, dans le texte qu’ils viennent de lire, évidemment tout autre chose que ce qui se manifeste dans le tableau de Memling. Du temps s’écoule, des sons arrivent, des voix résonnent, un discours se déploie, un espace se crée, il y a même comme nous l’avons fait, la possibilité de faire un coup de théâtre avec la surprise d’un acteur au sein du public. 

Comme vous le savez Œdipe à Colone est une tragédie posthume de Sophocle, elle n’a été jouée à Athènes qu’après sa mort. Elle témoigne du déclin de la puissance athénienne et de celui de la tragédie elle-même. Quelque chose s’est perdu et Sophocle cherche dans cette pièce à redonner courage. 

Ce texte nous intéresse particulièrement parce qu’il semble indiquer un mouvement vers une possible renaissance politique, vers une reprise de la tâche commune. Après une longue errance Œdipe nous montre que ce n’est pas par un retour à une quelconque terre natale qu’un « commun » est possible, mais bien au contraire que celui-ci aura lieu dans un ailleurs. Dans la pièce de Sophocle ce commun, cet autre a pour nom : Athènes. 

Une séquence de notre film fera donc appel à des extraits de cette pièce, cela est très important pour nous au regard de tout ce que je vous ai dit jusqu’à présent. Cette séquence sera l’intrusion du théâtre au sein du cinématographe dans sa violente étrangeté. Il y a de grandes chances d’ailleurs que ce moment du film soit réalisé en trois dimensions, et que le public en pleine projection soit invité à chausser des lunettes 3D pour voir cette partie hétérogène du film.  

Le dodécaèdre

Mon troisième élément de montage est ce dodécaèdre régulier. Il est la structure de notre film à venir. Nous pensons que cette forme géométrique détient potentiellement une façon de faire entendre simultanément toute une diversité de voix que le cinématographe est capable de mettre en jeu. Dans le Timée, Platon distingue cinq solides, quatre d’entre eux sont associés aux éléments, la terre, l’air, l’eau, le feu, le cinquième qui est constitué de douze faces, se présente comme le plus parfait, Platon dit que Dieu utilisait le dodécaèdre pour ordonner les constellations du ciel. 

Je vais vous demander à présent de faire un effort d’imagination. Vous devez considérer que ce dodécaèdre est en mouvement permanent, qu’il tourne sur lui-même et qu’il donne un point de vue théorique sur le projet général du film. Voyez cette autre image du peintre Jacopo de Barbari. 

Elle représente le mathématicien Luca Pacioli contemplant un polyèdre (un rhombicuboctaèdre), ce tableau donne bien l’idée de ce qu’est une vision apriorique. Le dodécaèdre lui est en bas à droite de l’image.

Le dodécaèdre a donc douze faces, on sait l’importance de ce chiffre pour Platon donc, mais aussi dans la Bible et la Kabbale et cela jusqu’au Coup de dés de Mallarmé. À présent, figurez-vous que chacune de ces faces est constituée d’un écran et que sur chaque écran un film se déroule en boucle. Depuis ce point de vue extérieur nous pouvons voir les images qui défilent sur ces écrans, mais nous ne pouvons pas entendre les sons qui les accompagnent. 

À présent je vous propose d’entrer à l’intérieur de ce dodécaèdre. Maintenant que vous êtes à l’intérieur, imaginez que vous vous trouvez en face d’un des écrans projetant un film, qui a une couleur sonore et visuelle propre, un enjeu particulier. Vous devez comprendre que depuis cet endroit où vous vous trouvez, vous ne pouvez pas voir tous les films en même temps, notre vision étant orientée vers l’avant, elle ne vous permet que de voir un écran à la fois. Vous devez aussi savoir que vous êtes assez proche de l’écran et que cela vous empêche d’embrasser d’un seul regard plusieurs écrans. 

Mais en revanche par vos oreilles, et par l’acoustique singulière proposée par ce volume, vous entendez les sons des onze autres écrans qui sonnent en même temps que le film que vous voyez et entendez sur l’écran situé devant vous. En fonction de la place que vous occupez au sein du volume, les sons des autres écrans vous viennent et se superposent avec plus ou moins d’intensité sonore, les écrans concomitants par exemple ont naturellement une présence plus importante que les écrans plus éloignés. Vous êtes donc dans un vaste espace où des écrans de toutes parts projettent en même temps des films différents. L’intérieur de ce dodécaèdre devient un lieu cinématographique singulier, un lieu dont l’acoustique ne cesse d’entrechoquer des sons hétérogènes. 

Vous comprenez bien alors que, si vous vous déplacez d’un écran à l’autre, votre déplacement produira une multiplicité de variations sonores et visuelles et vous serez en permanence sollicité par des changements radicaux d’ambiance. Depuis l’intérieur du dodécaèdre une exploration complexe s’ouvre à vous, avec de multiples parcours possibles. C’est par un mouvement dynamique en forme de spirale, que vous pouvez avoir une appréhension générale de ce que ce lieu singulier dispose. 

Je voulais, pour illustrer ce parcours, vous montrer cette Chapelle ruban qui se trouve à Hiroshima au Japon. 

Elle a été conçue par l’architecte Hiroshi Nakamura, qui a eu l’idée d’entrelacer deux escaliers comme l’avait d’ailleurs déjà imaginé De Vinci avec son escalier à double révolution du château de Chambord. Voici donc l’image d’un parcours possible dans ce dodécaèdre, un parcours initiatique qui pourrait prendre plusieurs années, pourquoi pas douze ans.

Mais alors vous me direz : que sera le film vraiment, quelle forme spécifique prendra-t-il ? Il est évident que ce film est destiné aux salles de cinéma, à être projeté devant un public qui se tient assis sur des sièges, ne pouvant pas se déplacer où il veut. On pourrait dire alors que ce film sera comme un fil d’Ariane lancé dans le labyrinthe que je vous ai figuré. Il dessinera un chemin sensible, sonore et visuel, à parcourir collectivement. Le film sera une interprétation hétérophonique de ce volume architectural et des différents rapports, visuels et sonores, qui s’établissent entre les écrans. Il s’appliquera à bâtir une continuité chronologique, qui fasse sentir malgré tout, que chaque moment singulier du film peut être potentiellement coprésent à tous les autres. 

Ce sera surtout par le travail de la résonance et la réverbération des sons et des images, que le film trouvera sa dimension hétérophonique. Chaque son, chaque image d’une séquence restera potentiellement en résonance dans les séquences suivantes. Ce qui sera mis en avant c’est le pouvoir expressif de cette résonance, avec sa trajectoire et sa durée acoustique ou visuelle. Ce seront les diverses descriptions des trajectoires des résonances, le temps qu’elles mettent à s’accomplir, leurs trajets, leurs réverbérations qui fourniront les notions d’espace et de temps propre au film lui-même. Tout le montage du film sera une façon de jouer avec ces trajectoires, de les contredire, de les supprimer, de les superposer, de les juxtaposer, de les mettre en parallèle ou de les contraster. Dans notre journée sur le montage dont je vous parlais tout à l’heure, je m’attacherais dans mon intervention, à développer plus précisément ce point. 

Je voudrais pour finir revenir sur la tour de Babel, qui après l’acte divin se serait mise à sonner de toutes les différentes langues. Ce qui est proprement hétérophonique dans cet événement à mon avis, ce n’est donc pas la cacophonie des langues sonnant simultanément, mais bien celle qui apparaît grâce à une trajectoire singulière, par l’intermédiaire d’un geste compositionnel à l’intérieur de cette tour. 

Le film proposera donc un mouvement spécifique au cœur d’une cacophonie visuelle et sonore, et produira un parcours diagonal dans un monde clos, un mouvement unique orienté vers la sortie. Il proposera une expérience, la traversée d’un danger, une épreuve à vivre. Tout cela pour que le temps d’un film nous n’acceptions plus le recouvrement systématique de nos espoirs, pour que nous trouvions l’énergie suffisante afin de franchir les obstacles qui nous font face. Dessiner par ce film, la possibilité d’une éclaircie sensible, remonter la pente, et faire un mouvement vers un ailleurs inconnu. 

Le film fait donc comme si nous aurions pu enregistrer ce que voyait et entendait un homme qui, orienté par l’idée d’une sortie, aurait parcouru la tour de Babel de l’intérieur. Le film donc se veut une épreuve de l’écoute et de la vision, une épopée visuelle et sonore, faisant l’apologie d’une sortie nécessaire de la caverne de notre temps. Sortie qui est, en définitive, une invitation à réformer nos actes et nos perceptions, à apprendre à distinguer nettement les singularités, pour avoir un autre usage du monde, un usage inventif, où nos formalisations ne seraient pas ignorantes du réel. 

Ce film donc sera une épopée contemporaine, une manière de trancher dans l’époque et dont le mot d’ordre pourrait être aussi le titre du film : 

SORTONS TOUS !

 Rudolf di Stefano

Février 2016

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