UN CINÉMATOGRAPHE HÉTÉROPHONIQUE

PROGRAMME

Ouverture : Aujourd’hui le cinématographe ? Réponse à une phrase de Bazin

1. Pas une histoire : cinéma muet / cinéma parlant / cinéma sonore

2. Un éclairage du cinématographe par la musique : l’hétérophonie ?

Entracte démonstratif : Projection d’un film : « Annoncer le cinématographe »

3. Tenir ensemble le séparé : exemple d’un film à venir

Final en forme d’ouverture : Vive le cinématographe !

Ouverture : 

Il faut dès le départ clarifier un point, cinématographe pour moi ne s’oppose pas à cinéma, il est le nom d’une certaine façon de penser le cinéma. Si je devais faire une comparaison avec la musique, je dirais que le cinématographe est au cinéma ce que la musique savante  est aux autres musiques, mais il vaut mieux pour la musique, différencier comme le fait François Nicolas, Musique-art de Musique-culture. Il me semble que personne n’objecte à la musique d’avoir un champ de recherche spécifique. Nous sommes bien obligés de constater que pour le cinématographe cela paraît moins évident. J’espère par cette intervention pouvoir clarifier ce point et contribuer à ouvrir un espace dans le cinéma pour faire entendre encore une fois l’idée du cinématographe

Pour ma part je ne choisis pas le mot cinéma-art, le mot art me semble problématique, il est je crois, un mot du philosophe et pas celui du cinéaste. Au moment de faire un film, je ne me pose pas la question de savoir si je fais de l’art ou pas, je fais un film et puis c’est tout. 

Le cinéaste peut après-coup se demander ce qu’il a fait, c’est alors ce qu’on peut appeler son intellectualité. Plusieurs cinéastes ont cherché à identifier la singularité de leur pratique par des mots, et tenter de nommer leur découverte, de lui donner un nom. Évidemment en premier lieu Bresson, mais bien d’autres aussi, avant et après lui. Quand je dis qu’il y en a d’autres, je pense par exemple à Pasolini qui, lui, a eu une autre façon de désigner cette singularité, il ne l’a pas appelé cinématographe mais cinéma de poésie qu’il différencie du cinéma de prose. Prose et poésie sont des catégories littéraires, qui peuvent être utiles pour appréhender ce qu’est le cinématographe, mais elles me paraissent aussi, trop éloignées, trop extérieures au cinéma. 

Le terme Cinématographe choisi par Bresson me semble plus approprié et invite à penser dans les catégories internes à cette discipline. Entre cinéma et cinématographe, il n’y a qu’une différence infime, qu’un léger déplacement, un décadrage, voire une extension. i

Ce qui chez Bresson m’intéresse beaucoup dans la façon qu’il a de nommer sa pratique, c’est qu’il assigne le cinématographe à la jeunesse, à ce qui commence, au nouveau, voire à l’inconnu. La tâche du cinéaste, est avant tout, de faire avancer sa discipline, de la pousser dans des territoires inconnus, « dans ses retranchements » comme dit Straub et par là ouvrir de nouveaux champs de connaissances. Le cinéaste au regard de son film se dit à chaque fois : pourquoi ai-je fait ça ? Et donc d’une certaine manière aussi : qu’est-ce que le cinématographe ? 

C’est en définitive ce que je vous propose que nous fassions ensemble, une enquête sur cette question.

Je voudrais aussi que cette intervention soit une sorte de réponse à la phrase d’André Bazin que l’on trouve dans son ouvrage majeur : Qu’est-ce que le cinéma ? 

La voici : « En attendant que la couleur ou le relief rendent provisoirement la primauté à la forme et créent un nouveau cycle d’érosion esthétique, le cinéma ne peut plus rien conquérir en surface. Il lui reste à irriguer ses rives, à s’insinuer entre les arts dans lesquels il a si rapidement creusé ses gorges, à les investir insidieusement, à s’infiltrer dans le sous-sol pour forer des galeries invisibles. Le temps viendra peut-être des résurgences, c’est-à-dire d’un cinéma indépendant du roman et du théâtre.». 

Il semble que le cinéma actuel dans sa grande majorité en est là, dans ce que les gens de la revue L’art du cinéma appellent un cycle néoclassique. Il est vrai que le cinéma aujourd’hui n’hésite pas à s’infiltrer dans les autres arts, à les utiliser, voire à les totaliser. Il est vrai que le cinéma a une capacité de synthèse extraordinaire et que cela lui donne potentiellement la puissance d’un art total. J’ose penser pourtant, comme le suggère Bazin, qu’il est possible que le cinématographe ait une autre vocation, qu’il trouve en lui de nouvelles forces pour réaliser de nouveaux films. Je crois d’ailleurs qu’il existe déjà de nombreuses tentatives, mais que simplement elles ne sont pas majoritaires dans la production de notre début du XXI ème siècle. Mais le cinématographe n’aspire pas à l’hégémonie, il a existé, il existe et il existera certainement, mais toujours rarement et de façon séquentielle.

Je voudrais encore préciser qu’il ne s’agit pas pour moi de revendiquer un cinéma pur, d’avant-garde, qui fait table rase du passé. Simplement je crois que le cinématographe se définit par un faire singulier, des exigences singulières et qu’il procède de synthèse en synthèse pour tenter de faire de nouvelles découvertes. Ce qui décide au final de la vivacité du cinématographe, c’est toujours les films eux-mêmes et non pas des idées abstraites revendiquées de façon plus ou moins péremptoire. 

Je laisse aussi de côté les catégories d’art pur et d’art impur inaugurées par Bazin et  poursuivies par Badiou et les gens de L’art du cinéma. Ces catégories, personnellement, ne m’aident pas à penser mon travail, et jusqu’à aujourd’hui ne m’ont pas apporté beaucoup d’éclaircissements. Cela est certainement lié à l’approche qui me paraît là encore, trop générale. 

1. Cinéma muet / cinéma parlant / cinéma sonore 

Je ne prends évidemment pas le parti de vous faire une histoire du cinéma, de son évolution jusqu’à nos jours. Je voudrais simplement vous dire quelques mots sur l’idée que je me fais sur le fameux passage du cinéma muet au cinéma sonore. Vous verrez que cette séquence historique risque d’être déterminante pour notre propos d’aujourd’hui. Il est évident, tout d’abord, que le mot muet est une façon de désigner un manque a posteriori, qui n’était pas obligatoirement ressenti comme tel quand le cinéma était dépourvu de bande-son.  

Je voudrais dès le départ, et pour cette occasion, considérer que la notion de voix musicales peut être matérialisée au cinématographe, par deux éléments minimums qui le constituent, celui de l’image et celui du son. Deux voix qui, à mon avis, existaient déjà dans le cinéma des premiers temps. Je voudrais montrer qu’au tout départ, le cinéma n’était finalement pas si muet que cela et que la seule chose qui était vraiment muette, c’était l’écran sur lequel étaient projetées les images. 

Le cinématographe primitif, sorti directement des foires, était le lieu de plusieurs expérimentations. Il n’a duré que quelques années, jusqu’en 1914 où les salles ont commencé à se spécialiser. Il y avait donc à cette époque, des prises de parole en direct, des musiciens jouant à côté de l’écran, des conférences en parallèle, le bruit des spectateurs qui n’hésitaient pas à parler, à faire des commentaires en direct plus ou moins bruyants. Il y avait aussi le bruit des rues environnantes, parce que les salles étaient mal insonorisées. On trouve des témoignages relatant que, parfois lors de la projection d’un film, des lions rugissaient dans la ménagerie d’à côté. Je vous propose de lire un témoignage de l’époque que l’on trouve dans un livre très intéressant écrit par Martin Barnier et édité par les presses universitaires de Rennes : « Bruits, cris, musiques de films, les projections avant 1914 » page 65. 

Comme on peut l’entendre dans ce texte, une grande multiplicité de propositions s’entrechoquait, autant dans la composition générale des séances que lors des projections elles-mêmes. On ressent quelque chose de l’atmosphère d’un commencement, qui témoigne de la naissance d’une discipline. En passant, je voudrais dire que les séances Qui-vive que nous organisons François Nicolas et moi au Ciné 104 à Pantin tous les trimestres, ont quelque chose à voir avec cet enthousiasme des débuts. Par les différentes expériences que nous y faisons : le doublage en direct des images à l’écran, les films avec une partie de l’action se déroulant dans la salle, le rapport sans mélange entre musiques et images, les conférences de mathématique au pied de l’écran, l’écoute de la musique sur écran noir, les scènes d’amour dans le public…

Il me semble donc que le cinéma des premiers temps, n’était donc pas réellement muet mais que simplement les sons, les bruits n’étaient pas synchronisés avec la bande-image.  

Il y a eu très vite après cette période bouillonnante, des cinéastes qui ont su faire arriver, malgré l’absence de bande-son, le sentiment du son. Le son était d’une certaine manière intégrée dans les plans. Je tiens cette idée des travaux de mon ami et camarade, Emmanuel Soland, qui fait la phonographie des films que nous réalisons Sol Suffern-Quirno et moi. 

Il y a par exemple dans la séquence d’un film de Chaplin, au second plan, un vendeur de journaux qui crie aux passants, alors qu’au premier plan une action, qui n’a rien à voir, se déroule. Cette disposition a pour effet de produire un son qu’on pourrait appeler son visuel. Il y avait aussi dans les films de cette époque, des images sonores qui venaient s’introduire entre deux actions. Pensez aux images de sirènes d’un bateau dans les films soviétiques de cette période qui surgissent comme un bruit. Les cinéastes connaissaient bien sûr aussi ce que produit la valeur d’un plan sur le son. Un gros plan donne une sonorité plus forte qu’un plan d’ensemble, qui lui, a une sonorité plus faible, plus diffuse. Bref, le cinéma des débuts n’était pas du tout muet, et les cinéastes avaient une pratique du montage et du cadrage qui leur permettait que le son ne soit jamais absent de leurs films.  

Enfin les évolutions techniques ont permis aux films de se munir d’un son synchrone et c’est ainsi que finalement les écrans se sont mis à parler. La salle de cinéma a alors évolué vers une acoustique qui ressemble à celle d’aujourd’hui, rigoureusement insonorisée. Le cinéma dans sa grande majorité est devenu plutôt parlant que sonore. 

Ce qui m’intéresse dans ce cinéma des débuts, c’est que tout était là potentiellement depuis le départ. Le cinématographe contenait finalement en lui deux développements possibles : la capacité d’être une discipline éminemment originale par sa façon de faire travailler l’hétérogénéité qui existe entre son et image, ou bien produire des paroles, redoublées par des images projetées sur l’écran. 

C’est pour cela qu’il faut, il me semble, séparer le cinéma sonore du cinéma parlant. Le cinéma parlant a eu tendance à unifier les deux voix, son et image, en une voix principale organisée autour de la parole. On pourrait dire que la direction horizontale a prédominé sur la direction verticale, comme en musique on dit que la mélodie peut dominer l’harmonie. Nous pouvons considérer alors que le cinéma parlant a une tendance homophonique, une seule voix principale qui réduit les autres voix à un rôle d’accompagnement. C’est ainsi que la linéarité du récit ou que l’intrigue psychologique, matérialisée par les dialogues sont devenues le point central de la plupart des films.  

Mon point de départ réel pour penser le cinématographe est celui que m’offre Bresson. Il est le premier à véritablement formuler l’idée d’un cinématographe sonore émancipé du cinéma parlant. Et dans ces conditions, le cinématographe de Bresson poursuit d’une certaine manière le cinéma sonore des premiers temps. Il radicalise l’idée que le cinématographe comporte deux voix absolument distinctes, et fait de lui la discipline qui compose avec deux dimensions : image et son. Si le cinéma primitif n’était pas muet mais bien sonore, le cinématographe l’est aussi. Bresson y ajoutera un élément essentiel, inconnu du cinéma des débuts : le silence.

Je vous rappelle la note de Bresson : « LE CINÉMA SONORE A INVENTÉ LE SILENCE »

Cette conception des voix au cinéma permet qu’une direction verticale puisse exister, une conception harmonique des films. Bresson ouvre une nouvelle lignée de cinéastes et surtout une nouvelle façon de réaliser des films, Godard et Straub/Huillet sont à mon avis, les premiers véritables successeurs de cette idée du cinématographe.

2. Éclairage du cinématographe par la musique 

Dans mon programme, je livre une phrase de Pessoa que je vous lis : « C’est la quête de qui nous sommes, menée au lointain / De nous-mêmes ». Il me semble intéressant à l’occasion de ce séminaire de mettre à l’épreuve le cinématographe par la musique. Je ne suis pas musicien, mais la collaboration avec François Nicolas, depuis presque trois ans déjà, m’a rapproché de toutes ces questions, et m’oblige à avancer de façon nouvelle dans ma manière de penser le cinéma. La musique est finalement loin de ma pratique, mais c’est cela qui semble intéressant, confronter sa discipline à une autre, et voir les étincelles que cela produit.

Je voudrais donc que l’on réfléchisse sur quelques éléments déterminants de la pratique de Bresson, Godard et Straub/Huillet, en s’inspirant de trois notions musicales : le contrepoint, la polyphonie, la dissonance et l’hétérophonie.

Bresson et le contrepoint

Bresson, comme je le disais, est celui qui va radicaliser l’idée que le son et l’image sont deux voix distinctes, deux bandes absolument séparées, une s’adressant à l’oreille et l’autre à l’œil. Il apporte l’idée que le son et l’image doivent être chacun dans une dimension différente. L’image doit assumer d’être en deux dimensions, pour que le son fasse la troisième. L’idée de Bresson est que le son est celui qui donne le relief à l’image, qui lui donne une perspective paradoxale.

Pour cela il va, comme il dit lui-même, « aplatir les images », bien montrer qu’il est question d’image en deux dimensions, réduire les effets de perspective, par différents procédés. Celui par exemple du plan serré qui limite considérablement le second plan dans l’image. Il va aussi, par un travail de lumière et par l’utilisation d’un objectif unique, le 50 mm, éviter que l’image ait une profondeur de champ, ce qui fait que les images sont souvent nettes au premier plan et floues au deuxième. Il va aussi procéder à une unification des couleurs, ou des noirs et blancs. Les couleurs sont peu saturées, les noirs et blancs sont peu contrastés, un gris général résulte des images.  

Le son en revanche donne l’espace, le volume d’une gare ou d’un champ de courses dans « Pickpocket » par exemple. Le son se déploie dans l’espace et matériellement remplit la salle de cinéma. Il est d’ailleurs projeté par les enceintes, vers nous, dans un mouvement inverse aux images, qui elles, sont projetées depuis l’arrière pour s’aplatir devant nous, contre l’écran. 

Je vous rappelle aussi que Bresson enregistre après-coup les voix de ses modèles, dans un lieu où règne une pénombre, et surtout sans qu’ils aient la possibilité de voir les images qui ont été tournées préalablement avec eux. Ce n’est pas une postsynchronisation classique, mais un travail très singulier, loin de tout naturalisme. Les voix des modèles ne cherchent pas à imiter ce qui se passe à l’image comme on peut l’entendre dans les films doublés au cinéma. Là, il s’agit au contraire de mettre en valeur la séparation, les deux voix du cinématographe : les images et les sons. 

Cela produit une sorte de libération des voix sonores, celles des bruits et des paroles, qui ne sont plus du tout là pour accompagner, ou pour doubler l’image. Les sons et les images des films de Bresson sont donc pensés comme une écriture en contrepoint, le décalage est obtenu par le jeu d’une ou de plusieurs voix en « contre chant », comme en musique on superpose des lignes mélodiques.

Il est évident que dans ces conditions, le montage pour Bresson n’est pas simplement entendu comme un montage des images entre elles, mais aussi comme un montage entre images et sons, un montage qui fait entendre le phrasé de deux voix, qui nous fait vivre simultanément et de façon séparée ce qui est destiné à l’oreille et ce qui est destiné aux yeux. Entre ouie et vue, il y a un montage, qui produit une écoute et une vision perçues séparément malgré leur simultanéité.

L’unité chez Bresson ?

Il est intéressant dans ces conditions de savoir comment Bresson réussit à faire que ses films trouvent une unité. Il est évident qu’ils contiennent en eux du récit, quelque chose nous est raconté, mais il me semble pourtant que ce n’est pas cela qui donne l’unité qui se dégage si fortement des films. 

Ce qui me semble que plus déterminant, c’est la façon qu’il a de composer en vis-à-vis ces deux voix, image et son, qu’il s’est appliqué à constituer séparément. Il leur trouve un ordre pas à pas, plan par plan comme pour le contrepoint musical. La polyphonie résulte d’un tressage précis des voix entre elles, et constitue une pluralité homogène. Comme Bresson le dit lui-même : « dans un film, le son et l’image avancent parallèlement, se devancent, reculent, se retrouvent ensemble et repartent la main dans la main. Ce qui m’intéresse à l’écran c’est le contrepoint. »   

Bresson a mené si loin cette pratique du contrepoint au cinéma — qui en définitive est une façon singulière de faire du montage — que cela lui a donné l’idée peut-être qu’il était possible de baptiser sa pratique d’un autre nom. Les films qu’il a réalisés enfermaient en leur sein le germe d’une transition vers une possibilité renouvelée du cinématographe. Godard a bien compris le message de cette note de Bresson, « Images et sons se fortifient en se transplantant ». 

Godard et la polyphonie dissonante

Pour parler du travail de Godard j’aimerais prendre pour point de départ l’événement esthétique que j’ai vécu devant son avant-dernier film : Film socialisme. J’ai entendu et vu dans ce film quelque chose que je n’avais jamais entendu et vu au cinéma à ce point. Je veux dire, la mise en évidence du dispositif singulier du cinématographe : un écran avec des enceintes derrière. Dans ce film, les sons sont localisés derrière l’écran de façon extrêmement matérielle, ils donnent parfois le sentiment de déchirer l’écran par le traitement sauvage des bruits et la façon violente qu’ils ont de passer d’une enceinte à l’autre. Il y a dans ce film une barbarie du traitement de la stéréo, les sons passent par exemple, de droite à gauche ou de gauche à droite en plein milieu d’un dialogue. L’écran et les enceintes deviennent des objets palpables, et le montage devient un agencement de toutes ces surfaces : surface de l’écran et surface des membranes des enceintes.

Dans Film socialisme il y a une superposition des bruits, de la musique, des voix et des images, plus radicale que ce qui existait dans les films précédents de Godard. Il y a de nombreux passages où des parties indépendantes se meuvent sans se soucier de savoir si leur superposition produira ou non quelque chose de compréhensible.

Cette façon de traiter le son et l’image produit ce que l’on pourrait appeler des dissonances cinématographiques. Il y a bien donc, là aussi, émancipation des images et des sons. Mais l’introduction de la dissonance propose au public d’avoir une intelligibilité nouvelle sur ce qu’est un film de cinéma. En définitive les films de Godard proposent une extension de l’intelligibilité du cinématographe, comme ce fut le cas en musique avec Schoenberg qui donna à la dissonance la même intelligibilité qu’à la consonance.

Le travail des films de Godard devient celui de créer des accords nouveaux entre des plans sonores et des plans images pris dans leur autonomie. Ils ne sont plus simplement agencés dans leurs continuités, mais dans un rapport vertical et cela sur plusieurs niveaux. Il a une façon de relier les voix-images et les voix-sons sans vouloir les commenter, il y a comme une libre association des voix. Il les lie les uns aux autres sans utiliser les modes traditionnels d’articulation, les objets sont séparés de leurs sons et vivent dans leur autonomie. De nouvelles physionomies cinématographiques apparaissent, de nouvelles textures de plans sonores et images, superpositions d’images, superpositions de paroles/bruits/musiques et donc de nouvelles  façons de les monter entre elles.

Il me semble qu’Adieu au langage mène encore plus loin la façon de construire des plans et d’assurer leurs liens de parenté, leurs articulations, leurs combinaisons. Les paroles sont hachées, séparées des corps qui les énoncent à l’image, les successions des sons sont déconcertantes, les agrégats de bruits sont étranges. Il y a des coupes et des ellipses toujours plus marquées et plus inattendues qui sont proposées sans cohérence apparente, ainsi que des éléments toujours plus lointains liés entre eux. Il y a des sauts temporels et spatiaux jusque-là encore inemployés, des progressions d’intervalles insolites, des changements de rythme et des changements d’ambiance dans le même plan. On pourrait dire qu’Adieu au langage est une sorte de catastrophe rythmique.

Alors l’unité chez Godard ? 

Avec ces deux films de Godard, incontestablement est née la possibilité de faire tenir un film de manière nouvelle. De lui donner un équilibre par des moyens qui étaient jusque-là inconnus. 

Le montage devient prédominant, il est celui qui ordonne une succession d’accords consonants et dissonants, produits par les sons et les images superposés. Le montage est celui qui en définitive organise le phrasé. Je dirais que chez Godard le montage est une composition-improvisation, comme on peut la trouver dans le jazz. 

Dans Adieu au langage, le titre est l’élément déclencheur, le thème que Godard se donne, et c’est à partir de lui qu’il va organiser le film. Le mince argument narratif ne contribue pas à l’unité du film, tout comme il ne construit pas son film par tableaux comme il a pu le faire ailleurs. Le titre « Adieu au langage » contient toutes les possibilités d’un film, comme un thème condense des possibilités infinies de développement. Le déploiement de ce titre c’est cela le film de Godard et c’est cela en même temps qui donne son unité. Il est une présentation dans le temps de la façon qu’a Godard de parcourir ce titre. Adieu au langage du point de vue de sa composition, est un film fait à la main, de proche en proche qui ne donne jamais accès à une vision globale. Le film se joue entièrement à l’endroit du montage et dans sa  puissance rythmique. 

autre, ou par composition à partir de lieux de tournage spécifique. 

Ce film est finalement le plus avancé dans sa filiation déclarée avec le cinéma de Dziga Vertov. Dans Adieu au langage, Godard atteint de façon radicale ce que Vertov préconisait dans son ciné-œil. Je vous lis un passage du manifeste de 1923.

Straub/Huillet : l’hétérophonie

Pour Straub/Huillet, je voudrais me concentrer sur une notion bien spécifique de leur travail, celle du direct, c’est-à-dire le principe inviolable chez eux de toujours enregistrer son et image en même temps. Dans leur cas, il s’agit d’enregistrer trois voix autonomes au même moment, celle des images, celle des bruits et celle de la voix humaine, voire de la musique. Les bruits, l’espace, la lumière, la parole des acteurs se tiennent ensemble dans le même plan. Je voudrais montrer que bizarrement ce procédé d’unification à l’enregistrement, ouvre peut-être une voie à l’hétérophonie cinématographique

Il faut pour comprendre cela, faire rapidement un tour sur les exigences que demande chaque élément de la composition du film : 

– Tout d’abord le travail sur le texte qu’ils ont choisi pour leurs films et la diction des acteurs. Le texte est volontairement arraché de la page écrite et rythmé indépendamment des ponctuations de sens et de syntaxe. Il y a un travail avec la personne pendant plusieurs mois sur le phrasé, travail qui s’appuie sur la respiration, tout autant que sur la matière des mots et sur le sens des phrases.    

– Deuxièmement un travail sur l’espace, la place de la caméra et du micro, en fonction du lieu dans lequel il vont tourner, décision abstraite  à laquelle ils se tiendront tout le temps du tournage.

– Finalement le jour de l’enregistrement, du « filmage » comme ils disent, les conditions particulières, bruits environnants, lumière, soleil ou pas, vent ou pas, ne seront pas évitées, mais au contraire seront des éléments déterminants pour constituer les différents plans du film. 

Le direct pour eux c’est rassembler au tournage tous ces éléments hétérogènes. La parole, l’image, les bruits environnants, sont enregistrés en même temps, pour constituer des plans hermétiques dont les éléments qui les constituent ne pourront plus jamais être séparés. Ce qui est enregistré a été minutieusement préparé en amont, dans des lieux différents, mais leur assemblage se fait dans le temps du tournage, avec tout ce qu’il a d’imprévisible. 

Un tressage serré d’éléments hétérogènes se constitue en direct, se réunit dans l’unité d’un plan qu’ils appellent « bloc », et que l’on pourrait qualifier de bloc hétérophonique.

Chez Straub/Huillet, et c’est ce qui les rend si radicaux, l’harmonie est remplacée par une pensée hétérophonique. Certains de leurs plans, la façon qu’ils ont de les faire se succéder, donne à certains de leurs films une dimension barbare. Il y a dans leur façon de constituer chacun des plans son-image, autre chose qu’une superposition des voix comme chez Godard ou Bresson. À travers le dispositif qu’ils créent, se produit une sorte de synthèse hétérophonique d’éléments disjoints, que Straub appelle lui-même : « un tissu dialectique d’éléments hétéroclites » . 

L’unité chez Straub/Huillet ? 

C’est pourquoi  chez Straub/Huillet ce qui est le plus déterminant pour obtenir l’unité d’un film, est moins le montage, que le découpage. Découpage du texte d’abord et ensuite, découpage du texte en plans. Ce travail en amont sur les plans va impliquer des places précises de caméra et de micro, comme le choix rigoureux des objectifs qui vont être utilisés. Toutes ces décisions prises avant le tournage sont ce qui produit l’unité du film. C’est une démarche plus globale, qui fait cette fois plus penser à Eisenstein qu’a Vertov, dans sa façon de concevoir chaque plan comme un élément participant à une structure plus générale. 

Mais à la différence d’Eisenstein, qui considère que chaque plan du film doit détenir potentiellement l’intégralité du film, un tout considéré sous un angle particulier, les blocs montés des films de Straub/Huillet détiennent en eux une diversité infinie. Chaque plan est hétérogène dans sa composition interne et de ce fait, les plans sont radicalement hétérogènes entre eux. La composition générale du film n’annule pas ce qui dans chaque plan a fait événement, ce qui est irrépétable et qui le rend radicalement singulier.  

Entracte démonstratif : 

Projection du film : Annoncer le cinématographe de Sol Suffern-Quirno et Rudolf di Stefano, 2015, 16 minutes.

3. Tenir ensemble le séparé : exemple d’un film à venir

Aujourd’hui grâce aux films de Bresson, Godard et Straub/Huillet, par la précision de leur enquête dans le cinématographe, une voie semble ouverte. Il n’y a pas de raison de penser que c’est une excentricité de cinéastes isolés.

L’image et le son se sont émancipés l’un de l’autre et par là ils se sont ainsi émancipés de la contrainte narrative. Le cinématographe peut être maintenant mieux utilisé dans la totalité de ses capacités. Les images et les sons peuvent être employés de façon tellement multiple, qu’il ne s’agit pas seulement de nouvelles combinaisons, mais de la possibilité de faire exister plusieurs parties indépendantes à la fois.

Leurs recherches nous ont prouvé que l’unité d’un film est possible sans que ne soit annulée l’hétérogénéité des éléments qui le constituent, l’autonomie des différents éléments convoqués. Il est donc évident qu’il est possible de faire un film en se passant de scénario, de récit, de narration. En définitive, grâce à eux, nous sommes dégagés de l’obligation de raconter des histoires, sans pour cela sortir du cinématographe. 

Le cinéma  dans sa grande majorité tient à respecter le rapport des sons et des images en respectant les lois naturelles des sens humains. Il tient à l’association sans équivoque de ces deux dimensions. Le cinématographe lui obéit à d’autres lois, celles de constructions complexes qui mettent à égalité les différentes composantes cinématographiques, où chaque élément est pris dans son autonomie et sa dimension propre. Il sait donc faire tenir un film autrement que sur la succession logique de situations visuelles et sonores.

Il est vrai que cela peut rendre les films parfois obscurs et difficiles, voire énigmatiques, mais cela ne veut pourtant pas dire qu’ils sont dépourvus de logique, voire d’idées. On est en droit de se dire que ce qui paraît aujourd’hui difficilement intelligible sera peut-être demain, une manière de comprendre un film normalement. Je pense en tous les cas que ce qui était jusque-là inacceptable dans un film, est rentré dans le domaine du possible pour le cinéma. 

Ce qui est sûr, c’est que par les films que nous réalisons aujourd’hui, nous comptons travailler fermement à élargir et prolonger cette orientation. Sans pour autant s’enfermer dans des limites strictes, des règles prédéfinies à l’avance. Bien au contraire, nous comptons rester en quête de quelque chose d’inconnu et de nouveau. 

Exemple d’un film à venir

Après cette enquête sur toutes ces questions, je me rends compte que notre travail cinématographique contenait en germe cette possibilité hétérophonique. Nos films depuis Vies parallèles en sont des tentatives. 

Un nouveau film est en marche, il part d’une intuition simple qui associe sans justification logique, trois situations qui constituent la matrice du film : 1. le voyage d’un homme 2. un jardin et deux jeunes 3. un lieu clos comme un théâtre où se joue une situation collective. Vous me direz que c’est assez peu pour commencer un film, mais pourtant cela ouvre beaucoup de possibilités pour que s’emboîtent de véritables situations cinématographiques.  

Il y a pour ce film l’envie de travailler à partir de deux éléments architecturaux rencontrés dans la cathédrale de Chartres, celui du labyrinthe au sol à l’entrée de la cathédrale, et celui de la rosace située sur la façade occidentale. L’un étant comme une projection de l’autre d’un genre particulier. 

Comme vous le savez peut-être à Chartres le labyrinthe en pierre au sol, construit au XIIème siècle, propose un parcours qui serait inspiré du labyrinthe grec, où Thésée s’aventura pour tuer le Minotaure. Pour les moines du Moyen-Âge, il s’agissait par ce labyrinthe de faire une sorte de voyage initiatique en résumé, qui conduisait  à une conversion. 

La rosace montée en 1215 tournée vers le soleil couchant est de son côté comme une vue ouverte, comme un kaléidoscope d’images, qui peut s’appréhender en un seul temps, s’embrasser d’un seul regard. Elle ne propose pas comme le labyrinthe une traversée du temps où l’on ne peut jamais avoir une vue globale, mais au contraire creuse la paroi en plusieurs endroits, se tient à l’écart et varie selon la lumière du soleil. 

Il s’agirait donc de quelque chose comme le temps au sol et l’espace au mur. Tout cela est en question bien évidemment, mais il est possible qu’entre ces deux figures se trouve un film qui tienne en son sein une possibilité hétérophonique. 

Un film de films

Ce qui caractérise ce nouveau projet, c’est que nous avons réalisé déjà plusieurs films qui sont une manière toujours différente d’explorer chacune des orientations. Nous avons fait des films où un homme traverse différents pays, nous les appelons grâce à Jacques-Henri Michot « les Homériques ». Nous avons filmé et fait un film avec deux jeunes dans le jardin du parc de Sceaux, nous pourrions dire que c’est un film ovidien. Reste encore à faire un film à partir de la situation collective, il est possible que cela se fasse à partir d’un texte de théâtre classique, alors ce film serait peut-être shakespearien

Mais l’important est que nous avons réalisé des films qui tous étaient pensés comme des films pour un autre film, mais qui en même temps, se devaient d’être des films à part entière, au moment de leur fabrication et de leur projection. 

Dans ce film de films, il y a dès le début une importance accordée à l’ordre du travail et de la recherche. Du local, chaque film, au global, film à venir, ces films dans un premier temps autonomes seront dans un deuxième temps rapprochés. Comme les parties de la rosace de Chartres constituent un ensemble à part entière.

Cela ne nous interdira pas de fabriquer d’autres séquences après coup et de les rajouter à l’intérieur de chaque film existant, comme des nouveaux morceaux de verre du vitrail à construire. Non pas pour aider à lier superficiellement les films entre eux ou pour justifier leur rapprochement, mais au contraire pour travailler sur leur disjonction. 

La question pour nous est de savoir comment ces films peuvent trouver une cohérence nouvelle et devenir un film unique sans faire appel à un thème unificateur. Il est donc encore question d’une synthèse particulière qui préserve l’hétérogénéité des parties. 

Nous voyons plusieurs possibilités. Le tressage qui en définitive au cinéma s’appelle le montage alterné, qui par l’entrelacement des parties et le retour régulier d’éléments constituants du film, donne une cohérence. Il remet en permanence le public face à des intersections qui lui permettent d’embrasser globalement le film et de le compter pour un. C’est le principe du nœud borroméen qui entrelace sans confondre des boucles autonomes. Notre film Vies parallèles avait ce type de structure. Mais nous voulons pour le pochain film procéder autrement. 

Nous pourrions envisager pour ce film à venir, de suivre ce que nous propose la rosace de Chartres qui réunit des séquences disjointes, des bouts de vie assemblés, sans obligatoirement s’ordonner chronologiquement. Un rapprochement de singularités, qui constituent une forme plus globale par les limites et les espacements créés entre les uns et les autres. Il s’agit là, non pas du plomb entre les morceaux de verre, mais cette fois de la pierre qui sépare les différents vitraux de la rosace de la façade. Un déploiement interne organisé et tournoyant qui amplifie chacune des parties. 

Son-image /labyrinthe-rosace

La pratique du son et de l’image de ce film peut être aussi rapprochée des formes du labyrinthe et de la rosace. L’un étant sur le plan horizontal et l’autre vertical. Ces deux figures ne sont pas en miroir, face à face, et pourtant elles semblent être en rapport. Un rapport qui serait comme le dépliage d’une feuille qui fait d’une ancienne union, deux plans différents émancipés l’un de l’autre. Ce dépliage constitue un espace possible, une architecture pour le cinématographe. 

Le son se déploie dans un temps autonome, dans un mouvement labyrinthique, et les images dans un espace découpé, kaléidoscopique. Les yeux et les oreilles embarqués dans des rapports qui ont à voir avec une nouvelle façon de vivre simultanément l’espace et le temps

Les génériques comme synthèse

Je voudrais finir cette question par l’importance à mes yeux des génériques pour ce type de film, autant le générique de début que celui de fin. Je prends exemple pour cela sur les génériques des séances Qui-vive que nous organisons. Il m’est apparu de façon évidente que les génériques dans ces soirées tiennent une place importante.

Le générique début ouvre une question, tout en proposant déjà un ordre qui dépasse largement l’énumération des différentes séquences qui constituent la séance. Il y a là, me semble-t-il, comme une promesse qui se présente d’emblée comme un tout hétérogène, qui fait le pari par cette forme ramassée, que tout cela peut tenir ensemble.

Il me semble que le générique d’un film, ainsi entendu, se rapproche de ce qu’un titre peut contenir en lui de condensé. C’est pour cela que le générique ne doit pas être une façon de dénombrer un savoir exact de ce qui va avoir lieu dans le film, mais expose une inconnue. 

C’est le cas des génériques de Qui-vive qui annoncent ce qui, ni François, ni moi, ni a fortiori le public, ne connaissons avant que la séance se soit entièrement déroulée. La séance est l’épreuve de ce pari, voir s’il est possible de vivre ensemble, l’hétérophonie qui nous a été annoncée dans le générique. 

Ce qui suit le générique début est une proposition labyrinthique, une façon de parcourir l’espace et le temps sans se perdre grâce au fil d’Ariane que le public doit saisir, ou plutôt se constituer et vivre pourquoi pas, l’épreuve d’une conversion.

Le générique final lui aussi, est une proposition cinématographique très importante faite au public, qui va lui permettre d’embrasser cette fois la totalité du film, l’intégralité du parcours qu’il a effectué, en lui proposant de le revivre de façon synthétique. Cela correspond à la forme de la rosace qui ramasse en préservant la pluralité des parties, mais aussi à celle du labyrinthe qui se propose comme un voyage condensé. 

Le générique final et le générique début, labyrinthique-rosace, seront pour ce film à venir des séquences aussi importantes que celles qui constitueront le cœur même du film. Les génériques seront comme le sceau en cire qui fait tenir l’enveloppe ou le papyrus. Des sceaux de part et d’autre du film qui réunissent en laissant une marque, celle qui est la preuve de l’intégrité et de l’originalité de chacune des parties du film. 

Alors pour finir, je répondrais donc à la phrase de Bazin par ces simples mots : 

Vive la résurgence du cinématographe !

Rudolf di Stefano, ENS 11 avril 2015

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