MONTAGE CINÉMATOGRAPHIQUE COMME 4ème DIMENSION

PROGRAMME

Les menines de Velázquez : éloge de l’écran 

Fenêtre sur cour d’Hitchcock et Le livre d’image de Godard : la 3D 

Film-annonce La tempête : Montage comme orientation en 4D

La salle de cinéma, camera obscura physique et mentale 

Douze du futur  

Les menines de Velázquez : éloge de l’écran 

L’écran tient une place centrale dans le dispositif général du cinéma, il est le prototype de tous les dérivés d’écrans qui aujourd’hui foisonnent dans nos sociétés. Nous savons malgré tout que ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes se mettent devant des surfaces blanches qui se proposent comme supports de représentation. Il y a bien sûr le tableau qui précède directement l’écran cinématographique, mais avant lui, il y eu la fresque. Il n’empêche qu’il me semble décisif de nous doter d’une pensée de l’écran de cinéma et comprendre par là ce dont il est capable et ce qui fait sa singularité.

D’abord l’écran est une surface plane, il est pourrait-on dire, une opacité blanche. Cette surface, comme son nom l’indique, fait écran, c’est-à-dire cache quelque chose, fait obstacle. Sans pour autant revenir complètement à Platon et à sa caverne, on sait que tout écran est une feinte, mais une feinte de quoi ? Du réel. L’écran est donc bien le lieu d’une représentation, et ce « re » a une importance capitale. Il n’est pas la présentation du réel comme tel, mais en est la symbolisation. L’écran, la toile, cache et voile le réel, mais du même coup l’indique, fait signe vers lui. L’écran en s’interposant entre nous et le monde propose une possible interprétation de ce réel et crée les conditions de sa rencontre. L’écran donc n’est pas du tout un objet comme les autres.

Pour continuer sur cet éloge de l’écran de cinéma, je dirais qu’il est le modèle quasi parfait de ce qui accueille une image à deux dimensions. Je veux dire par là qu’il est ce qui arrête un flux, en particulier le flux de la lumière qui se projette sur lui, et c’est grâce à cela que l’écran est capable de révéler des images. L’image devient dévoilement, surgissement qui s’impose à nous et qui sans cette surface, disons arrêtante, ne pourrait pas devenir forme visible. L’écran est la condition pour que se formalisent des idées au cinéma, et qu’elles deviennent praticables là où elles seraient trop aveuglantes, si on les regardait sans cet intermédiaire. 

L’écran a finalement une transparente opacité, comme d’ailleurs le proposent ces écrans singuliers que sont les vitraux, qui découpent la lumière crue par des formes et la filtrent par des couleurs. Le problème bien sûr va être de faire de l’écran un support suffisamment transparent pour que l’idée puisse être visible et non pas rendue opaque, l’écran est alors comme se dit Saint Jean-Baptiste par rapport à Jésus, le témoin de la lumière mais pas la lumière elle-même, en définitive, il l’annonce.  

Au cinéma l’écran est aussi la base d’une pyramide dont la pointe est la projection qui émane du fond de la salle. L’écran nous rappelle toujours que derrière nous, dans notre dos il y a une source, une origine de la représentation qui émerge. 

C’est pour cela que finalement la vraie invention du cinéma n’a pas été celle de l’image en mouvement dont la paternité est d’ailleurs controversée, mais bien l’invention par les frères Lumière de la séance de cinéma avec son public et surtout son écran qui lui fait face. 

Pour mieux comprendre l’importance de l’écran, je voudrais encore une fois faire un détour par la peinture, qui est sur cette question, comme je le disais, un ancêtre considérable du cinéma. Je voudrais pour cela revenir sur le tableau de Velázquez archi-célèbre et si souvent commenté, Les menines.  

Comme le dit Lacan dans son séminaire de 1966 sur L’objet, ce tableau est une carte retournée  qui nous demande d’abattre les nôtres, il dit : « il prend sa valeur d’être du module et du modèle des autres cartes. La façon dont vous répondrez à cette question, dont vous abattrez vos cartes, est en effet absolument essentielle à l’effet de ce tableau. » Alors je me propose dans cette intervention d’abattre mes propres cartes et de tenter d’en donner une interprétation qui sera en fin de compte cinématographique. 

Quelque chose arrive dans ce tableau, par l’originalité de sa composition, qui fait que ce qui se passe à l’avant du tableau nous subjugue et nous oblige à prendre une décision, parce que comme le dit encore Lacan « nous sommes pris dans son espace. ». Nous pourrions même dire que ce tableau est l’invention d’une extension de ce que peut être l’espace en peinture. 

Mais rappelons rapidement des points constituants de ce tableau qui ne font aujourd’hui plus mystère pour personne. Il y a sur le côté, à notre gauche quand nous faisons face au tableau, un autre tableau qui nous tourne le dos. Dans l’interprétation la plus courante, Velázquez qui s’est auto-portraituré, est en train de peindre le Roi et la Reine qui se trouveraient à la place où Velázquez porte son regard. Un indice nous le fait croire puisque tous deux se reflètent effectivement dans le miroir qui est au fond de l’atelier. Cette interprétation est celle par exemple que Foucault suit dans le premier chapitre de son livre Les mots et des choses, il existe pourtant d’autres interprétations possibles de ce même tableau. Il y a en particulier celle que propose Lacan, qui défend l’idée que ce tableau de dos, étant de même taille que le tableau final des Menines, prouverait que ce que peint Velázquez, n’est pas le Roi et la Reine, qui se tiendraient eux dans un autre espace à gauche, mais la même scène qui nous est représentée dans le tableau, à savoir l’infante entourée de sa suite. Velázquez serait donc en train de peindre devant un grand miroir, miroir qui se tiendrait exactement là où nous nous tenons, nous regardeurs. Nous aurions alors dans ce tableau, en même temps, la face et son envers, comme si au cinéma on pouvait montrer simultanément le négatif et le positif. 

Ce tableau nous intéresse parce qu’il est là aussi question d’écran, un écran qui s’interpose entre nous et ce qu’il y a à regarder, un lieu inaccessible où comme le dit Foucault « scintille l’Image par excellence », mais aussi parce que nous avons pour notre film en cours, La tempête, décider de nous inspirer de ce dispositif singulier. Mais avant de rentrer plus précisément sur le parti pris que nous tirons de ce tableau, je voudrais d’abord aborder l’autre dimension constituante du cinéma qui fait le pendant à l’image, c’est-à-dire le son. 

Fenêtre sur cour d’Hitchcock et Le livre d’image de Godard : la 3D

Fenêtre sur cour

Le son est tout d’abord ce qui traverse l’écran de cinéma, et cela matériellement puisque l’usage mono et stéréo classique du son au cinéma, le fait sortir par trois enceintes qui sont situées derrière l’écran. L’usage actuel du 5.1 et du 7.1 ne change pas ce principe, puisque que les enceintes qui entourent le public sont utilisées la plupart du temps de façon conventionnelle et ne sont là que pour accentuer l’orientation principale du son qui vient de écran. 

Des images en deux dimensions sont donc traversées par des voix, des musiques et des bruits, qui eux se répandent dans l’espace comme des nuages. C’est à travers donc cette sorte de fenêtre qu’est l’écran, qu’il est possible d’écouter un film. 

Nous n’avons su garder trace de la parole humaine pendant des millénaires que de façon écrite, cela ne fait finalement pas si longtemps, un peu plus de cent ans, que nous enregistrons les paroles et les bruits, et que nous sommes capables de les diffuser dans l’espace. L’invention du cinéma suit de près cette possibilité, et il a, dès que cela lui a été possible, intégré naturellement la dimension son dans sa forme, comme une évolution logique de son art. 

Il est évident que la musique ainsi que le théâtre par exemple, n’ont pas comme le cinéma besoin d’enregistrement pour exister, et c’est certainement pour cela que la partition et le texte sont si déterminants pour l’un comme pour l’autre. L’écriture et le texte pour ces arts viennent donc avant, alors que pour le cinéma c’est littéralement l’inverse, ce qui est premier c’est l’enregistrement des sons et des images dans l’optique de les diffuser dans des espaces dédiés à cela.

Alors si le tableau de Velázquez est un modèle pour la peinture, Fenêtre sur cour d’Hitchcock l’est pour le cinéma.

Il permet de comprendre de façon aiguë, dans quelles tensions peuvent se tenir les sons et les images lors de la projection d’un film. Nous le savons, le regard de James Stewart par l’objectif de son appareil photo, est certainement l’exemple le plus paradigmatique d’un cinéma où le spectateur est appelé à s’identifier au désir de l’acteur. Le désir qui consiste à être dans l’attente de l’image, et qu’à cette image il lui arrive quelque chose qui nous fasse échapper au petit monde morne et sans intérêt dans lequel nous sommes si souvent plongés. Nous sommes sans cesse en train de lui demander, « Fais voir, passe-moi ton gros objectif pour que je puisse moi aussi vérifier si des possibles inaperçus m’apparaissent ! ». C’est d’ailleurs ce que Hitchcock nous indique dans ce célèbre plan du film, avec ce long panoramique nocturne, où la caméra passe de fenêtre en fenêtre avec les bruits qui se mêlent, jusqu’à arriver en gros plan sur le baiser passionné que Grace Kelly fait à James Stewart. Mais le véritable désir pour James, malgré la merveilleuse Grace Kelly, est de l’autre côté de la fenêtre, du côté de l’autre, de l’autre côté de l’écran. Et ce désir il faut bien le dire est une vision en deux dimensions. 2D d’autant plus accentuée que ce qui nous est donné dans ce film comme image, est majoritairement une vision à un seul œil, celle de l’objectif de James Stewart. 

Mais alors ce qu’il faut comprendre, c’est que ce sont les sons qui dans un rapport dialectique  à l’image, produisent l’espace et l’épaisseur. En traversant cette fenêtre et du même coup l’écran, les sons arrivent jusqu’à nous, comme d’ailleurs le fait la chaleur torride de l’été qui envahit la pièce où Stewart est immobilisé avec sa jambe de plâtre. Les sons viennent vers nous en sortant des enceintes de derrière l’écran, comme ils viennent vers notre double symbolique James, en nous offrant le volume, l’espace multiple et complexe de cette caisse de résonnance que représente cette cours. 

Il y a donc double mouvement, désir d’un regard vers l’extérieur en 2D et retour de ce désir sous la forme d’une harmonie de sons superposés et multiples, parfois cacophoniques, qu’il faut bien compter comme une nouvelle dimension. C’est dans le croisement singulier de ces deux mouvements que se produit ce que l’on pourrait appeler la véritable 3D cinématographique.

Le livre d’image 

Je voudrais à présent donner un autre cas de cette façon de faire de la 3D, qui se trouve, vous l’avez compris, aux antipodes de celle qui consiste à penser qu’elle existe comme simple proposition d’images en relief. C’est donc bien à mon avis, la façon singulière qu’ont les images et sons de se combiner, qui donne à un film la troisième dimension.   

Le dernier film qui vient d’être réalisé par Jean-Luc Godard Le livre d’image en est exemple tout à fait intéressant. 

Godard a souhaité que ce film ne soit pas présenté dans des salles de cinéma, mais qu’il soit diffusé de façon événementielle dans des lieux comme des théâtres. Il a été présenté très récemment au théâtre des Amandiers à Nanterre, et cela a été l’occasion aussi pour les organisateurs de montrer des films qui majoritairement ont été réalisés par Godard et certains de ses collaborateurs, dans ces vingt dernières années. 

Ce film mène toujours plus loin un des principes du cinéma moderne qui consiste à séparer le son de l’image, pour dialectiser ces deux points et inventer des rapports qui ne soient pas déjà connus. Le film fait appel au 7.1 non pas du tout comme une façon de spatialiser l’image par des effets disons hollywoodiens d’immersion, mais en distinguant chaque enceinte et en lui attribuant des sons indépendants. Pour Godard, l’idée était que les sept enceintes qui entourent le public soient le plus possible personnalisées, les sons de ce film ne sont donc pas mélangés mais simplement aiguillés vers telle ou telle enceinte, dont chacune devait idéalement avoir des qualités acoustiques originales. 

Le dispositif choisi pour le théâtre des Amandiers est finalement très révélateur. Pour accéder à la projection nous étions invités à passer par l’extérieur du théâtre, et rejoindre la scène par une porte arrière. Une fois à l’intérieur, sur cette scène, avec une grande paroi qui la sépare des gradins, des chaises y sont disposées, toutes orientées vers un grand moniteur fixé en hauteur. Tout autour des spectateurs, sept enceintes.

Nous public devant ce dernier film de Godard, sommes invités à contempler des images hyper saturées comme l’on contemple une icône ou plutôt des vitraux. L’effet vitrail est d’autant plus marqué que la lumière de ces images est diffusée par l’écran d’un moniteur et n’est pas projetée comme dans une salle de cinéma par un projecteur situé à l’arrière, cette lumière nous vient donc directement de l’avant. Les sons eux clairement séparés de l’image, nous parviennent alternativement de différents côtés de la scène où nous nous tenons. Ce procédé inverse donc intégralement le sens habituel d’arrivée des images et des sons au cinéma. La 3D telle que je tends à la présenter, n’en n’est pour autant que plus renforcée, mais cette fois elle est produite par une inversion du sens de croisement des sons et des images. Cette inversion est d’autant plus marquée, que la scénographie nous place nous public, à l’inverse de la place naturelle que propose normalement un théâtre avec ses gradins orientés vers une scène.

Pour finir sur cette question, je dirais que Le livre d’image mène au plus loin, malgré les apparences, une tension entre cinéma et théâtre, en particulier sur la question de la mise en scène. Si comme le propose François Regnault, la naissance du théâtre moderne serait l’invention de la mise en scène, alors il est évident que dans ce film la question de la scène et de la mise en scène est clairement interrogés. Je dirais que dans ce film toutes les images et tous les sons sont traités de telle façon à ce qu’ils soient finalement décontextualisés de leur scène, qu’il n’y ait plus de profondeur, et qu’une distance soit prise avec la réalité, tout comme avec les films classiques auxquels Godard fait appel. C’est d’ailleurs ce procédé qui donne à ce film ce caractère de livre fait d’images et non pas d’une mise en scène. 

Mais la mise en scène pourtant arrive, et s’impose au public par un tout autre biais que celui que l’on trouve au théâtre. Ce public sur la scène faisant face aux images et entouré des sons de ce livre singulier, se trouve être le seul acteur véritable du film. À l’inverse de ce que l’on croit habituellement, un film de ce type a besoin plus qu’aucun autre d’un public, parce qu’au fond le public, est littéralement mis en scène par le film, et est le seul a être appelé à agir au moment de la projection. 

Film-annonce La tempête : montage comme orientation 4D

Il nous faut à présent prendre appui sur nos propres tentatives cinématographiques et en particulier celles que nous menons pour le projet Douze, spectacle qui convoquera hétérophoniquement théâtre, musique, cinéma, poésie et sur lequel nous travaillons avec François Nicolas et Marie-José Malis pour le présenter en 2021 au théâtre de la Commune à Aubervilliers. Nous sommes engagés Sol Suffern-Quirno et moi dans une série de films qui se présentent comme des œuvres préparatoires, des films-annonces, qui nous permettent comme nous en avons établi la méthode, d’explorer concrètement ce qui pourra être la part du cinématographe dans un tel projet. Nous avons déjà réalisé deux films, Notes pour une nouvelle apocalypse qui explore d’un point de vue assez général la notion de victoire et d’espérance en tentant de se donner quelques principes structuraux pour notre projet cinématographique, et Ronde de nuit qui se veut une première expérimentation pour ce projet, d’un rapport entre cinéma et musique tout en mettant en œuvre parallèlement certaines idées qui avaient été énoncées dans le premier film. Nous sommes à présent en cours de travail sur un troisième film que nous aimerions avoir fini pour juin 2020, et qui a pour titre La tempête.   

Nous voulons cette fois explorer avec lui de façon très concrète, le poème Douze d’Alexandre Blok écrit en janvier 1918, en tentant de faire entendre dans ce film presque la totalité du poème. Nous allons vous présenter deux séquences inachevées, auxquelles il manque, vous le verrez, le contre-champ prévu. Mais nous le faisons pour que vous puissiez quand même vous faire une idée de ce que nous sommes en train de mettre en place, et pour que cela résonne de façon plus concrète avec mes propos. 

Un des enjeux principaux de ce film-annonce est de poursuivre l’exploration de la 3D en tentant d’y rajouter une dimension supplémentaire qu’on appellera montage comme capacité d’orienter cinématographiquement le nouage d’un écran et de sons diffusés dans la salle. Par ce film nous voudrions à la fois faire un pas de plus sur cette question et interroger par lui notre projet Douze. L’enjeu est d’importance car nous sommes convaincus que c’est en poussant sa propre discipline dans ses extrémités, qu’il est certainement possible d’entrevoir une camaraderie avec les autres arts et produire collectivement comme nous le voulons, un spectacle d’un genre nouveau. 

Pour se faire, dans ce film La tempête, nous avons donc une fois de plus privilégié l’opérateur principal du cinématographe qu’est le montage. Montage finalement entendu comme opérateur orientant comme le propose François Nicolas, et donc qui donne la capacité de choisir en cours de route entre différentes orientations, d’envisager de passer d’un espace cinématographique à un autre, de le convertir l’un à l’autre, voire de le superposer l’un sur l’autre. 

Pour faire ce travail nous avons pris comme modèle un art externe au cinéma qui n’est ni la poésie, ni la musique, ni le théâtre, mais comme je vous le disais, la peinture : Les menines de Velázquez. Si nous sommes revenus sur ce tableau c’est qu’au fil de nos recherches, nous nous sommes rendus compte que quelque chose de ce type avait été trouvé dans le domaine pictural, en proposant de faire tenir ensemble et simultanément plusieurs espaces non directement superposables, et en proposant par là au spectateur d’accéder à une dimension supplémentaire. 

Alors nous avons tout de suite su que pour notre film, nous devions faire intervenir l’image d’un écran, un écran représenté autour duquel, des espaces puissent pivoter. 

Cet écran à l’image veut matérialiser de façon symbolique et par la limite qu’il propose, plusieurs espaces qui ne sont pas symétriques. Le travail spécifiquement cinématographique va être de trouver par le montage, une possible orientation dans ces différents espaces ainsi produits.  

Alors avant de poursuivre nous pouvons vous montrer quelques ébauches de montage d’une dizaine de minutes, où il faut faire preuve d’imagination, puisqu’il nous manque pour l’instant plusieurs dimensions sonores et visuelles, des images et des sons que nous allons tourner très bientôt en extérieur. Ces espaces manquants sont suggérés pour l’instant par des bruits de marche dans la neige et de vent. À la suite nous avons rajouté un extrait du Boléro de François Nicolas en cours de composition, pour expérimenter l’effet que produit ce nouveau rapprochement entre musique et cinéma.  

Notre nouveau film cherche à créer différents espaces contradictoires ainsi qu’une perspective qui soit une construction résistant à toute reconstitution univoque. 

Nous avons pour l’instant repérer quatre espaces différents qui peuvent se côtoyer simultanément ou alternativement : 

– le premier espace est celui qui est dans le champ, c’est-à-dire celui qui présente toutes les actions qui se tiennent devant cet écran vu de dos et qui se déroulent au premier plan. 

– le deuxième espace est celui qui concerne les actions faites au second plan de l’image et qui ne sont pas directement en rapport avec le premier plan.

– le troisième espace est celui qui se trouve dans l’écran de dos et qui ne nous est donné que par les sons hors-champ.

– le quatrième espace est le contre-champ de ces séquences intérieures, qui étaient jusqu’à là entendues dans l’écran de dos, et qui font l’objet de plans à part entière. 

Par ailleurs la structure générale du film est en deux parties, une partie qui va du poème I au poème VII de Blok, qui a lieu en intérieur et où l’extérieur est donné majoritairement par le hors-champ et par les sons. Et une deuxième partie qui va du poème VII qui est en fait le poème pivot, jusqu’au poème XII où les actions ont lieu en extérieur et dont le pendant devient cette fois l’intérieur, lieu où les Gardes rouges ne sont plus.   

Il y aura donc dans ce film plusieurs champs, plusieurs hors-champs et enfin plusieurs contre-champs de natures différentes. L’enjeu va être alors d’orienter ces trois dimensions spécifiquement cinématographiques — champ/hors-champ/contre-champ — par une dimension supplémentaire : le montage.

Le montage donc comme quatrième dimension qui permet de paramétrer synthétiquement l’ensemble de ces dimensions et qu’il soit par là, un opérateur capable d’inventer une narrativité. Cet opérateur sera un fil rouge qui permettra que même dans cette diversité d’espaces, soit proposée une orientation au regard et à l’écoute. Montage donc qui se propose comme une traversée qui ne sera pas en ligne droite, qui devra être capable de choisir des changements de direction inattendus au fur et à mesure de l’avancée. Montage finalement comme une marche où l’on invente à chaque pas son parcours, et où chaque spectateur du film est appelé lui aussi à prendre des décisions, parce qu’il sera, par la mise en jeu de l’espace où il se tient, pris lui aussi comme un acteur de cette aventure.

Quelle boussole aurons-nous pour pouvoir choisir une orientation plutôt qu’une autre ? Aucun nord unique, mais quelques principes que nous nous sommes forgés, et qui nous l’espérons, opéreront dans la situation. Je livre ici certains de ces principes sans les commenter : séparation des tâches expressives entre son et image, asynchronicité partielle entre temps et espace et fiction comme rationalité en excès du document.  

La salle de cinéma camera obscura physique et mentale 

Alors je voudrais pour finir insister sur ce que pourrait être une salle de cinéma qui prendrait en compte cette nouvelle façon de considérer ces rapports entre son et image, et ouvrir des questions pour notre projet Douze

Les salles de cinéma, avec l’arrivée de la synchronisation, se sont insonorisées pour mieux maitriser les sons diffusés par les enceintes. Cette orientation a du même coup fait que ces salles spécialisées ont perdus toute qualité acoustique. Nous avons pu le constater mainte fois dans nos séances Qui-vive que nous organisions au Ciné 104, mais aussi en juin 2020 lors de la projection de notre film Ronde de nuit, quand les deux musiciennes ont joué la Marche de François en direct pendant la projection de notre film. La salle de cinéma étouffe la musique live parce qu’elle a été conçue pour effacer toutes les réverbérations et les résonances des sons qui proviennent de la salle. Cette évolution a bien sûr été orientée par la volonté de favoriser un rapport individuel et hypnotique à l’image, où le spectateur est invité à être absorbé par l’action qui a lieu à l’écran. C’est pourquoi cela n’est pas étonnant au passage, que Godard pour son dernier film, ait souhaité sortir des salles cinéma ainsi conçues et que nous soyons nous-même engagés dans un projet collectif qui sera présenté in fine dans un théâtre. 

Nous cherchons de plus en plus, Sol et moi, dans nos tentatives cinématographiques, à rendre la salle de cinéma active. C’est pourquoi nous mettons en avant, à la fois la matérialité de l’écran avec les différentes possibilités qu’il propose, et que nous cherchons à utiliser de façon non conventionnelle les enceintes qui entourent le public. Tout cela pour exciter la salle et réussir à produire grâce à ces procédés, une vision et une écoute inhabituelles. 

Alors évidemment sortir de la salle de cinéma pour notre spectacle Douze devrait être une occasion de résoudre certaines difficultés que nous rencontrons, et interroger de façon nouvelle les questions de public et d’écran qui nous animent depuis le début de notre recherche cinématographique. 

Il me faut avant cela faire quand même l’éloge de ce qu’une salle de cinéma, matériau central de notre travail, devrait être pour accueillir les films que nous voulons faire. 

La salle de cinéma devrait être non seulement une camera obscura pour l’image, ce qu’elle est déjà en partie, mais aussi pour le son. Elle devrait être finalement le lieu d’une possible « théâtralisation » du regard et de l’écoute. Qu’est ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’espace où se tient le public doit être repensé pour que tout ne soit pas orienté vers la perception individuelle, dégagée de toute spatialité. Pour cela il faut travailler les éclairages de la salle, mais aussi l’acoustique et le placement des enceintes. Les caméras et les microphones enregistrent des réalités, c’est la dimension documentaire de cet art, mais ce qui finalement fait cinéma, c’est cet après coup singulier qui est une recomposition de toutes ces réalités, pour produire de nouveaux espaces mentaux, des fictions qui échappent partiellement à la perspective euclidienne, mais qui pour autant sont bien vécus dans un espace réel où sont réunis des spectateurs. Disons alors qu’il faut produire du virtuel dans des lieux bien existants, pour qu’il soit possible dans ces endroits, de faire des allers retours, passer, le temps d’une séance, d’une dimension à l’autre. 

Cela me semble-t-il, a une importance considérable aujourd’hui, proposer de vrais lieux collectifs qui soient une alternative à ce que l’on appelle les réalités augmentées, qui sont devenues des formes qui se veulent à la pointe de la technologie, mais qui sont comme leur nom l’indique, une simple augmentation de la réalité et non pas un accès réel à une grandeur nouvelle. Cette tendance a d’ailleurs provoqué une réaction fébrile auprès des salles de cinémas, qui les a amenées à s’équiper en projecteurs et en lunettes dites 3D. Généralisation finalement d’une vieille invention, l’image en relief, qui propose pire encore que la réalité augmentée, c’est-à-dire une simple reconduite des sensations de la réalité, sans changement d’échelle, cantonnées comme le suggère Godard à 3 Désastres, film annonce d’Adieu au langage

Inventer à l’inverse, des espaces complexes où la quatrième dimension serait l’action d’un montage cinématographique redéfini et élargi à l’espace entier de la salle, en donnant à cette place vacante que l’on tient devant un écran un sens renouvelé, voilà toute notre ambition. 

L’écran, encore une fois, tient donc une place décisive, il est le lieu de la fracture, à la fois infime et absolument infranchissable. Construire alors des œuvres sur une syncope spatiale qui porte au regard la cicatrice de l’interruption, la déchirure : l’écran pensé alors comme barre dissonante. 

Nous ne voulons donc plus faire des salles de cinéma, des lieux d’une échappatoire fantasmatique. Nous qui n’avons plus ce grand Autre représenté chez Velázquez par le Roi et Reine, ni bien sûr de Dieu tenant cette place, il nous faut inventer de nouvelles formes de figurations qui se tiennent au bord de la défiguration. Il faut trouver de nouvelles formes de représentation, qui présentent l’irreprésentable et c’est là me semble-t-il où toutes ces questions se nouent avec le projet Douze et aussi avec le coup de théâtre final du poème de Blok, Jésus-Christ apparaissant aux Gardes rouges. 

Douze du futur

Alors oui Douze comme œuvre du futur. Il est évident que pour Sol et moi, tous ces essais cinématographiques sont une façon d’expérimenter avec notre propre boite à outils, ce qui pourra être fait dans une toute autre dimension pour ce spectacle commun. 

Il est évident que ces exigences que nous nous donnons, vont être déplacées, plongées dans un espace plus vaste qui, il faut bien le dire, est pour moi encore bien énigmatique. 

Mais il me semble quand même que, par exemple, l’utilisation de l’écran, matériellement existant dans la salle, et l’utilisation de ses deux côtés, disons le côté pile et le côté face, avec les rapports champ/hors-champ/contre-champ qu’il produit, pourrait être un dispositif applicable à notre spectacle. En ayant réduit l’opération cinématographique au montage comme capacité de s’orienter, de proposer une fiction à partir de ces espaces hétérogènes, cela ouvre peut-être aussi à ce qui pourrait arriver avec d’autres types d’espaces, d’autres contre-champs, ceux qu’inventent par exemple le théâtre et la musique.   

Il me semble que nécessairement cette quatrième dimension qu’est le montage, devra être redéfinie dans ce nouvel espace élargi, dont les dimensions sont constituées par les différentes scènes que chaque art produit. Peut-être la solution est à chercher du côté architectural et de l’espace singulier que nous propose le théâtre, la Timée (système de projection sonore localisé, créé par F. Nicolas avec l’Ircam) étant certainement la clé de voute de cette architecture, l’opérateur capable d’orienter, théâtre, musique, cinéma, poésie et de « mettre en scène » l’écoute que chaque art porte sur les autres arts. 

Blok décrit l’apparition de Jésus-Christ à la fin de son poème comme invisible, invulnérable, effleurant à peine le sol et le front couronné de roses blanches. C’est la description pour moi d’une figure qui est clairement une défiguration, entre le visible et l’invisible, se tenant entre deux, comme une toile tendue qui sépare tout en unissant des espaces qui ne sont pas totalement compatibles. Nous lecteurs de ce poème, ou public futur d’un film, ou encore spectateur de notre spectacle à venir,  nous devrions être convoqués à faire des paris, paris qui doivent être sans cesse renouvelés. Paris difficiles puisque ce qui nous est demandé de décider se tient finalement sur la tranche d’une pièce de monnaie lancée dans une rotation à toute vitesse. Ces faces opposées deviennent dans la rotation un seul espace, comme les espaces de nos quatre arts qui devront se tenir unis grâce à la rotation de plusieurs types de perception. Rotation qui en même temps est la condition pour que l’image transfigurée apparaisse en 4D, image qui se tient finalement dans l’espacement des quatre arts, entre eux donc la place du neutre, de ce qui manque, de Jésus-Christ de Block, je dirais plutôt pour ma part, la place d’une pure représentation.

Décembre 2019

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