LE CINÉMA COMME CONTRE-DICTION

Naufrage 2 Copie

Il existe, cela ne fait aucun doute, une voie royale du cinéma d’aujourd’hui. C’est une voie sur laquelle l’on trouve rarement quelque chose d’intéressant. Il est parfois possible de tirer un certain plaisir esthétique des grands films hollywoodiens, mais nous sommes alors dans le domaine du loisir, rien de plus. Sur l’autre rive de l’époque, il y a les films engagés, ceux à caractère social, qui, souvent, sont aux mieux déprimants, par leur absence totale d’esprit de finesse. Ainsi, le cinéma devient, pour un spectateur n’ayant pas accès à d’autres canaux, insignifiant.

Précisément pour cette raison, c’est un motif d’étonnement que de découvrir, au travers du canal aplatissant par excellence, Facebook, l’œuvre, désormais plus que vicennale, du duo Sol Suffern-Quirno & Rudolf Di Stefano.

Leur travail est extrêmement rigoureux, entamé, en 2001, avec l’expérimentation du Dojo Cinéma (expérience de « cinéma total », dans un sous-sol de Montreuil), puis poursuivi, depuis 2010, avec deux ou trois courts et/ou un long métrage par an. Je définirais, pour ce que valent les définitions, leur cinéma comme post-godardien (Lettre à Godard, 2002, et Lettre à Jacky Evrard, 2021), et post-straubien (le très beau et méthodologique Nos yeux se sont ouverts, 2010). Fondé sur le montage et sur la réappropriation d’une tradition cinématographique et philosophique d’origines diverses, leur cinéma est laconique, sans bavures, réduit au minimum, et pourtant saisissant, tendu, rythmiquement juste.

Le duo procède, avec tact et agilité, dans le sillage d’une tradition hétéroclite et hétérodoxe, qui s’étend de Sergej Michajlovič Ėjzenštejn et d’Alexandre Blok jusqu’à Pier Paolo Pasolini, en passant par des historiens des religions comme Eugenio Corsini et des philosophes radicaux comme Alain Badiou. Il en résulte un cinéma anarchique, dénué de tout principe fondateur et régulateur, mais capable de vivre jusqu’au bout la tragédie contemporaine, sa contradiction inconciliable. Une contradiction qui est transformée, grâce au cinéma, en une contre-diction affirmative, en un dire autre chose ou un dire autrement : un dire qui n’est pas simplement dénotatif des contradictions du présent, ni seulement en opposition à ces dernières, mais réellement autre.

Il s’agit du plus convaincant exemple de refonte du tragique hölderlinien, c’est-à-dire de la tentative de réanimer l’esprit tragique dans la contemporanéité. Philippe Lacoue-Labarthe – qui est, parmi les penseurs récents, celui qui a étudié le plus en profondeur le travail de Hölderlin sur les auteurs tragiques grecs – aurait été, je crois, impressionné par leur cinéma. Suffern-Quirno & Di Stefano parviennent, en effet, à trouver ce point antirythmique où la mascarade post-moderne dévoile son aspect tragique. Parce que c’est précisément là le point nodal de notre temps, son incapacité à reconnaître son propre caractère tragique et, surtout, à en donner une image, une représentation (Les désorientés, 2023).

Dans un film comme Notes pour une nouvelle apocalypse (2018), apparaît de façon évidente cette tension tragique qui est la leur, cette capacité de composition de l’inconciliable qui est la leur, de donner forme à la dissociation, à la réalité désespérante et suffocante. On se trouve face à un cinéma, cette fois, certes militant, mais capable d’animer des sentiments et des pensées, tout comme de re-symboliser le désert du réalisme contemporain. Ce soi-disant impossible ré-enchantement cherche une voie propre, à travers les deux grandes traditions utopiques et visionnaires, le christianisme et le communisme, faces spéculaires d’une foi profonde en un avenir, en un autre monde.

Suffern-Quirno & Di Stefano ne choisissent pas entre l’un ou l’autre, ils veulent tout, il veulent conserver le cœur prophétique de chacun des deux, et ils en réaniment les traces en tous lieux, dans le grand cinéma, dans la philosophie, dans la tragédie grecque, dans les usines (Ouvriers poètes, 2022), dans la grisaille des villes.

C’est le cinéma comme annonce (Annoncer Saint Paul, 2003), qui, face à la désorientation générale, s’adresse à ceux qui, encore et pour toujours, ne renoncent pas à croire (À ceux qui croient, 2024). La leur est une tentative de créer un public, un espace public, un peuple, diraient-ils. Un peuple de non-élus, un peuple sans élection, celui des dépossédés de la terre, des derniers, des marginaux, des exclus, des hors-la-loi – de ceux auxquels, en n’ayant plus personne en qui croire, n’est restée qu’une espérance aveugle, mais totale. La foi en un événement impossible, impensable, invisible. Avènement de l’image qui sauve, qui pousse vers le salut, vers une praxis salvatrice.

Et cette praxis est, avant tout, une action de recomposition symbolique, une praxis créatrice d’images, capable de nous faire recommencer à imaginer un futur, un avenir, un monde à venir.

Prendre, saisir dans le passé chaque fragment de futur et le remonter dans une séquence de sens nouvelle et inédite. Alors, Saul, le roi, devient Paul, le petit – et Pasolini résonne en Paul et Paul en Marx. Il n’y a pas besoin de tout prendre de chaque chose, de chaque pensée, de chaque œuvre d’art, de chaque tradition, de chaque expérience, parce que l’intégralité de chaque chose est, au fond, insignifiante mais, surtout, l’intégralité ne sert pas à grand chose pour changer la vie, cette vie, ici, aujourd’hui. Choisir seulement ce qui, ici et maintenant, peut créer un rythme, un rythme de révolte, de transgression, un rythme capable de créer des césures et des brèches dans le continuum suffocant du temps, dans le silence d’une époque.

D’où l’importance du montage, du choix sélectif et revitalisant. Et, assurément, Suffern-Quirno & Di Stefano ont un sens du rythme visuel remarquable. Rien de plus facile, dans ce genre de cinéma, que de sombrer dans l’ennui, par des images et des films qui traînent indéfiniment. Ça n’est pas leur cas, surtout dans leurs courts, souvent à la durée parfaite, dans lesquels l’alternance entre parole et images, entre silence et musique, donne l’impression d’une respiration primaire qui nous soustrait à l’asphyxie, à l’apnée de notre survie.

Le cinéma n’est pas mort, et le découvrir est une belle expérience. Une expérience qui aide à croire, à croire à nouveau, qu’un autre monde, peut-être, est encore possible.

Federico Ferrari
(Milan, 1969). Co-fondateur de la revue Antinomie. Il enseigne la philosophie de l’art à l’Académie des beaux-arts de Brera. Parmi ses derniers livres : « L’insieme vuoto » (Johan & Levi, 2013 ; 2024), « L’anarca » (Mimesis, 2014 ; Sossella, 2023), « Oscillazioni » (SE, 2016), « Visioni » (Lanfranchi, 2016), « Il silenzio dell’arte » (Sossella, 2021), « L’antinomia critica » (Sossella, 2023) et, avec Jean-Luc Nancy, « Estasi » (Sossella, 2022).

Revue Antinomie : https://antinomie.it/index.php/2025/01/01/il-cinema-come-contro-dizione-suffern-quirno-di-stefano/

Texte traduit de l’italien par Rose Caperna

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