POUR UNE ÉCOLE (FORAINE) DU REGARD

Nous proposons de constituer, en collaboration avec le Studio implanté dans le théâtre de l’Échangeur à Bagnolet, une École du regard. Qu’est-ce à dire ?… 

Eh bien, que nous pensons qu’il est urgent, dans ce monde envahi par les images, de redéfinir et d’expérimenter collectivement ce que, justement, peuvent encore les images, en construisant un lieu où l’on puisse prendre le temps de réapprendre à voir et à entendre, où l’on puisse surtout bâtir collectivement un regard, en dehors des académismes culturels et de la voracité de l’industrie de l’audiovisuel. Les images sont un regard du monde, et les regarder vraiment, c’est apprendre à décrypter ce que disent leurs regards sur le monde. Il est donc question d’un apprentissage et c’est pour cette raison que nous l’appelons une École du regard, mais une école bien entendu, où il est d’abord question, entre les personnes présentes, d’une égalité des intelligences, où chacun et chacune est invité à éclairer depuis son point ce que les images disent du réel de notre temps.   

Nous ne le savons que trop, le capitalisme s’est rendu maître du programme figuratif, mais nous avons aussi souvent oublié qu’il s’agit clairement d’un détournement, d’une récupération des inventions formelles qui proviennent de nos rangs, qui au départ étaient destinées à nous ouvrir des voies émancipatrices. L’École du regard se veut donc être un lieu où l’on se réapproprie ce qui est notre, où l’on confronte images du passé avec celles du présent, pour tenter de nouveaux écarts, vivre les décentrements que proposent toutes véritables images, et se donner par-là les moyens de recroire en elles. 

Pour cela nous sommes convaincus qu’il est essentiel que de nouvelles formes d’alliances voient le jour entre ceux qui fabriquent les images et ceux qui les regardent, où il ne sera plus question d’une division stricte du travail, mais d’un véritable partage des images, où ceux qui font et ceux qui regardent puissent changer de positions pour œuvrer conjointement à la re-création d’images au pouvoir émancipateur.

Tressage structurel du cinéma qui est habituellement soigneusement rendu inopérationnel, soit par la mondanité culturelle qui arrange de fausses rencontres avec les auteurs, ou encore par la frénésie d’une production d’images individuelles qui malgré leur débordante circulation, n’est en réalité regardée par personne. 

Nous avons le sentiment qu’aujourd’hui plus que jamais, il y a besoin de constituer des sortes d’abris pour les regards, des endroits où ceux-ci ne soient pas comptés par des statistiques, surveillés, traqués et au bout du compte financés. Pour cela rien de mieux que le simple et modeste écran de cinéma, déconnecté par excellence, toile branche tendue sur un mur, sur laquelle sont projetées des images sonores et visuelles et grâce auxquelles peuvent converger les regards. Pour autant cet écran n’aura pas pour vocation d’accueillir uniquement des images de cinéma, mais recevra aussi les formes diversifiées et renouvelées de la production audiovisuelle de notre temps. 

Au fond, il est certainement question par ce lieu à inventer, de se rappeler des origines du cinéma, celui d’avant l’homogénéisation des salles obscures, où le cinéma existait dans des chapiteaux ou encore dans des baraques populaires à la périphérie des métropoles. Là se côtoyaient, dans le vacarme des foires, des baraques foraines et des revues de music-hall, les hurlements des fauves, les cris des lutteurs, le bruit des attractions rocambolesques, mais aussi les voix des bonimenteurs, des explicateurs de vue ou encore des diseurs à voix, qui accompagnaient en contre-point les images projetées sur des tentures de fortune. Alors, plus que de revenir au passé, il s’agit d’ouvrir grand les fenêtres pour sortir des formes compassées qui ont abouti la plupart du temps à une académisation et à une marchandisation des images, et ainsi de tenter de voir plus loin.  

C’est pourquoi nous avons le pressentiment que la forme des séances de l’École du regard ne peut ressembler à celle que prennent les ciné-clubs, qui ont eu leur heure de gloire mais qui à présent semblent s’être usés, et qu’il faut plutôt chercher à inventer des formes de réunions où, images, paroles et regards se croisent pour former de nouveaux rythmes aptes à invalider le pouvoir des visibilités qui partout nous aliènent.   

Non pas, bien sûr, que l’on ne croit plus au pouvoir qu’ont certaines œuvres, d’aujourd’hui et d’hier, de nous ébranler dans leur cohérence et leur unicité, mais plutôt parce que nous avons le sentiment qu’il faut aujourd’hui créer des rapprochements inédits, des chocs d’images, de pensées et de désirs, capables de produire, comme le font certaines rencontres amoureuses, des étincelles analogiques qui puissent être le départ de révolutions subjectives dont nous avons cruellement besoin.  

Pour cela l’École du regard propose, dès le départ, de s’écarter d’un naturalisme moralisateur contenu dans un certain cinéma sociétal, mais aussi de s’éloigner de ce que l’on pourrait appeler le syndrome du cheval de Troie, qui préconise pour des films militants, de reprendre subrepticement les formes de l’ennemi en changeant le contenu, pour espérer le subvertir de l’intérieur. Nous pensons au contraire qu’il n’y a pas de grandes avancées humaines, sur le plan artistique comme politique, sans que soient inventées des formes qui soient à hauteur du contemporain, c’est-à-dire en révélant le contenu latent d’une époque, et sans non plus s’engager dans les voies inconnues et âpres d’une révolution de la représentation. 

Nous chercherons à l’occasion de ces rendez-vous, de manière patiente et décidée, à constituer un lieu où l’on puisse finalement produire une image de nous, qui par son étrangeté, échappe à la servilité consommatrice et culturelle que nous propose l’époque, avec son grand marché des visibilités.   

C’est pourquoi l’École du regard se veut être un lieu où l’on se donne les capacités de décider ensemble de ce que l’on veut ou ne pas voir, dans l’espace partagé d’un sens à construire, en se donnant les moyens collectifs de se réapproprier les outils capables de faire penser, mais aussi capables de nous faire produire de nouvelles images. En somme, l’École du regard propose de constituer des séances qui soient le lieu d’une enquête portée par le désir de voir autre chose, et de se donner les moyens de répondre collectivement aux questions qui nous hantent, comme par exemple : Comment faire que les images soient et redeviennent émancipatrices ? Comment faire qu’elles nous permettent de penser et d’agir en conséquence ? 

Nous proposons pour cette saison quatre rendez-vous, la première séance qui aura lieu en mars 2025, elle sera consacrée à réfléchir collectivement à la forme pratique à donner à cette École du regard

Voici quelques questions lancées dès à présent pour ouvrir la réflexion sur les enjeux possibles de ces séances : 

— Comment comprendre les nouvelles formes d’images qui se fabriquent dans le monde militant et, quelles formes de réalisation pourraient émaner d’un possible atelier de l’École du regard ? 

— Quelles images réactionnaires, mais aussi quelles formes affirmatives s’inventent au cœur des réseaux sociaux, et quels regards porter sur ces productions ? 

— Que veux dire encore avoir un point de vue lorsqu’on créer une image sonore ou visuelle ? Comprendre cela, est-il lié à l’urgente question de trouver une orientation politique pour notre temps ?    

— Que penser des images numériques qui envahissent nos villes, et quelles formes de résistance existent-il ? Les graffitis, les affiches ou bien encore les images insolites collées de façon sauvage, établissent-ils des rapports renouvelés avec l’architecture et la vie des gens ?   

— Quel type de hors champ pouvons-nous encore inventer face à la dictature des visibilités, au regard de ce que le cinéma a déjà su accomplir, mais dont il faut manifestement repenser les principes pour notre temps ?

— L’écran, élément structurel du cinéma pour les images en mouvement, s’étend aujourd’hui à de multiples supports : écran d’ordinateur, de smartphone, panneaux publicitaires… Comment cela affecte le regard collectif ? Comment cela peut transformer positivement les images de cinéma ?

— Comment penser cette débauche d’images journalistiques sur la guerre de Gaza et celle de l’Ukraine ? Quelles autres images sont produites du côté des gens, et comment pouvons-nous les prendre en compte de façon efficace pour produire d’autres regards et d’autres montages, capables de rendre justice au peuple, ou encore capables de faire face à l’embrigadement guerrier ?  

— Les arts, autres que le cinéma, le théâtre, la danse, la musique, l’art contemporain, font de plus en plus appel à l’image en mouvement et à la vidéo. Quelles transformations cela produit dans leurs dispositifs respectifs ? 

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