LE CINÉMA AU COEUR DE L’UNIVERSEL REPORTAGE

À propos du film « L’ouvrier et la machine »

« Il y a une chose que nous n’avons pas le droit de faire, c’est de donner une formule toute faite. »

Sergueï M. Eisenstein, Au-delà des étoiles (1974)

La réalisation de L’Ouvrier et la Machine, le quatrième des « films d’usine » des cinéastes Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano m’offre l’occasion de prolonger les premières réflexions de « Pensées d’usine », texte publié dans le précédent numéro d’Ardentes Patiences. On pourra lire ce texte comme un supplément au premier. Et c’est à nouveau, et j’insiste, une « occasion » : je souhaite laisser à ce film sa sobriété et ne pas enrober la force de ses images de trop de descriptions. Je veux donc parler de ce que L’Ouvrier et la Machine a déclenché, comme pensées et hypothèses, et les quelques propos qui suivent débordent en réalité le film, notamment vers cette question : comment le cinéma peut-il participer à un travail d’enquête militante ? Enfin, il me semble important de préciser que je ne m’exprime pas ici depuis la position du théoricien ou historien du cinéma, mais plutôt du point de vue partial de celui qui a aimé un film.

L’Ouvrier et la Machine est réalisé à partir de la déclaration d’Ibrahima, conducteur d’engins de chantier, qu’Ardentes Patiences a fait paraître, sous le nom de « Même les machines elles aiment reposer… ». Le film vient ainsi clore une quadrilogie de quatre courts métrages dont le cœur est le travail ouvrier. Dans « Pensées d’usine », j’essayais de tisser une continuité entre les trois premiers films autour, essentiellement, de la question du temps ; ici, je voudrais comprendre ce qui diffère avec ce quatrième film. Autrement dit, si ma première question a été de me demander ce qui se répète, à la fois à l’image et à l’usine, j’aimerais maintenant envisager ce qui ne se répète pas. Et plus essentiellement encore, je voudrais suggérer que la différence est une obligation qui naît du contenu de ces films ; autrement dit, que c’est le thème même de ces films, à savoir le travail ouvrier, qui exclut la répétition des images, du son et du texte. Cela pourrait aussi se formuler ainsi : pourquoi un quatrième film ? Qu’est-ce qui a rendu important voire nécessaire d’ajouter de nouvelles images, spécifiquement, au travail ouvrier ? 

La première différence essentielle de cette dernière réalisation, c’est qu’elle se construit non plus à partir d’une proposition littéraire – les trois premiers avaient pour ressource textuelle L’établi de Robert Linhart, À la ligne de Joseph Pontus et des poèmes d’ouvriers chinois, Zheng Xiaoqiong et Xu Lizhi – mais à partir d’une déclaration, contemporaine, d’un travailleur du bâtiment. Non plus, donc, le texte, mais la parole qui témoigne, exprimant le réel de sa situation de travail et sa pensée à propos d’une telle situation. Or ce témoignage s’inscrit au cœur d’un processus d’enquête à propos du travail sans papier, aujourd’hui en France. L’Ouvrier et la Machine en vient donc à poser cette difficile question : comment le cinéma peut-il participer à un travail d’enquête politique ? Une telle question a une grande tradition de réponses derrière elle : rien n’est moins nouveau que de se questionner sur le lien entre cinéma et politique ni, d’ailleurs, de penser que le cinéma a un rôle essentiel à jouer dans les enquêtes militantes (à ce propos, on peut penser, minimalement, à la Chronique d’un été d’Edgar Morin et Jean Rouch ou encore au Joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme, et plus généralement aux activités du groupe Medvedkine). Il ne s’agit pas là de revenir sur une telle tradition, mais plutôt de s’étonner – voire de s’inquiéter – qu’elle semble avoir été oubliée et essentiellement recouverte par l’ambition strictement « documentaire » du cinéma militant. C’est en tout cas ce que j’entends dans les propos de Rudolf Di Stefano :

« le cinéma, dans ses débuts, ne distinguait pas avec tant de détermination le documentaire de la fiction. […] Cela a finalement été ainsi environ jusqu’à ce que la télévision survienne dans les années 1960. Il existait bien sûr avant elle de plus ou moins médiocres actualités cinématographiques projetées avant les grands films des salles de cinéma, mais l’arrivée de la télévision a ouvert un champ immense de confusion où pourrait-on dire, la puissance de la diffusion a pris le pas sur la production, c’est-à-dire que la puissance de la machine à communiquer, à dicter de façon unilatérale sa loi, au détriment de ceux qui tentaient de fabriquer sincèrement des images pour les restituer de façon désintéressée au peuple. […] le champ s’est littéralement bouché pour faire place à ce que je qualifierais d’universel reportage. »

Rudolf Di Stefano, « Le cinéma à l’épreuve du nihilisme », octobre 2024

Qu’est-ce que cela signifie et pourquoi est-ce important ? L’image-documentaire est en son essence une image représentative, c’est-à-dire que le documentaire, dans sa forme première, a pour fonction de représenter le réel, d’en donner une copie. Autrement dit, il a la prétention de ne montrer rien de plus que ce qui est. L’image-documentaire est donc l’image de l’information par excellence, image de l’actualité, de l’immédiateté, du journalisme, de celle qui veut coller neutrement au présent – l’image, en somme, de l’ « universel reportage ». Évidemment, d’un point de vue strictement formel, une image absolument neutre n’existe pas – il y a, dans le geste cinématographique, une nécessaire artificialisation et un choix de montage. Mon point de vue est autre : je ne parle pas tant de l’image cinématographique dans sa forme pure que de ses différentes prétentions, et ici plus précisément je parle du documentaire comme effet de neutralité qu’il prétend avoir sur ses spectateurs. Cela signifie ceci d’important que l’image telle que je l’entends là n’est pas réductible à un objet qui se donne à voir ; je cherche plutôt à comprendre le rapport que les individus contemporains entretiennent avec elle, c’est-à-dire ce qui se forme d’imagerie consciente et inconsciente lorsqu’on se retrouve à côtoyer des images – si l’on veut, donc, l’image comprise ici comme le sujet du verbe « imaginer ». Autrement dit, je cherche à aborder la question de l’image-documentaire du point de vue des gens et de ce dispositif idéologique précis qu’est le documentaire. Aussi, il faut insister sur deux choses : d’abord sur ce que di Stefano nous rappelle, à savoir qu’il n’y avait pas, au début du cinéma, de distinction nette entre le documentaire et la fiction, tout du moins de distinction revendiquée. Ensuite que, par conséquent, la critique de l’image-documentaire ne conduit pas à mettre au rebut un ensemble de documentaires d’importance (que l’on pense par exemple à la très actuelle Bataille du Chili de Patricio Guzmán), mais à comprendre ce qu’il en est de cette inflation « documentariste » qui est apparue avec la télévision, qui a entraîné l’affadissement du documentaire en « reportage », et qui s’est renforcée avec internet et les différentes formes de médias continus ; pour le dire simplement : comprendre Arte, ses avatars, les reportages et la propagande militante plutôt que l’histoire des grands documentaires du cinéma. 

« Quand on travaille on a le tout.

Le travail, c’est le plus fondamental de la vie des gens.

Mais le travail c’est aussi autre chose,

les chefs vont te faire travailler pour rien. »

Revenons maintenant à l’ « universel reportage » : cette désignation me semble importante car elle relève la saturation de telles images dans nos quotidiens – rien n’est en effet plus présent ni facile à produire, aujourd’hui, que ces images, copies du réel ; et quand Mallarmé, le premier, différencie l’universel reportage du langage poétique, c’est précisément pour désigner cette inflation d’informations brutes et instantanées menaçant la pensée qui, quant à elle, a besoin de patience pour s’établir. Le contenu qu’il donne à cet universel reportage est étonnement cinématographique : y participer c’est « exhiber les choses à un imperturbable premier plan, en camelots, activés par la pression de l’instant » (Le Mystère dans les lettres). Je dirais donc que les images documentaires sont celles qui sont produites sous la pression de l’instant et qu’elles maintiennent, en le reproduisant, sans chercher à le modifier, cet « imperturbable premier plan », c’est-à-dire notre présent. En cela, ces images-documentaires s’indifférencient et finissent par se confondre avec le flux d’images dans lequel nous baignons, constamment. C’est un problème essentiel, qui méritera de plus amples développements, mais ici on peut se contenter de ceci : au cœur de l’universel reportage, tout se répète. Les mêmes images sont suivies des mêmes effets et on ne fait face qu’à ce qu’on connaît déjà, comme irrémédiablement attiré par ces images – de la publicité, de la télévision, des médias, des réseaux sociaux – qui tirent leur efficacité de la tranquillité offerte par la répétition, la reconnaissance et le déjà-su. Autrement dit, il est de plus en plus compliqué de rencontrer des images qui font exception, et la difficulté, croissante, pour les plus jeunes générations de se rendre dans un cinéma (voire de regarder entièrement un film) en témoigne : le cinéma, en tant que lieu et dispositif de visualisation, c’est-à-dire en tant que salle de cinéma, semble avoir perdu le privilège de l’image et être pris dans la continuité du flux. En réalité, plus rien ne délimite un temps et un espace privilégié de l’image.

Si ces premières précisions étaient importantes, c’est parce que l’image-documentaire semble la voie cinématographique privilégiée dans le travail d’enquête militante. En effet, représenter le réel, n’est-ce pas le meilleur moyen de le faire connaître ? Le donner à voir sans artifice, n’est-ce pas gage de sa vérité ? C’est la transparence qui est alors le garde-fou du sérieux politique car, en négatif, la fiction sera coupable d’esthétisme, c’est-à-dire de ne plus donner à comprendre le réel tel qu’il est mais par le biais d’une médiation fictionnelle qui nous en éloignerait, le déformant, le trahissant. La mimesis documentaire d’un côté, la trahison fictionnelle de l’autre. La question se complexifie donc : comment le cinéma peut-il participer à un travail d’enquête politique sans représenter le réel tout en ne le trahissant pas ? Comment le cinéma parvient-il à être autre chose que l’enregistrement du réel par l’image ?

L’Ouvrier et la Machine n’est ni un documentaire ni une fiction ou, mieux encore, il est et l’un et l’autre, selon les propres mots de di Stefano (« Le cinéma à l’épreuve du nihilisme »). Comme pour les trois précédents, le film a pour décor essentiel un fond noir, mais cette fois-ci, ce fond est rempli par une tractopelle avec laquelle Maxime Chazalet – qui interprète Ibrahima – compose, nous donnant à sentir, de manière admirable, aussi bien le rapport inquiet qui lie le travailleur à sa machine que la complexité interne au travail lui-même. Une telle complexité ouvre d’ailleurs le film : 

La notion de travail est divisée de l’intérieur même du travail, par le travailleur lui-même : il est le tout mais les patrons le réduisent à rien. Le travail existe toujours doublement : il est, d’un côté « une production propre à un mode de production déterminé » et, de l’autre, il « n’a rien à voir avec la forme sociale de celui-ci » (Marx, Livre I du Capital). Autrement dit, le travail est historiquement déterminé, il prend la forme que le moment historique le contraint d’avoir – la forme capitaliste, pour nous, du travail marchand salarié – mais il est aussi une donnée anthropologique qui dépasse cette forme contingente, il est le travail « en général » pourrait-on dire, qui existe toujours, c’est-à-dire qui persiste et qui insiste, derrière toutes ses formes temporaires et spécifiques. Et la force du film, il me semble, est de montrer à quel point insiste le travail réel, en son sens plein – ce « tout » dont nous parle Ibrahima, celui qui est « le plus fondamental de la vie des gens » –, à quel point, donc, insiste cette donnée fondamentale de la vie humaine derrière ce travail aujourd’hui abîmé et abîmant. Et plus encore, cette persistance du travail réel se donne à voir du point de vue de la subjectivité du travailleur lui-même. À deux reprises au moins, c’est explicite. D’abord, à propos des plans du travail, qu’on ne permet pas à Ibrahima de consulter : 

« Quand ils mettent le plan sur la table,

je viens moi, direct.

Je regarde tous les plans,

Les plans de ferrailles, les plans du bâtiment.

Mais ils disent : “Ibrahima, laisse les plans, il ne faut pas que tu regardes ça”. »

Cela peut sembler un moment anecdotique, mais en réalité s’y concrétise la séparation entre le travail comme tout et le travail réduit à rien : est reconduite la division qui parcourt l’ensemble de l’organisation du travail capitaliste entre travail manuel et travail intellectuel, entre ceux qui exécutent et ceux qui savent. Il n’est pas permis à Ibrahima de savoir ce qu’il en est réellement du travail en train de se faire car le savoir est réservé aux « chefs ». Mais lui, il vient direct, regarder tous les plans : moment tout à fait exemplaire, où le travailleur ne se résigne pas à exécuter, où le travail comme « tout » continue d’exister, par-delà les ordres et les interdictions. Un second moment relève une telle persistance :

« J’ai bien regardé la mini-pelle, je calcule bien :

avec la mini-pelle,

tu tires, tu pioches

les cailloux, les gravats, la terre.

Je suis dedans, 

là, il y a deux leviers

l’un à droite, l’autre gauche.

Je fais marche arrière, j’avance :

je prends la terre, et je la mets là-bas. »

Le travail est raconté en intériorité et, à l’image, l’ouvrière Maxime est installée dans la tractopelle, se mouvant lentement, énonçant avec précision et patience les phrases qui traduisent la singularité du métier de conducteur d’engin. C’est cette spécificité qui constitue le premier point d’achoppement de la répétition : il s’agit d’un travail particulier, exigeant une connaissance technique, une habileté précise et un apprentissage propre. Bien sûr, une continuité essentielle traverse l’ensemble du travail marchand et capitaliste – une continuité maintes fois démontrée et analysée – mais celle-ci demeure insuffisante pour appréhender pleinement les formes concrètes et singulières du travail. Autrement dit, cette continuité – qui prend, par exemple, le nom de « prolétariat » – est réelle mais elle ne suffit pas à délivrer une compréhension suffisante et importante des formes spécifiques du travail. Comprendre le travail ne peut se réduire à saisir son inscription dans un système global ; il faut encore saisir ce qui, en lui, résiste, ce qui l’individualise, ce qui l’ancre dans l’expérience vécue de celles et ceux qui l’exercent. Et c’est là qu’est nécessaire l’enquête.

Quelques mots sur l’importance du travail d’enquête dans toute ambition militante : en 1880, Marx publie « Enquête ouvrière » dans la Revue Socialiste. En 101 questions, l’objectif était de réaliser une « enquête sérieuse sur la situation de la classe ouvrière » afin d’obtenir « une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles travaille et se meut la classe ouvrière », sous-entendant que seuls les ouvriers pouvaient offrir une connaissance précise et un savoir fiable des misères dont ils souffraient. Précisons avant toute chose qu’une telle enquête se différencie grandement de celles qui sont couramment appliquées aujourd’hui dans les recherches universitaires : elle ne conduit pas à traiter séparément, en « spécialiste », différents sujets – il y est question à la fois de la technicité du travail, de la santé, des salaires, de la durée de travail et des rythmes, des contrats, du contrôle hiérarchique, des rapports aux gouvernements, des grèves et des résistances… Ensuite, elle ne vise pas seulement une accumulation de connaissances sur la situation mais le savoir du travailleur lui-même – les questions sont ouvertes, elles appellent la description, mais aussi la réflexion, l’histoire, la comparaison, l’interrogation sur les autres travailleurs, proches et éloignés, l’organisation… Ensuite, l’enquête ne prétend pas à la « neutralité », elle a une intention, et n’est pas une récolte de donnés mais un acte militant en tant que tel – le questionnaire n’est pas construit aléatoirement mais logiquement, suivant une ligne claire : établir le lien, à partir de l’expérience du travailleur, entre sa situation singulière, sa pensée de la situation et la condition ouvrière en général. 

Mais ce questionnaire n’est qu’une partie de l’enquête, qui finira par le déborder : le supplément d’expérience permis par le savoir du travailleur s’ajoute à celui de l’enquêteur et ils se modifient réciproquement – le signe d’une enquête réussie se signale, notamment, quand les idées antérieures sont déposées au profit d’hypothèses nouvelles. Dans toute enquête effective, enquêteurs et enquêtés pensent ensemble et finissent par se confondre. L’enquête est donc d’abord le lieu d’une rencontre au cours de laquelle, pour le dire simplement, s’effectue un aller-retour entre la pratique et la théorie, aller-retour qui conduit à de nouveaux processus de subjectivation et à une connaissance nouvelle du monde actuel – c’est un moment où s’estompe, si ce n’est s’efface, la distinction entre travail manuel et intellectuel. En conséquence, l’enquête n’a pas pour seul objectif de reproduire (par le récit ou le compte-rendu) une situation : ce qui la sous-tend n’est pas le simple fait de représenter un état du monde mais d’être le détonateur d’une nouvelle connaissance du réel par la rencontre entre enquêteur et enquêté (qui ne sont pas des places fixes, mais des rôles). L’enquête n’est donc pas une simple description, mais une rampe vers la création de nouvelles connaissances. Autrement dit, si l’enquête est un garde-fou à la pensée, parce qu’elle la maintient sur le sol réel de l’histoire, à partir des expériences vécues et racontées – elle est, en cela, « l’analyse concrète d’une situation concrète » (Lénine) –, elle est aussi la condition d’une intellectualité politique collective. À nouveau, s’il y a une différence avec l’enquête universitaire classique, c’est qu’elle ne consiste jamais à enquêter sur, mais à enquêter avec. Ici, le témoignage d’Ibrahima est débordé par le film L’Ouvrier et la Machine, débordé par ce texte en train de s’écrire : ces deux derniers participent au même travail d’enquête, mais c’est le témoignage seul qui les aura permis.

L’Ouvrier et la Machine est un film qui se met à l’école de la déclaration d’Ibrahima, à l’école de son travail de conducteur d’engins de chantier. L’intérêt pour les plans, le travail expliqué en intériorité sont quelques étapes d’un processus de subjectivation qui se montre en acte tout au long du film : y émerge le travail comme tout, qui va comme percer de l’intérieur l’enveloppe marchande et dégradée du travail réduit à l’exécution sans volonté d’une tâche dictée. Écoutons les mots de fin, entourés par la chanson « Sixteen Tons » de The Platters : 

« Alors pour moi, aujourd’hui, c’est simple.

Si le patron fait : « À gauche, à droite »,

Et que moi je fais à gauche, à droite,

Alors tous les deux c’est la même chose,

tous les deux, on est du même côté,

on n’est pas séparé.

Mais si le patron fait : « À gauche, à droite »,

et que moi, je fais mon boulot, correctement,

et que moi, je suis droit.

Alors là, on n’est pas pareil.

Moi, et lui, on n’est pas les mêmes. »

Ces mots sont pour moi d’une très grande force : la séparation entre le travailleur et le patron ne se fait pas selon la seule subversion des ordres. Il ne s’agit pas d’opposer à l’ordre « À gauche, à droite » un contre-ordre, comme l’acte opposé : « À droite, à gauche ». À l’ordre s’oppose un principe : être droit, faire son boulot correctement. Il dirigera donc la machine à gauche et à droite, ou bien à droite et à gauche, non parce qu’il en aura reçu l’ordre, mais parce qu’il s’agira de faire proprement son travail. Ibrahima, privé de plans, a seul la connaissance réelle du travail qu’il a à faire, et c’est cette connaissance qui le sépare intrinsèquement du patron. Le travail, ce n’est pas l’exécution d’un ordre, c’est la juste mesure de ce qu’il convient d’élaborer : construction, réparation, pensée, soin, création, maniement… 

Une telle subjectivation, dont le film montre le processus en acte, exclut de fait la répétition. Il s’agit d’une subjectivation située, celle d’Ibrahima, conducteur d’engins de chantier, dans la France de 2024. Et, des trois premiers films, rappelons-nous que Linhart s’établissait dans une usine Citroën en 1968, que Ponthus était intérimaire dans l’industrie agro-alimentaire à partir de 2015 et que les ouvriers poètes, Zheng Xiaoqiong et Xu Lizhi, écrivaient au cœur de l’infernale usine Foxconn de Shenzhen, en Chine. D’un film à l’autre, la situation ouvrière ne se répète pas. S’il fallait donc un quatrième film pour, à nouveau, « déchirer le silence de l’époque » à propos de la situation d’Ibrahima, c’est qu’il n’y a pas de « prolétariat » comme totalité unifiée, saisissable par le concept seulement et dont les premiers films auraient dessiné les contours définitifs. Le travail ouvrier s’approche par sa singularité et non pas seulement par la répétition du concept, car la condition ouvrière change continuellement. Et, réciproquement, c’est parce que la condition ouvrière change continuellement qu’elle oblige à ne pas s’en tenir à la répétition de la description et de la condamnation des logiques marchandes du travail. Au bout d’une telle logique, il faudrait presque imaginer une enquête par travailleur ou, tout du moins, une enquête par travail. Bien sûr, chacune des situations parlera pour d’autres, bien sûr on y redécouvrira continuité et systématisation de l’exploitation, mais on y gagnera aussi à comprendre la multiplicité des formes contemporaines du travail et, ce que seul l’enquête permet, à comprendre comment peuvent inlassablement persister ces moments de subjectivation, de travailleurs et de travailleuses qui ne se résignent pas à subir la loi du patron. 

L’Ouvrier et la Machine permet de tenir à distance la désubjectivation qui couve derrière la forme idéale du « prolétariat ». Sans dire que cette catégorie est périmée, il me semble qu’il faudrait s’attacher à la comprendre comme une forme vide, qui n’a de sens qu’en étant ancrée historiquement et qu’elle ne peut nous orienter que si son contenu est redéfini par des enquêtes faites dans le présent. En ce sens, l’avant-dernière image du film, où le visage de Maxime, l’ouvrière Ibrahima, se fond avec la mer et où se confondent les bruits de l’eau et ceux des engins de travail, nous rappelle que le prolétariat de notre présent est essentiellement un « prolétariat nomade ». Il est composé d’un ensemble de travailleurs et de travailleuses qui traversent de nombreuses terres et les mers, au péril de leur vie, pour échapper aux horreurs, aux guerres et à la misère afin de construire leur vie, ici ou ailleurs, par le travail.

L’Ouvrier et la Machine n’atteint pas la transparence attendue des documentaires – il ne la cherche pas – et pourtant, comment nier qu’il nous dit quelque chose de la réalité du travail contemporain ? Comment douter qu’après l’avoir vu, on en sait maintenant plus ? Mais on n’en sait pas plus comme si l’on avait appris une leçon et quelques statistiques : un nouveau savoir s’est formé parce qu’une réalité est devenue sensible et présente à notre esprit, sous une nouvelle forme, au travers d’un agencement d’images inédit. C’est un film politique, participant de plein droit à un travail d’enquête, non pas parce qu’il énonce une thèse ou étend son idéologie, non plus parce qu’il nous aurait donné les clés définitives pour comprendre et le travail contemporain et le rôle du cinéma dans la politique, mais simplement parce qu’il s’est mis au travail, à l’écoute d’une situation du monde, en évitant soigneusement d’en produire une simple reproduction. Il ne donne pas à voir un ensemble d’images représentatives, mais cherche à redonner à l’image son statut exceptionnel – c’est-à-dire en exception de l’universel reportage. Or faire exception, cela n’est pas s’absenter ou se soustraire au réel : si le film fait autre chose que représenter le réel, il ne s’en décroche pas pour autant. Il va comme « piocher » dans ce réel et, parce qu’il est un travail de montage, il ne se réduira finalement pas à sa capture brute mais reconfigurera ses éléments ; c’est un travail de recomposition qui ouvre un espace-temps où le regard se défait de ses habitudes. Et c’est en cela qu’il fait autre chose que représenter, qu’il est en exception des images quotidiennes et documentaires : il ne reproduit pas mais il est en surplus, c’est-à-dire qu’il ajoute quelque chose au réel. Et c’est en tant que nouveauté dans le réel, en tant que supplément, qu’il agit, qu’il travaille de l’intérieur la situation qu’il met en scène, modifiant les représentations établies, établissant une brèche dans le flux continu de l’universel reportage.

Je reviens enfin, pour conclure, à quelques hypothèses plus générales : avec L’Ouvrier et la Machine, comme avec les autres films de Sol Suffern-Quirno et Rudolf Di Stefano, il ne s’agit donc pas de se passer de la représentation mais plutôt d’en abolir la souveraineté, c’est-à-dire d’éliminer l’idée selon laquelle elle constituerait la finalité de la création. Alors, enfoncer un coin dans l’impossible neutralité. Pour les spécialistes, c’est une vieille question : se passer radicalement de la représentation en art aura été la grande tentative des avant-gardes du XXème siècle – des carrés suprématistes de Malevitch au film sans image de Guy Debord –, et ce n’est pas là mon propos. Je pense que la question de la « représentation esthétique » n’a pas trouvé de résolution satisfaisante dans de telles avant-gardes, et qu’elle doit continuer d’être posée : dans tous les cas, se passer purement et simplement de la représentation, est-ce seulement possible ? Produire un art à tendance essentiellement non-figurative me semble être une impasse, produisant une esthétique sans accroche, une interruption sans affirmation, seulement brutal et désorientant. Je dirais donc qu’il s’agit plutôt d’excéder la représentation : dans un mouvement dialectique, conserver ce qui, dans la représentation, nous permet d’identifier et de reconnaître, tout en empêchant ce qui la reconduit comme simple répétition, pour produire enfin ce qui permet non seulement de voir, mais essentiellement de connaître. Ce que je résumerais ainsi : il s’agit de créer des symboles saisissables. Un symbole est saisissable lorsqu’il permet de s’approprier un élément extérieur à sa vie quotidienne afin de l’y intégrer, lorsqu’il transforme ce qui était distant en quelque chose d’opérant dans l’expérience quotidienne, il est saisissable s’il produit un effet de subjectivation. C’est aussi pour cela qu’il fallait un quatrième film : pour faire face à la difficulté de comprendre une situation ouvrière mouvante et de pouvoir en parler, de la saisir dans sa nouveauté, de créer quelques symboles pour saisir ses transformations. Un quatrième film, donc, pour se confronter à la difficulté de saisir le changement. Je le dirais de manière presque simpliste : un tel film participe au travail d’enquête parce qu’il est sur la voie de ce qui permet de parler, d’avoir des outils pour le dialogue, en somme, d’avoir une prise sur le réel. Or si le cinéma a une position privilégiée pour créer de tels symboles c’est que, de tous les arts, il est celui qui côtoie le plus intimement les formes de la représentation humaine, il est sur la pointe depuis laquelle, malgré l’artificialisation, il semble en partager les structures perceptives et ses mouvements (c’est d’ailleurs en cela que, fort de ses procédés de montage, il est irréductible à ses images). Or cette proximité signifie, comme le revers d’un tel privilège, que c’est également lui qui côtoie au plus près l’universel reportage, ayant en partage le même matériau, risquant à tout moment d’en être la simple extension. Il me semble donc que le site spécifique du cinéma est cette situation de proximité avec l’universel reportage lui-même, et que s’il cherche à s’en extraire, c’est parce qu’il en partage la matière : il crée contre lui, c’est-à-dire en opposition, mais aussi « tout contre lui », intérieur et perturbateur à la fois. C’est finalement cette position contradictoire, privilégiée et sans cesse refusée, qui le rend utile – si ce n’est nécessaire – à l’enquête militante : il est au bon endroit pour faire surgir du réel lui-même ce qui n’est pas su, ce qui demande à être énoncé et reconnu. En somme, « déchirer le silence de l’époque », c’est aussi déchirer l’universel reportage.

Nicolas Gentil-Boutin, avril 2025

Ce texte a été publié dans la revue : Ardentes Patiences n°3 – avril 2025

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