LE CINÉMA À L’ÉPREUVE DU NIHILISME

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1. L’événement cinéma

Je vous propose de voir et d’entendre, puisqu’il va être question durant cet après-midi de cinéma, comment l’art du cinéma, se donne les moyens d’échapper au nihilisme. Pour commencer je voudrais poser dès le début de mon intervention cette question : Comment le cinéma peut-il participer à l’émancipation de l’humanité ? Je dis émancipation parce que cette notion s’oppose radicalement au nihilisme, qui lui, prend la plupart du temps la forme d’un découragement quant à l’idée que l’humanité a des ressources propres pour résoudre les questions qu’elle se pose, des capacités à donc littéralement s’émanciper, c’est-à-dire à se prendre en main elle-même, en ne devant rien à une quelconque transcendance ni à quelque autre créateur ou quelque ciel de vérités. 

Pour cela l’humanité, s’est donc dotée au début du XXème siècle d’un art nouveau : le cinématographe. Il faut reconnaître, qu’un art ne s’invente pas tous les jours et je dois avouer tout de suite que je me sens tout particulièrement fidèle à cet événement inaugural.   

Le cinéma, nouveau champ de connaissance dont se dote l’humanité pour penser cette autonomie, s’avère être particulièrement prédisposé à penser les temps nouveaux, les temps modernes, avec tous ses wagons d’injustices, mais aussi surtout, avec toutes ses nouvelles perspectives révolutionnaires. Le cinéma va, tout de suite, choisir son camp, et cela sans faire réellement de distinction entre documentaire et fiction, il est dès le départ du côté du peuple, c’est-à-dire contemporain de l’idée que c’est par le peuple que peuvent advenir les plus grandes évolutions pour l’humanité. Epstein, Murnau, Lang, Vertov, Eisenstein, Flaherty, Chaplin et beaucoup d’autres, vont filmer les gens du peuple, leurs vies, les injures qu’ils subissent mais aussi leurs espoirs, leurs luttes, leurs désirs, et donner à voir ainsi ceux qui étaient jusque-là invisibles, ceux qui n’avaient pas le droit à la parole. Ces films donc font propagande de l’idée que, c’est à c’est endroit précisément que se trouve la vérité de la vie humaine, que c’est là dans cette fragilité que se trouve le nouveau lieu d’une constitution subjective, d’une nouvelle manière de pensée. C’est pour cette raison que le cinéma a voulu et voudra à mon sens toujours rester populaire, sans jamais devenir populiste, à moins que l’on n’écarte volontairement la vocation première du cinéma, et que finalement le nihilisme n’emporte le dernier mot. Mais nous n’en sommes pas là, et surtout nous sommes là réunis pour nous convaincre du contraire, pour voir ensemble comment cet art détient encore toutes ses ressources émancipatrices et qu’il existe encore aujourd’hui des gens qui sont déterminés à le faire vivre en déjouant les impasses mortifères dans lesquelles trop souvent on veut le cantonner. 

2. Les genres : documentaire, fiction

Je voudrais pour commencer parcourir rapidement la question du documentaire puisque, nous le savons, cet après-midi est placée sous le titre plus général : le documentaire à l’épreuve du nihilisme.  

Le terme documentaire s’est imposé au fil du temps comme genre à part entière du cinéma, en particulier dans ses dernières évolutions à partir des années 90. La question du documentaire est devenue tout particulièrement prégnante dans le paysage audiovisuel contemporain et cela doit, à mon sens, éveiller en nous quelques méfiances. 

Comme je le disais un peu avant, le cinéma dans ces débuts ne distinguait pas avec tant de détermination le documentaire et la fiction. Il existait bien des luttes esthétiques entre cinéastes, par exemple la célèbre contradiction entre Vertov et Eisenstein, controverse soviétique sur ce que devait être le cinéma de vérité, en particulier dans sa capacité à produire l’image fidèle d’un peuple communiste. Cette contradiction se résolvait à mon sens, toujours par la conviction commune que le cinéma opère avant tout par ce qui le singularise comme art, c’est-à-dire par le principe du montage. Montage à intervalles, montage croisé, montage à distance, montage harmonique, montage intellectuel, montage de points de vue opposés, montage dialectique, etc… étaient les méthodes singulières pour penser la rupture que traversait l’humanité et participer activement au processus révolutionnaire qui inventait une nouvelle manière d’être.

Cela a finalement été ainsi environ jusqu’à ce que la télévision ne survienne dans les années 1960. Il existait bien sûr avant elle de plus ou moins médiocre actualités cinématographiques projetées avant les grands films des salles de cinéma, mais l’arrivée de la télévision a ouvert un champ immense de confusion où, pourrait-on dire, la puissance de la diffusion a pris le pas sur la production, c’est-à-dire que la puissance de la machine à communiquer, à dicter de façon unilatérale sa loi, au détriment de ceux qui tentaient de fabriquer sincèrement des images pour les restituer de façon désintéressée au peuple. Malgré quelques réels espoirs vis-à-vis de ce média de la part de cinéastes comme Rosselini avec ses films réalisés pour la télévision, et Godard avec ses émissions comme 6X2 ou encore France tour détour deux enfants, puis de moments où la télévision semblait s’ouvrir, en particulier en France, à de nouveaux possibles dans le milieu des années 80, le champ s’est littéralement bouché pour faire place à ce que je qualifierais tout au long de mon intervention, d’universel reportage. Universel reportage qui n’a fait que s’accentuer par l’avènement d’internet où la diffusion à trouver son paroxysme en faisant de chacun, grâce à son smartphone un petit producteur de visibilité, servitude aux valeurs marchandes devenue parfaitement volontaire, dans tous les milieux confondus.

C’est ainsi que depuis les années 90 jusqu’à aujourd’hui, ceux qui se revendiquent du documentaire, distinct des exigences télévisuelles et des réseaux sociaux, vont affirmer le genre comme mode cinématographique à part entière, et trouveront finalement au Centre National du Cinéma une case appelée documentaire de création capable de soutenir leurs projets. C’est ainsi que s’est imposée l’appellation Cinéma documentaire et que depuis les années 2000 en France, mais j’imagine aussi en Tunisie, sont montrés de plus en plus de films documentaires dans les salles de cinéma qu’une grande partie de la critique cinématographique soutient avec ferveur.

Le documentaire, dont j’ai tracé ici à très grands traits l’évolution, a été accompagné aussi par, ce que j’appellerais, une genrification du film de fiction. Le renouveau du cinéma des années 60, qui avait fait voler en éclat le cinéma de scénario, en redistribuant de façon inventive la question du documentaire et de la fiction dans un film, était à mes yeux une façon de repenser ce que le cinéma soviétique, allemand, voire américain, avait su faire exister jusqu’au moins le début des années 50. Mais le cinéma mondial des années 80 s’est empressé d’oublier cette révolution esthétique, qu’on peut qualifier de modernité cinématographique, pour toujours s’enfermer davantage dans la scénarisation, l’histoire et ses personnages auxquels on nous enjoint expressément de nous identifier, en remplaçant la plupart du temps les exigences de montage, par des procédés de mise en scène et de narration littéraire postmoderne. En somme le cinéma de fiction s’est donc lui aussi installé dans un genre spécifique, un champ repérable par l’industrie cinématographique. 

C’est pourquoi, je dois dire ici, que j’ai toujours eu une profonde méfiance quant à ces catégories et lorsqu’on me demande si notre travail cinématographique est documentaire ou de fiction, je me trouve toujours dans un embarras et dans une grande difficulté pour y répondre. Nos films qui par exemple reprennent des tragédies grecques en les intriquant à la vie des personnes que nous filmons, ou encore nos films sur des témoignages ouvriers contemporains incarnés par des actrices, comme c’est le cas dans le film L’ouvrier et la machine que nous présenterons tout à l’heure, sont-ils les uns et les autres des films de fiction ou bien des films documentaires ? Je ne peux sincèrement le dire. Ils ne sont ni l’un ni l’autre ou mieux encore, ils sont et l’un et l’autre. Je tenterais justement d’expliquer pourquoi il me semble que cette dimension profondément duale des films, est essentielle au cinéma. Il faut aussi rajouter que nos films ne se reconnaissent pas non plus dans ce genre, en pleine expansion depuis le début du XXIème siècle, appelé docufiction, genre hybride qui manipule la réalité pour la confondre avec le fictif et produire ainsi un trouble, un mélange, entre ce qui est vrai et ce qui est faux. 

Il est donc question pour nous, quand nous faisons des films, et je crois aussi pour tous les films que nous verrons cet après-midi, de savoir plutôt comment faire apparaître l’étrangeté du réel, en faisant voir ce qui se cache derrière la simple reproduction de la réalité, de faire, disons pour l’instant, apparaître la dimension surréelle du réel même. Cela n’a donc rien à voir avec un mélange de genres, mais au contraire cela relève d’une distinction exigeante entre ce qui est visible et ce qui est invisible, entre ce qui est là et ce qui n’est pas encore là.   

Échapper pour nous à l’universel reportage c’est donc peut-être cela, créer un désir de voir ce qui n’est pas visible, ce qui ne se présente pas de façon spontanée et naturelle à nos yeux et qui pourtant existe bel et bien. 

Je voudrais préciser tout de suite que mon intervention d’aujourd’hui s’inspire du travail d’une philosophe que j’ai découvert récemment, Marie José Mondzain, qui a fait une recherche très intéressante sur ce qu’est l’image, en particulier en réfléchissant sur la différence entre icône et idole dans le monde Byzantin et plus particulièrement au moment du combat très singulier qu’il y a eu au VIIIe siècle dans le monde chrétien entre les iconophiles et les iconoclastes. Deux livres en particulier ont été importants pour moi, Image, Icône, Économie, les ressources byzantines de l’imaginaire contemporain et aussi Le commerce des regards, tous les deux édités aux Éditions du Seuil.  

Je préciserais que j’étudie ces textes aussi dans le cadre d’une recherche plus large sur saint Paul et l’image, points qui se trouvent au cœur de notre long film en cours de réalisation. Marie José Mondzain démontre de façon très pertinente, comment Paul est celui qui le premier fait régner l’image au détriment de la substance, qui fait comprendre que le passage de la vie à la mort et enfin à la résurrection est finalement l’avènement d’une image. C’est pour cela d’ailleurs, nous dit-elle, qu’une image ne se touche pas, elle nous engage plutôt à décider de la regarder ou de ne pas la regarder, d’y croire ou de ne pas y croire, comme ce fut le cas pour le christ ressuscité. L’image devient alors un désir d’altérité plutôt que d’identification. Saint Paul se trouve être donc à l’origine vive de l’image, il en fait un mode de communication universelle de la vérité. Il y a à partir de lui une rédemption par l’image.  

3. L’idolâtrie nihiliste

Mais revenons plus précisément à nos questions. Il me semble qu’en vérité, la question du nihilisme pour le cinéma, vient justement se nicher en partie dans la distinction stéréotypée entre documentaire et fiction. Pourquoi ? Parce qu’en faisant cela une confusion s’installe quant à la compréhension que l’on a de ce qu’est une image cinématographique et du rapport singulier que celle-ci entretient avec la réalité, mais aussi avec l’idée de peuple. 

Il faut reconnaitre que cette question n’est pas d’aujourd’hui et que le cinéma est né avec cette ambiguïté fondamentale entre réalité et fiction. L’effet de réel qu’a représenté par exemple la fameuse entrée en gare du train de la Ciotat des frères Lumière, fut un choc décisif pour les premiers spectateurs de cinéma. Nous en sentons encore aujourd’hui les persistants échos, dans le désir de vivre au cinéma les situations sans distance, dans un état d’immersion et de fusion radicale avec le film. Parallèlement, nous le savons, le cinéma a aussi commencé avec les films de Méliès le prestigiateur, dont la production cinématographique valorisait le trucage, l’illusion et la fantasmagorie. 

Il me semble que l’industrie audiovisuelle contemporaine, dans sa dimension hégémonique, prend ses sources dans une mauvaise interprétation de ces deux points de départ, en tenant le documentaire et la fiction dans des espaces séparés, en se gardant de les articuler de façon dialectique. 

Cette orientation prône de plus, un rapport sans écart aux images, autant dans le grisement halluciné que provoque la réalité nue d’un documentaire, qu’inversement par l’enivrement chimérique que peut proposer un film de fiction. Deux relations donc au visuel qui prônent la voie hypnotique du cinéma comme principe, et qui provoquent sans aucun doute, quand on s’y livre, un anéantissement du mouvement même de la pensée. 

Ces deux façons séparées de faire du cinéma proposent de mieux fuir la vérité du monde et des gens qui y vivent, vérité qui est toujours un tressage d’effectifs et de possibles, pour plutôt se camoufler, le temps d’un film, dans la peur ou dans la haine, induisant la plupart du temps un profond découragement et une impuissance maladive. 

Cette façon d’idolâtrer autant la réalité que la fiction est caractéristique de notre temps, c’est certainement dû au fait qu’il s’agit dans ce type de rapport à la visibilité, de pouvoir jouir à sa guise au-delà ou en deçà de toute vérité. 

4. Une icône cinématographique ?

À ce point de mon développement, je reviens à ma question de départ : comment faire que les images au cinéma soient et redeviennent émancipatrices, qu’elles nous permettent de penser et d’agir en conséquence ? Comment rompre avec ces nouvelles lois de l’époque qu’impose l’industrie audiovisuelle ?

Nous ne pouvons pas accepter passivement, cinéastes qui produisons des images et spectateurs qui les regardons, d’être envahi, soit par une production fictive déchainée dans la version illusoire et hollywoodienne, soit par un flux de visibilités naturalistes plus ou moins pornographiques. Il nous faut donc ensemble trouver un nouveau chemin pour combattre ce qu’il faut bien appeler une nouvelle adoration des images, une idolâtrie dont le capitalisme s’est fait maître, en prenant toujours plus le pouvoir du programme figuratif. La solution, me semble-t-il, ne se trouvera pas en lui cédant la figuration et en fuyant dans des mondes abstraits et parallèles, mais au contraire en reprenant ce qui nous appartient, c’est-à-dire notre capacité à produire une image de nous et du monde, qui soit radicalement séparée de l’idée qui consiste à penser que nous sommes limités et réductible aux biens et aux objets, aux intérêts personnels et à la survie individuelle.

Cela revient à faire une proposition d’enquêter, à nous tous qui participons à cet après-midi cinéma, en se demandant au sujet des films que nous allons voir, quels points tiennent-ils dans le cinéma pour échapper au nihilisme ? J’avancerais en première approche que, ce qui nous réunis tous en tant que cinéastes, c’est me semble-t-il, l’affirmation suivante : il n’est pas possible de succomber à la tentation, voyant le cinéma tombé dans ces deux types d’idolâtrie, de tenir pour acquis le sacrifice pur et simple du cinéma, cette mort du cinéma proclamée à grands cris, même par de très bons cinéastes. J’ose penser que nous faisons tous partie de ceux qui croient en la résurrection du cinéma ! 

Concernant plus précisément le travail que nous faisons, Sol et moi qui réalisons des films ensemble, je dirais que c’est en cherchant à repenser à nouveaux frais ce qu’est, ou peut-être, une image cinématographique, que nous pourrons continuer à tenir notre point. Comment ? Tout d’abord, en assumant qu’une image cinématographique a été et sera toujours, celle qui provoque ce singulier flottement entre une similitude photographique et une révélation qui n’est pas entièrement contenue dans cette visibilité. Nous sommes convaincus que l’image cinématographique est celle qui permet au spectateur d’avoir un regard avec la propriété d’ubiquité, c’est-à-dire qu’en contemplant une chose très précise, le spectateur se trouve en même temps en capacité de voir ce qui ne se voit pas, le hors champ de ce qui est présenté devant ses yeux. Il faut bien comprendre que pour nous, le hors champ n’est pas seulement ce qui échappe au cadre, mais aussi ce qui cerne les figures qui sont à l’image. Le hors champ c’est ce qui se tient à la lisière des formes, dans les limites et les frontières que forment les contours d’un visage par exemple. Mais le hors champ c’est aussi, et nous le verrons un peu plus tard, ce qui se joue à la lisière des plans cinématographiques. 

Quand Marie José Mondzain décrit l’icône, elle rappelle qu’il est question d’une épiphanie de ce qu’aucun œil ne peut voir. Elle dit que l’icône, permet d’unifier dans la figure simultanée de son ambivalence ce que la parole ne peut que formuler successivement. L’image cinématographique nous semble aussi avoir cette propriété de rendre coprésent des éléments normalement éloignés. 

C’est pourquoi je suis convaincu que l’image de cinéma ainsi entendu, ramène celui qui la regarde, à la fois au monde tel qu’il est, mais aussi, et en même temps, lui présente un monde possiblement révolutionable. Qu’est-ce à dire ? Et bien qu’une image de cinéma, comme d’ailleurs toute politique d’émancipation, ne se contente pas de ce qu’il y a, mais au contraire fait exister ici et maintenant ce qui a déjà eu lieu et que l’on tant à oublier, mais aussi et surtout, ce qui potentiellement peut encore advenir. En cela elle se sépare radicalement de l’idée qui consiste à revendiquer qu’il n’est plus possible de penser l’humanité en dehors de la condition désirante et animale que l’instant nous exige, plus possible de vivre en dehors de la fascination de la vie et de la sidération que représente la mort. J’ai la conviction qu’une véritable image cinématographique a pour vocation de nous séparer de cette singulière servitude qui nous cloue au réalisme de l’instant, servitude accompagnée la plupart du temps d’une exigence effrénée de nouveauté, mais aussi d’une fuite que propose toute forme de fiction, qu’elle soit utopique ou eschatologique.   

Marie José Mondzain dit encore de l’icône, qu’elle circonscrit l’infini pour mieux le diffuser à l’infini. Circonscrire pour nous, lorsqu’on filme un visage par exemple, c’est toujours finalement ce désir d’en filmer un dans toute sa singularité, pour tenter de faire apparaître qu’en celui-ci précisément, est contenu tous les autres, tous les visages de l’humanité. Il est question donc de faire un travail de formalisation qui malgré le naturalisme propre au cinéma, fasse exister une abstraction, une idée de l’humanité qui ne soit pas seulement issu de l’animal humain filmé duquel nous partons. Cette manière de procéder est sans aucun doute, une façon de se séparer du rapport hypnotique et spectaculaire des images de cinéma, en tentant de produire des médiations symboliques capables de faire valoir l’universel. C’est toujours un écart que nous contemplons, la capacité qu’ont les images d’être une promesse de voir, dans tel ou tel visage en particulier, dans tel paysage parfois, l’humanité générique.

Cela étant dit, il faut bien reconnaitre que cet intérêt pour l’universel n’est pas à l’ordre du jour. On peut même dire qu’il est plutôt question aujourd’hui d’un autre universel, celui qu’il faut bien qualifier d’universel reportage, comme le proposait déjà Mallarmé. Cet universel négatif, comme le fait entendre Mondzain dans la plupart de ses livres, c’est une certaine fascination du direct, de la non-distance, du témoignage sans voile, de la volonté de recueillir des événements et de les rapporter avec un réalisme sans idée, en ce crispant sur des identités et des particularismes culturels. Je rajouterais qu’il y a aussi, dans les temps actuels, un universel reportage très repandue qu’on peut qualifier de zoophile, il s’agit d’une certaine forme d’obscénité de la visibilité, qui permet d’avoir accès sans limite et sans frein à tous les recoins de la vie humaine depuis son fauteuil, fauteuil qui d’ailleurs peut tout autant être localisé chez soi, que malheureusement, dans une salle de cinéma.

L’universel reportage c’est finalement la mort du désir de voir autre chose, corrélée à une indifférence radicale à ce que peuvent les images, c’est-à-dire nous proposer un déplacement singulier, une subjectivation offerte à nous, animaux humains.

C’est pourquoi je pense avec Marie José Mondzain que notre tâche actuelle c’est de produire des images qui échappent à cette emprise, à ce qui se présente comme un nouveau type d’iconoclasme contemporain, qui consiste à refuser, par une surabondance du visuel, toute image qui soit porteuse d’infini.       

5. La passion du montage

Il me faut à présent donc rappeler qu’au cinéma cette image singulière dont il est question, est la plupart du temps un produit, c’est-à-dire qu’elle est le fruit d’un montage, et qu’elle advient par la synthèse de plusieurs images sonores ou visuels. C’est donc par la grâce du montage qu’arrive l’image cinématographique, il est toujours une lutte contre le naturalisme. Le montage est une formalisation de la réalité, il produit des opérations de séparation, de distinction et cela autant dans les films dit de fiction, que les films dit documentaires. Il découpe le réel pour créer des rapports inédits entre les choses et entre les êtres, pour faire advenir ce qu’il y a entre les images, ce qui est justement invisible et qui se tient toujours à la lisière du visible. C’est dans cet entre-deux qu’existent les possibles qui sont intriqués à ce qui existe, c’est dans cet entre-deux que le passé et le futur persistent dans le présent, ou encore que ce qui manque couve dans ce qui est. Le montage est la méthode qui garantit que la fusion n’ait pas lieu, et qui fait valoir une distinction libératrice. 

On le sait, le montage est ce par quoi le cinéma pense en proposant un rythme qui impose une patience du regard et de l’écoute et qui permet justement à celui qui regarde, de pouvoir lui aussi penser. Inversement le flux continu et sans forme, qui prend souvent l’aspect d’un collage effréné de similitudes, est un rapport parfaitement nihiliste au visible et à l’audible. 

C’est pourquoi je proposerais de rapprocher le montage au cinéma de la passion, parce que le montage est le lieu d’un combat dont le résultat est le triomphe résurrectionnel de l’image et détient la puissance de toucher de façon universelle. Le montage, comme toute passion est finalement une façon de tenir un point et d’enquêter cinématographiquement sur ce point, jusqu’au bout. Traverser de part en part un film pour produire quelque chose qui n’est pas la somme de toutes les images convoquées, mais bien la production d’un troisième terme : une altérité qui vaut clarification, une affirmation à l’œuvre. 

On pourrait oser dire que cette image singulière qui apparaît, ressuscite le cinéma à chaque fois qu’elle existe, et devient le lieu d’un partage, le partage de ce que nous sommes vraiment nous les humains, un partage de ce que l’on ignorait même être capables. 

6. Entre deux, il y a l’image du peuple

Alors pour finir, cela revient à dire que le cinéma a pour vocation de nous faire tenir entre deux, entre réel et imaginaire, entre similitude et distanciation, entre figuration et abstraction, entre visible et invisible, enfin entre documentaire et fiction. Le cinéma d’émancipation que nous revendiquons par tous les films que nous allons voir cet après-midi, est une façon de créer une vibration entre ces éléments opposés, une capacité à produire une union sans confusion des contraires pour faire advenir dans cet entre-deux ce que j’ai appelé une image du peuple. C’est pourquoi je pense que l’image de cinéma ne peut en définitive être que duale ou bien alors elle n’est pas. Ce double est la condition même de sa fécondité. 

J’ai donc la conviction que les personnes réunies aléatoirement dans une salle de cinéma, devant un écran sur lequel sont projetés de vraies images, se trouveraient finalement comme devant un miroir singulier, un miroir qui reflète une image d’elles, mais qui s’avère à leur grande surprise, être non spéculaire. C’est certainement ce nouveau type de face à face qu’il faut produire au cinéma, face à face entre des spectateurs et l’altérité d’une image qui en même temps leur ressemble, et échapper ainsi aux identifications identitaires que nous propose le commerce des visibilités. Chercher à produire une nouvelle face de l’humanité est, me semble-t-il une tâche urgente pour le cinéma, cette tâche est, il est vrai pour moi au moins, encore prospective. Devant nous est la possibilité de produire une image de nous-mêmes qui soit totalement autre que celle qu’on veut à grand coup de publicité et de spectacle nous imposer. L’universel reportage est un instrument mortifère dressé contre cette possibilité de l’imaginaire, et c’est ainsi que la brutalité du nihilisme menace trop souvent la fragile puissance de l’image. 

Pour cela il est urgent de commencer à revaloriser ici en Tunisie, ou là-bas en France et ailleurs, loin des écrans d’ordinateur et des plateformes de diffusion, loin aussi des téléphones portables et des réseaux, cette modeste étoffe qu’est l’écran de cinéma, et comprendre qu’il est un voile indispensable, qui cache et révèle, pour devenir le support d’un redressement possible du sujet. L’écran, mur infranchissable du réel, qui grâce aux images, ne fait plus ainsi écran, mais bien plutôt refait surface, pour révéler ce qui serait invisible sans lui. On devrait dire alors que la seule chose qui soit réellement documentaire au cinéma c’est bien cet écran et que c’est par cette rencontre entre la matérialité d’un écran et l’immatérialité d’une l’image qu’arrive, et qu’arrivera toujours au cinéma, la possibilité d’excéder ce que nous sommes.

Rudolf di Stefano, octobre 2024

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