VIES PARALLÈLES – Dossier de présentation

PRÉSENTATION DU PROJET 

Vies parallèles à commencer d’exister, dès le filmage de notre film précédent Nos yeux se sont ouverts, qui se donnait pour tâche de présenter la parole cinématographique de Jean-Marie Straub. Détaché et en parallèle au travail que nous étions entrain de faire, un choc est survenu, une évidence a frappé : aujourd’hui Jean-Marie Straub c’est Jean-Jacques Rousseau. Plus tard nous avons voulu voir plus loin, et comprendre ce que cette intuition détenait. Faire dire les mots de Rousseau à Jean-Marie Straub a été notre première expérience, à laquelle Jean-Marie Straub a accepté de participer. Nous lui avons tout d’abord proposé le texte, puis organisé des répétitions avec lui et enfin réalisé le tournage. Le résultat, qui a pris la forme d’une séquence de sept minutes, est devenu sans que nous nous l’attendions, la matière première de notre prochain film : Vies parallèles

En partant de ce bloc de départ : Straub/Rousseau, une enquête est menée depuis deux ans. La lecture de l’œuvre de Rousseau, tout particulièrement l’œuvre autobiographique, nous a conduit vers un herbier fabriqué par lui, et perdu dans les réserves d’un musée. Ce fut le sentiment d’une découverte, beauté d’une œuvre qui se manifeste dans un objet banal et inattendu. Nous tenions là, un deuxième élément d’enquête qui corroborait l’idée qu’un film était en devenir. Le tournage de cet herbier eut lieu et une deuxième séquence fut réalisée. C’est à partir de ces deux documents qu’un travail d’écriture s’est engagé réellement, et qu’une nouvelle étape de l’enquête à commencer, celle qui consiste à chercher dans l’époque actuelle les traces de ce qui se trouve condensé dans ces deux documents singuliers, à trouver d’autres formes qui résonnent avec ce que nous avons découvert presque par hasard. 

À présent nous en sommes là, dans cette nouvelle recherche où déjà plusieurs éléments ont été identifiés. Le personnage d’Héloïse incarné par une jeune femme qui a pour métier la reliure et la voix du poète contemporain Christian Prigent. Nous travaillons avec eux, filmons certaines situations, et y trouvons ainsi l’écriture générale du film. 

SYNOPSIS 

PROGRAMME 

ouverture : Rousseau / Straub, dolorosa
premier tableau : impression soleil levant, une leçon d’anatomie, le piège 

entracte musical

deuxième tableau : Héloïse / Prigent, la divine comédie 

troisième tableau : Narcisse enfin ! La chute d’Icare, un crime en voix off 

final : fragment d’icône botanique

Ouverture 

“Voilà le bien que m’ont fait mes persécuteurs en épuisant sans mesure tous les traits de leur animosité. Ils se sont ôté sur moi tout empire, et je puis désormais me moquer d’eux.” 

Jean-Marie Straub isolé dans son appartement parisien, fait une ultime déclaration. Malgré une diction difficile, fatiguée, il se dit affranchi des hommes qui l’ont pendant tant d’années persécutés. À présent toutes les attaques, les humiliations, toutes les méchancetés n’ont plus de prise sur lui. Progressivement, méthodiquement il se détache du reste du monde. Sa parole, dernier refuge, le délivre de l’inquiétude et de l’effroi que lui procuraient ses ennemis. Enlacée des bruits de la ville qui l’entoure, sa voix s’entend maintenant libérée. 

Nu, seul, un nouveau-né au milieu de draps blancs, pleure. 

Premier tableau 

Paris aujourd’hui et sa banlieue étendue à l’infini. Ville livrée au cynisme, à l’arrogance, à la suffisance. Ville qui a tout envahi, qui s’est tout appropriée, les campagnes, les forêts, les montagnes, les lacs et les mers, les gens eux-mêmes. Labyrinthe immense rempli de rues qui ne mènent nulle part, de fausses routes où s’égarent tous ceux qui tentent d’y habiter. C’est là, dans cette ville tentaculaire qu’Héloïse vit. Sans parent, sans appui, sans aucune assistance, étrangère et de nature plutôt sauvage, elle est seule au milieu de cette métropole. 

Héloïse dans son appartement parisien situé entre les voies de la gare de l’Est et celles du Nord, est comme exilée au milieu des siens et ne voit aucun endroit où se réfugier. Elle a le sentiment qu’insidieusement l’extérieur est rentré au-dedans d’elle. Dans une des pièces de l’appartement, les fenêtres ouvertes, elle livre son corps et ses sens aux bruits qui proviennent de l’extérieur, elle se laisse traverser par eux de toutes parts. 

Les bruits se répandent, traversent tout, ce sont les bruits des promoteurs immobiliers, des grues qui surgissent, des aménagements urbains qui se construisent, des travaux qui marquent la fin d’une ville et son entrée dans le décor mouvant et infiniment combinatoire des métropoles. 

Dans un des coins de l’appartement, Héloïse fait de la reliure sur une grande table en bois. Elle disloque des livres, découpe avec un scalpel, écrase du papier dans des pressoirs, coud, pince le cuir des couvertures. Une leçon d’anatomie a lieu en plein cœur de la ville, un art de découper en morceaux, un art de séparer et d’isoler. Puis, Héloïse s’arrête, se pose et se met en scène. Muette, elle ferme les rideaux des fenêtres qui donnent sur la rue, allume les lumières les unes après les autres et joue à présenter le fruit de son travail. 

À l’extérieur c’est la captivité, ce sont les rapports avec des marchands véreux, des commandes malhonnêtes, des multiples rendez-vous sur les ponts de la Seine pour se passer la marchandise. À la bibliothèque Sainte Geneviève au milieu des lecteurs de la grande salle, Héloïse consulte un livre ancien, doucement elle sort de son sac un scalpel et y découpe délicatement plusieurs gravures. Aussitôt après, elle se renferme dans son appartement, et reprend l’alternance de moments de travail frénétique et ceux qui consistent à s’abandonner au ronronnement permanent des bruits urbains. 

La sonnerie de la porte d’entrée retentit, Héloïse ne répond pas, elle ne répond jamais. 

Entracte musical 

La nuit, dans une gigantesque maison bourgeoise de l’un de ses clients, Héloïse captive déambule au milieu de créatures inquiétantes. Masques africains et précolombiens envahissent les pièces, débordent de toutes parts et obstruent toutes les ouvertures de la maison. Faune grotesque et muette qui l’emprisonne, comme pouvait l’être le premier homme, jeté au milieu d’une création menaçante, une création dont il n’aurait pas voulu. 

Deuxième tableau 

Héloïse partage son appartement avec un homme qui n’est quasiment jamais là. On ne sait que deux ou trois choses de lui, qu’il s’appelle Christian Prigent, qu’il est poète, et que pour des raisons qu’on ignore, il s’enferme dans une des pièces de l’appartement pour lire ses textes qu’il enregistre sur un petit magnétophone rouge. 

À chaque allée et venue, Héloïse trouve cet homme toujours assis à sa table de travail. Il lit à haute voix, d’une voix singulière, d’une voix qui ne cherche pas le naturalisme, d’une voix comme soumise au code noté d’une partition. Dans cette pièce qu’il maintient dans un clair-obscur, la fenêtre révèle la façade d’en face et semble murer la pièce où il lit : “Juste un clic photo, c’est l’œil dit de bœuf : il me vérifie. Mais sur la photo : rien. Rien car je suis bien, c’est-à-dire pas vu par l’œil ogre du monde.” De ce qu’on entend, on ne retient que la texture de sa voix, l’orage rythmique que procurent ses lectures, la monstruosité de cette parole. 

Héloïse, elle, a la voix malade, tout ce qu’elle a parlé avant, le déversement de ses paroles précédentes font qu’aujourd’hui, elle ne peut dire un mot. Alors au-dehors, plutôt que de jouer le jeu social, elle se livre, parallèlement à toutes les agitations mondaines, à des petits sabotages sans conséquence. Elle raye des voitures, casse des pare-brises, vole dans des magasins, pisse dans des lieux publics, sabote des distributeurs de 

billets, montre son corps à Notre Dame. Tout ça pour se mettre à nu, pour peut-être tenter de rompre l’obstacle que représente le monde qui l’environne, pour trouver un rapport sans médiation aux choses. 

La cage d’escalier de son immeuble est le lieu intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur, l’endroit où elle passe d’un état à un autre. Colonne vertébrale qui va du deuxième étage au sous-sol, où se trouve une cave qui lui sert de refuge, lieu où elle s’entoure de multiples objets inutiles. Un jour qu’Héloïse rentre dans l’immeuble, Christian Prigent est là, debout entre deux étages. Les deux corps se croisent dans l’espace exigu, organique, de la cage d’escalier. 

On aperçoit Héloïse sur une moto, conduite par un homme inconnu, roulant à toute vitesse dans les rues de Paris. On la voit attendre dans un des halls inhumains de la Bibliothèque nationale. On la devine très tôt le matin, sautant une barrière près de voies ferrées. Elle est insaisissable, passe d’un lieu à un autre, d’un espace à un autre et disparaît pour laisser place à l’anonymat de la ville qui la noie. 

On la retrouve enfin au Palais de la porte dorée, elle semble avoir rendez-vous avec un homme. Côte à côte ils déambulent dans ce décor paradisiaque où les poissons multicolores accompagnent leur promenade au ralenti. Au fil de leur marche qui forme une sorte de chorégraphie, l’homme lui remet une arme. Une fois chez elle, dos nue, penchée sur le nouvel objet, elle actionne les mécanismes de l’arme, elle charge et décharge le colt 45. 

Pour une raison qu’on ignore Héloïse remonte les escaliers de son immeuble en courant, croise Christian Prigent qui fume calmement sur le petit balcon de l’appartement, prend à toute vitesse quelques affaires compromettantes et tente de s’enfuir. Des policiers en civil ont envahi l’appartement et procèdent à une perquisition. Ils n’y trouvent pas grand-chose, le matériel d’enregistrement de Christian Prigent, quelques livres, les outils d’Héloïse et des objets banals. Héloïse, au milieu de la pièce, est assise sur une chaise. Absente, elle écoute le procès verbal qui lui est asséné. Christian Prigent est loin, conduisant une voiture, dans la nuit bleue. 

Une falaise gigantesque, une plage, du vent très fort, le bruit des galets qui roulent au bord de la mer. 

Troisième tableau 

Enfermée dans son appartement, entourée des quelques objets qui l’environnent, Héloïse est là, prise par les lignes des murs, du sol, du décor. Son corps se fond dans l’espace de l’appartement, qui s’est transfiguré en une sorte d’enveloppe érotique. Elle se livre à des mouvements élémentaires, où les objets, les déplacements et les actions anodines, deviennent des possibles dérives immobiles. Alors que les bruits de l’extérieur se sont eux considérablement atténués, ceux qui proviennent de ses gestes, de ses actions aussi infimes soient-elles, s’amplifient. Toute son attention est portée sur le craquement du parquet, le grincement des chaises, le frottement des vêtements, comme si par ces bruits elle pouvait rééduquer son écoute, soigner ses oreilles atrophiées. 

Pour sortir dehors il faudrait se couvrir, se mettre au moins un pull, au moins une laine, une écharpe, se couvrir d’une petite culotte, pour se cacher les fesses, le sexe, ou au moins se mettre une robe, pour se vêtir, pour ne pas aller nue. Mais elle décide plutôt de fuir la lumière, d’obstruer la serrure de sa porte d’entrée avec de petites allumettes. Elle ferme les volets et projette dans cette pénombre d’anciennes images anatomiques. Corps écorchés, muscles à vif, déformations d’organes sexuels, accouchements. Sans raison, une des vitres des 

fenêtres de l’appartement se brise, ailleurs, le petit magnétophone de Christian Prigent résonne: “… j’arrive, attends-moi, Mona. Rendez-vous quai 3, 23H14.” 

Dans la rue, le soleil est au zénith et brûle. Héloïse marche dans un parc auprès d’un enfant qu’elle a rencontré par hasard. L’enfant ne veut plus la quitter, il lui demande d’aller chez elle, il la suit dans un coin reculé du parc, dans un endroit délivré des regards des passants, et elle s’allonge à ses pieds.
Héloïse descend à toute vitesse une des rues qui longe le parc. Une lettre de Christian Prigent s’entend : “Lèvres de ton trou sont de viande rouge / Quand j’y mets le bout la rage me bouge / Mona sur mes yeux le sang du nuage / Bouche tout le ciel et dedans je nage / Saigne, Mona, saigne : / Le dais qui trempa / Dans le jus de toi / Pend à mon plafond / Ça mouille l’édredon / Les rideaux du lit / Se fondent en coulis / Dans ta mare je baigne / Et moi je me noie / Et te tue toi.” Le son d’une moto venue de nulle part vient à sa rencontre. Héloïse est renversée. Sur la rue le sang coule comme un ruisseau. Plaisir intense. Libération instantanée au milieu des regards. La rue s’ouvre, exclusion de tous les bruits de l’extérieur, paysage remis à sa juste perspective. Enfin, le sentiment d’exister. 

Final 

Des paysages disparus, il ne reste plus que l’herbier de Jean-Jacques Rousseau pour nous y transporter. Réduction du monde. Lieu de resserrement, d’exiguïté, lieu ponctuel que l’on peut embrasser d’un seul regard. Fragments de plantes séchées, classés, organisés et cadrés par deux liserés rouges qui rappellent le merveilleux spectacle d’espaces privilégiés, sans entraves, sans limites. Effet optique, pure vision, présent du regard. Travail gratuit et non technique, fait dans le bonheur avec soin et patience. Musique faite de formes et de bruits. 

NOTE D’INTENTION 

Programme 

La structure du film s’articule autour de deux pièces à conviction, deux documents qui sont la preuve matérielle de l’affranchissement d’un homme à l’ordre social. L’un des documents prend la forme d’un écrit et l’autre d’une image. 

Le point de départ du film est un fragment des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, le point d’arrivée est constitué de quelques planches tirées d’un des derniers herbiers fabriqués par lui. Deux documents uniques, qui ont été par leur production même, le moyen pour Rousseau d’échapper à l’emprise sociale qui l’oppressait. Ces deux extrémités du film ne sont pas à entendre comme une introduction et une conclusion, mais comme deux moments qui délimitent le film, deux présents irréductibles qui ouvrent en leur centre un espace vide. 

La question se pose : comment aller d’un point à un autre, comment franchir cet espace, comment faire un film sans que, chemin faisant, sa construction n’annule ce vide, sans que ces deux extraordinaires instruments de libération ne deviennent inopérants. Alors, il s’agit de bâtir quelque chose qui ne soit pas homogène et hiérarchisé, quelque chose qui, par un assemblage d’éléments hétérogènes, reste fidèle à cette parole vive, au présent inclus dans ces deux blocs de matière. 

Ce film est un documentaire qui laisse en son sein la place à une aventure. Une aventure faite de tranches de vie, de vies réelles, de vies écrites, de vies parallèles, de vies insignifiantes, celle d’Héloïse, une jeune femme comme une autre qui se débat dans le monde actuel et celle de l’écriture du poète Christian Prigent. Ces vies s’entrecroisent en un mouvement non linéaire, comme le mouvement diagonal d’une passion qui nous est parfois décrit dans certains retables d’église. Succession de points de vie, de scènes concentrées, de tranches de langage, d’où l’on ne distingue que quelques moments lacunaires, assemblés en une constellation. 

Un film aussi, qui se propose de dépoussiérer l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau de tous les a priori, de toutes les habitudes, de tous les clichés, de tous les récits. Quelque chose qui remette en mouvement, qui disperse ce qui s’est cristallisé autour d’une connaissance savante de cette œuvre, pour que l’on tienne le texte de départ, et l’image d’arrivée pour ce qu’ils sont, les instruments instantanés d’une conversion, la preuve encore et toujours que dans ce monde-ci, un condamné mort s’est échappé. 

Ouverture : Rousseau / Straub 

Le fragment de départ est extrait de la première promenade des Rêveries de Jean-Jacques Rousseau. Ce texte a été écrit dans une sérénité enfin trouvée, et dans le sentiment de réussir à échapper définitivement, par le processus même de l’écriture, à la persécution des hommes de son époque. Dans cet ultime écrit, Rousseau trouve la capacité de vivre dans un espace, dans un temps, qui sont à l’image de ce qu’il pense être vraiment. Il trouve une langue qui fait face à la parole socialisée de son époque, il trouve enfin un chant solitaire qui est le 

pendant inverse à de longues périodes d’écriture désespérée. Moment d’écriture qui cette fois est une exaltation, un enthousiasme intense, un style enfin trouvé. 

Pour faire apparaître toute la vigueur de cette langue, le présent qu’elle détient, nous avons demandé au cinéaste Jean-Marie Straub de dire ce texte. D’abord parce que, Rousseau et lui partagent une conviction commune, celle qui consiste à penser que l’homme, à force de vivre dans une société où le progrès est mis au poste de commandement, a simplifié, perdu, oublié la diversité de ses sentiments. Enfin et surtout parce que Jean-Marie Straub est la seule personne à qui demander, comme on le demanderait à un musicien, de dire ce texte en associant une personnalité irréductible à une pratique rigoureuse de la diction. C’est par une découpe du texte, qu’il transforme en partition musicale, et grâce au travail de diction qu’il a développé avec les acteurs de ses propres films, qu’il peut extraire de cet écrit, son oralité enfouie. La diction de Jean-Marie Straub échappe à la forme discursive de l’écrit, contre laquelle Rousseau lui-même luttait, et touche ainsi à l’immédiateté des sensations. 

Dans son appartement parisien du quatrième étage, Jean-Marie Straub assis devant sa table de travail, entouré d’images et d’objets qui sont les siens, actualise les sentiments si divers, si contradictoires, souvent si vils et quelquefois si sublimes dont fut agité Jean-Jacques Rousseau. 

Final : fragment d’icône botanique 

L’autre pendant, l’autre extrémité du film est composée d’un montage de quelques planches d’un herbier fabriqué par Rousseau. Du fait de son extrême fragilité et des exigences qu’impose sa conservation, l’herbier acquis par le musée de Montmorency en 2001, est aujourd’hui presque invisible. Il ne s’agit pas seulement par ce film de montrer ce document unique, mais de faire connaître ce qu’il détient. Simples images de plantes séchées que Rousseau a disposées sur des feuilles de papier, et qui étaient pour lui, lorsqu’il les regardait seul dans son appartement parisien, la possibilité d’échapper à la méchanceté des hommes qui l’entouraient, la possibilité de s’extraire d’un monde qu’il sentait s’organiser en ligue universelle. 

Images immobiles qui lui rappelaient des moments de bonheur et de solitude vécus au sein de la nature, espaces optiques où voir ce qu’il ne pouvait plus voir. Il y a dans ces images, ce qui est contenu dans certaines icônes religieuses, qui par leurs formes épurées ont pour vocation de rendre visible ce qu’aucun œil ne peut voir. 

Le film enregistrera frontalement et directement ce document, cette nature qui n’en est plus une à force de forçage et de sophistication. Le cadrage, la disposition, l’isolement de ces fragments de nature, procurent une vision, un appel à la transgression, un appel qui nous délivre du monde au moment même où il semble nous le livrer. 

Trois tableaux au milieu 

Entre les deux bords du film, entre ces deux lieux d’affranchissement, entre texte et image, se déploie un enchevêtrement de moments de vie, disposés en un ordre analogique. Multiples scènes qui sont comme un ralenti, une décomposition de ce qui est concentré dans les extrémités du film, une façon de voir, une fresque murale, une architecture qu’il faut parcourir pour en connaître sa forme. 

Trois tableaux se dessinent en creux, ils sont le bâti sur lequel s’adossent les différentes scènes du film. Chacun de ces tableaux détient, par la façon qu’ont les images et les sons de s’y agencer, une composition interne, un rythme singulier, une dominante de couleur, une tonalité particulière. Les trois tableaux, qui ne s’ordonnent pas de façon chronologique, sont parcourus par une ligne narrative ténue qui apparaît en pointillé, et qui est matérialisée par les multiples vies d’Héloïse. Ailleurs, une autre ligne traverse ces tableaux de façon diagonale et dans une irréductible altérité, cette ligne est le rapport paradoxal et sinueux, qu’entretiennent Héloïse et Christian Prigent, un duo disharmonique où l’un et l’autre se croisent sans jamais se rencontrer et s’éloignent sans jamais se perdre. 

— Le premier tableau dispose une impossible dualité entre l’extériorité du monde environnant, et l’intériorité subjective du personnage. Héloïse personnage central de cette composition est aliénée dans un monde plein, où aucune place n’est laissée à ce qui est inutile, à ce qui rate, à ce qui ne fait pas sens. Héloïse montre par ses relations marchandes, par son acharnement au travail, par son organisation machinique du temps, comment il est impossible de s’affranchir des exigences matérielles, et par là de se défaire de situations inextricables auxquelles les individus peuvent être soumis. Certaines des scènes sont directement inspirées de la vie réelle de la personne qui interprétera le rôle, Héloïse fait de la reliure et travaille frénétiquement entourée de toutes les sollicitations mortifères que lui impose son métier. 

Par la façon qu’elle a de se laisser prendre progressivement par les lignes du cadre, et de conformer ses actions à la durée des plans, le portrait d’une femme se dessine, celui d’une femme à qui rien n’appartient en propre, une femme envahie par tous les bruits et toutes les images du monde. La plupart des scènes de ce tableau sont construites par des plans séquences en mouvement lent, les bruits, eux, se mêlent au corps d’Héloïse, pour créer une masse dense et uniforme qui ne laisse aucune place au vide. 

— Le deuxième tableau a la structure d’une spirale qui en son sein comporte un point aveugle tenu par l’écriture de Christian Prigent, centre de gravité autour duquel Héloïse tournoie.
Christian Prigent est poète, par son écriture, il fait exister directement et matériellement la langue comme on ne l’entend pas. C’est une écriture excentrique, une écriture qui fait trou dans la langue normalisée de la communication. Par une lecture au présent, avec une imperméabilité complète au lieu dans lequel il se trouve, Christian Prigent dira des textes extraits de deux de ses ouvrages autobiographiques : Le professeur et Grand-mère Quéquette. Deux textes dont la tâche essentielle est de précipiter la langue là où elle se défait, de faire s’entrecroiser les mots et les sensations, de choquer les significations en un phrasé inouï. La voix de Christian Prigent est un lieu de danger pour le film, parce qu’elle livre une écriture qui refuse de faire image, une écriture qui revendique ouvertement un iconoclasme. Cette voix qu’il appelle lui-même “la voix de l’écrit” est au cœur du film comme un corps étranger, comme une sorte de négatif du cinéma, qui crée au sein même du film une catastrophe rythmique. L’enregistrement de cette voix ira dans ce sens, il accentuera cette étrangeté, pour faire trou dans l’habituel son du cinéma. 

Christian Prigent tient donc dans l’architecture du film un lieu qui est un anti-espace, une grotte séparée du monde. C’est au cœur de Paris, dans la petite pièce qui jouxte celle d’Héloïse, où la lumière se découpe en un clair-obscur violent, où une forte profondeur de champ brouille les rapports normaux de la perspective, que Christian Prigent fait sonner sa voix monstrueuse. 

Autour et à l’extérieur, c’est la vie spirale d’Héloïse, qui n’est rien d’autre que l’en-dehors de la voix de Christian Prigent. Les actes d’Héloïse gravitent autour de ce lieu paradoxal et se manifestent par une succession de vignettes, qui se multiplient comme autant de fragments qui composent une mosaïque. Chacune 

d’elle contient l’image d’une dépense, l’image d’une brûlure, d’une défiguration. Héloïse lutte de tout son corps et se livre à la puissance de l’anonymat, elle s’exile au cœur de la ville pour échapper à la figure imposée d’elle- même. Elle se met à nu au milieu du monde, pour tenter de briser l’obstacle des représentations, pour tenter de toucher au réel. Scènes où l’espace et le temps sont considérablement réduits, fragments du monde où Héloïse entre et sort en laissant une trace qui aussitôt s’évanouit, évanouissement qui va jusqu’à laisser certains de ses actes à la marge, au seuil du cadre, à jamais hors champ. 

— Le troisième tableau est composé de deux zones distinctes, qui séparent l’intérieur de l’extérieur en une sorte de noir et blanc tranché. Héloïse revient au premier plan, alors que la voix de Christian Prigent est mise à distance, différée en voix-off. Héloïse passe de l’obscurité de l’appartement où elle s’est enfermée, à la lumière surexposée du dehors dans laquelle elle finit par disparaître. Deux espaces, deux temps, l’un où elle tente de repousser toujours l’échéance de la fin en étirant ses actions jusqu’à l’épuisement, l’autre où se superposent, s’accélèrent les évènements, produisant un temps ramassé, condensé qui la précipite inexorablement vers sa chute. Le traitement des sons accentue la dualité de ces espaces. Ceux de l’appartement, enregistrés de façon plus chaude, laissent l’extérieur à distance, alors que ceux du dehors rudes et violents, s’additionnent, se désolidarisent de l’image, se précipitent pour aboutir à un silence radical. 

L’entracte musical 

Coupure au cœur du film qui a quelque chose à voir avec le cinéma muet, coupure composée d’images qui n’ont pas tout à fait oublié leur ancêtre la photographie. Héloïse est perdue dans une collection privée d’art africain et précolombien réunie par le peintre argentin Antonio Segui. Dans cette gigantesque maison qui appartenait à François Raspail, et qui est devenue un musée où jamais personne ne rentre, Héloïse semble faire l’expérience de l’homme à l’origine des langues. Expressionnisme des corps, des espaces, des lumières, accompagné d’une petite toccata composée par François Nicolas et jouée au piano. Musicalité d’une voix parlée pour suppléer au mutisme des images. 

Pour finir, comme ça doit commencer 

Finir par les premiers mots qui s’inscriront sur le générique de départ : “Qui que vous soyez, que le hasard a fait l’arbitre de ce film, quelque usage que vous ayez résolu d’en faire, et quelque opinion que vous ayez des auteurs, ces auteurs infortunés vous conjurent de ne les juger qu’après l’avoir vu entièrement. Ils n’ont voulu par ce modeste film que faire le portrait d’eux-mêmes, en rassemblant en une sorte d’herbier, des vies singulières, devenues par on ne sait quels hasards, d’étranges poèmes.” 

Ce film qui regroupe les vies de Jean-Jacques Rousseau, de Jean-Marie Straub, de Christian Prigent, d’Héloïse, et finalement celles des auteurs eux-mêmes, est une sorte d’assemblage, un char entier de vies et de personnages pour présenter un seul homme, un homme qui serait le dernier d’une société qui ne veut plus voir de sentiment qui ne soit pas mesurable, quantifiable ou représentable. Un film qui forme un corps, une scène non centrée, qui cherche la désorientation du regard, multiplication des espaces et des points de vue sans synthèse possible, un film qui soit comme une eau qu’il faut traverser, une forêt où se trouver et se perdre, un labyrinthe de passages. 

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