De Bresson nous avons appris :
— que le cinématographe est autonome, qu’il peut par ses principes propres créer un espace où se développer. Que son autonomie et son affranchissement des autres arts ne demandent pas pour autant de s’opposer à eux — voire de les totaliser comme on le lui demande si souvent — mais bien au contraire lui permettent de danser avec eux, de les convoquer sans les fusionner, préservant toujours entre eux et lui un écart intérieur.
— nous avons appris de lui que le cinématographe est une discipline de la jeunesse par excellence (un jeune cinéaste est un cinéaste de 80 ans), parce que le cinématographe est toujours appelé à commencer, à ouvrir de nouveaux possibles et que c’est en cela que réside sa modernité.
— nous avons appris une certaine conception du montage, c’est-à-dire à fabriquer des images et des sons capables de s’accompagner et de se perdre, tout en leur faisant parcourir ensemble un même chemin. Un contrepoint cinématographique qui se matérialise par deux bandes distinctes, celle des images et celle des sons. Parenté et désaccord, distance et rapprochement, entrelacement de voix qui créent la partition d’une même vision inaugurale.
— nous lui devons aussi de nous avoir appris à entendre le silence au cinéma, et de le prendre en compte dans le domaine des sons, comme élément de composition à égalité des paroles et des bruits.
— nous avons appris qu’il est possible de faire un film à partir d’une puissante intuition de départ, une vision, une rencontre paradoxale, qui ne peut se résumer à aucune histoire, aucun sujet, indépendant de tout scénario. L’exemple canonique se trouve dans Au hasard Balthazar, avoir eu l’idée qu’un âne pouvait être le personnage central d’un film.
— nous avons appris que le rythme pouvait être l’élément qui assure la cohérence minimum. Une façon de parcourir le temps, tenir l’action, sans jamais s’étendre en longueur. Nous avons donc compris que l’unité d’un film est une affaire interne, constituée par des décisions formelles fortes que nous sommes capables de tenir.
— nous avons appris de lui qu’il est possible, sans pour autant produire nécessairement une œuvre théorique, d’avoir une intellectualité de sa pratique. Tâche du cinéaste avant tout, en intériorité à sa pratique, arrivant toujours après la fabrication d’un film. Recherche qui permet de poursuivre avec courage la voie que l’on s’est donnée, conception du travail intellectuel qui se résume par la formule : trouver d’abord et chercher ensuite.
De Godard, nous avons appris :
— la façon de penser, de préparer un film à venir, dans des formes qui ne soient pas nécessairement extérieures au cinéma. Des bandes-annonces, des films-scénarios, des lettres-filmées, qui procèdent par montage d’extraits, de bouts de vidéo, dans une guise donc matérialiste. Voir avant, voir toujours et ne jamais (se) raconter d’histoires.
— nous avons découvert qu’un film n’est pas autre chose que des images projetées sur une toile blanche, un écran, qui couvre trois enceintes, une à droite, une à gauche et une au milieu. Qu’un film est un agencement, un montage de toutes ces surfaces : surface de l’écran, surface des membranes des enceintes.
— nous avons appris que le cinématographe c’est faire tenir ensemble des choses séparées, que c’est voir deux fois plutôt qu’une. Démarche qui n’est pas si lointaine de notre expérience naturelle, nous avons deux yeux et chacun d’eux ne voit pas exactement la même chose dans un temps pourtant unique. Synthétiser deux visions est une affaire de pensée et c’est cela avoir une idée en cinéma.
— nous avons donc appris comment bâtir un film à partir d’éléments disjoints, de proche en proche, de découverte en découverte. Que cette opération n’est pas de l’ordre de la comparaison, figure littéraire bien connue, ni de la métaphore, ni de la métonymie, mais bien le rapprochement de deux réalités disjointes, sans ressemblance aucune, produisant une pensée duelle, disjonctive, parabolique et jamais univoque.
— nous avons appris que l’on peut concevoir un film comme l’on conçoit un morceau de musique. Que le cinématographe peut être l’art des accords, des accords consonants mais surtout dissonants. Une dissonance qui ne soit pas simplement l’inverse de la consonance, mais bien une autre façon d’affirmer des rapports entre son et image. Nous avons appris à faire des films polyphoniques.
— nous avons appris de lui que la longueur d’un plan-image et celle d’un plan-son, pouvaient être inégales entre eux, que leur indépendance, leur glissement, pouvaient produire de nouvelles découvertes. Mais nous avons surtout appris à traiter les images et les sons de façon superposée, verticale, en ayant toujours une attention particulière aux intervalles, aux distances qui en résultent.
— nous avons appris dans Adieu au langage que le champ et le contrechamp pouvaient être dans la même image, c’est-à-dire non plus nécessairement côte à côte mais l’un sur l’autre, vécus simultanément. Cette trouvaille est encore autre chose que de faire du montage entre un premier et un second plan, ou simplement d’en superposer deux, il s’agit là d’une découverte pour le cinématographe, un moyen privilégié de faire tenir ensemble deux impossibles.
— nous avons donc appris que l’on devait dans la fabrication d’un film, penser que dans les salles de cinéma les spectateurs n’ont pas forcément un rapport unique au film, mais qu’ils peuvent avoir un rapport double, triple, multiple, une écoute et un voir collectifs. La question du montage se joue aussi là, dans une singulière façon de dérègler les sièges des salles de cinéma.
— nous avons appris que le point de départ d’un film pouvait être un titre. Un titre trouvé avant, qui dans sa forme ramassée, voire énigmatique, contient en lui toutes les possibilités d’un film. Nous avons donc appris comment émouvoir en déployant le thème produit par ces quelques mots de départ.
— nous avons appris que si le thème est d’abord, l’idée globale d’un film peut en revanche venir à la fin du processus de sa fabrication, c’est-à-dire au moment où il rencontre le public.
— nous avons appris de lui qu’un film ne pouvait être la copie d’une copie, c’est-à-dire la copie d’un scénario qui lui-même était la copie d’un texte littéraire. La formule inscrite dans tous les génériques, « écrit et dirigé par… » est composée de mots prétentieux et stériles dans le champ du cinématographe.
— il nous a appris aussi la façon de couper net dans un moment d’apogée, l’expression d’une musique, le mouvement d’une image, d’un bruit et procurer ainsi pour ceux qui regardent et écoutent une émotion décuplée. Une émotion que l’on est obligée d’appeler : cinématographique.
— nous avons appris par ses films que cinéma et politique sont deux mondes distincts. Qu’il n’y a donc pas de films-politiques, mais que des films qui par des procédés proprement cinématographiques, savent se mettre à la hauteur de ce que veut dire — invention politique.
— nous avons appris enfin qu’il ne fallait pas avoir peur d’avoir un style, marqué, fort et d’en user.
De Straub/Huillet, nous avons appris :
— qu’il est indispensable d’être véritablement autonome dans la production d’un film, affranchi des exigences du petit monde du cinéma et de ses financements. Que c’est donc chaque film qui impose son monde, son mode d’organisation et que c’est cela faire réellement profession de cinéma.
— nous avons appris ce que représente le travail d’un texte pour un film, la rencontre avec lui, l’art de le découper, et ensuite de le faire dire par des gens. Nous avons appris qu’il n’est pas nécessaire d’être naturaliste pour pouvoir atteindre l’oralité, et que la diction des acteurs ne peut pas se contenter d’être fidèle à la ponctuation du texte imprimé. Qu’il faut le mettre à l’épreuve d’un souffle, d’une personne singulière, à l’épreuve de la matière des mots et de leurs sens propres. et que c’est ainsi que l’on atteint le texte réel. À
— ils nous ont appris l’art de composer un plan, de faire un cadre, dont le centre n’est plus nécessairement l’homme, l’action ou le sujet. Que tous les éléments de l’image comptent, et que la composition, c’est de les prendre chacun en considération, jusqu’au moindre détail. Qu’un cadre est une incise précise, prélevée dans la réalité, un point de vue sur elle, et qui n’a de valeur que parce qu’elle laisse entendre et voir ce qui lui échappe, le hors champ, le réel qui insiste et subvertit l’image.
— nous avoir appris à étendre notre conception de la durée d’un plan en l’affranchissant de l’action qui provient de l’image. Tant que le son n’est pas mort un plan peut continuer. Le hors champ sonore c’est aussi l’art de conduire un plan jusqu’à la fin. C’est donc aussi l’art de la coupe, de l’interruption de l’image, au photogramme près, 24 par seconde pour la pellicule et 25 pour la vidéo.
— nous avons appris d’eux l’importance de l’espace au cinéma, à savoir placer sa caméra et de s’y tenir. Exigence pour que l’espace dans un film soit clair — une ligne claire — et que là aussi ce qui n’en fait pas partie, c’est-à-dire le hors champ, ait droit de cité.
— Et encore de pouvoir concevoir chaque plan comme un bloc hermétique, son-image, réuni de façon indéfectible dans son hétérogénéité. Un tissu dialectique d’éléments hétéroclites, c’est cela qui fait l’unité du plan. Image, bruits et parole qui font bloc paradoxale, c’est ce qu’ils appellent le principe du direct.
— nous avons appris comment choisir un plan parmi plusieurs prises, nous avons acquis cette intelligence. Celui qui est le bon n’est pas nécessairement celui qui est le plus parfait, celui qui correspond le mieux à l’idée première, mais celui dans lequel s’est introduit de l’inattendu, de l’incalculé, du hasard, un accident. Nous avons donc appris que ce qu’il fallait chercher dans un plan, ce n’est pas la stabilité, mais bien au contraire ce qui l’ébranle, c’est-à-dire ce qui était imprévisible. Ce qui fait plan cinématographique est donc nécessairement un point d’inconsistance.
— nous avons appris par leurs films, l’art de l’introduction, de l’ouverture et aussi celui du final abrupt, comme une prise de décision qui ne totalise jamais le film mais qui, en se fermant s’ouvre sur le public.
— ils nous ont appris l’art de la variation au cinéma. Pouvoir travailler le même thème tout en y introduisant des différences infimes, une surprise gigantesque, qui rend chaque perception, chaque nouveau film, unique.
— nous avons appris comment ne pas craindre d’être long en ayant confiance en l’intelligence du public. Ne pas prendre les gens pour des imbéciles, ne pas penser par exemple qu’ils vont s’ennuyer, systématiquement. Mais au contraire penser qu’ils vont vivre une expérience unique, avoir des sensations à la hauteur de ce que serait la vraie vie, une vie qui ne serait pas dépourvue de courage.
— nous avons appris d’eux, la capacité à être fidèle aux œuvres que l’on admire, en faisant pourtant parfois l’inverse de ce qu’elles font. Exemple, un son toujours postsynchronisé avec l’image chez Bresson et rigoureusement direct chez Straub et Huillet. En somme être fidèle c’est aussi savoir désobéir, refuser tout penchant académique.
— nous avons appris grâce à eux qu’un film du cinématographe ne peut être vraiment saisi à la première vision et écoute, mais qu’il faut plusieurs fois, le voir et l’entendre, pour en avoir une idée véritable. C’est à chaque rencontre avec lui, qu’une connaissance plus intime et plus vive se fait jour.
Nous avons aussi beaucoup appris d’Eisenstein, Renoir, Bergman, Rossellini, Hitchcock, Dreyer, Pasolini, Ford, Hawks, …
Rudolf di Stefano / janvier 2017