Séance au collège des Bernardins / 2 avril 2024
Dans le cadre du séminaire sur Les formes de la fragilité en art
Programme :
0/ Montrer le travail
1/ Scénario filmé : Scénario d’un film à venir 14’, 2015
2/ Altérité des regards : Notes pour une nouvelle apocalypse 20’, 2018
3/ Éloge de la fragilité : Notes pour Gaza 20’ 2013
4/ Film-annonce : À ceux qui croient 13’, 2024
Nous voulons que cette séance soit l’occasion d’aborder ensemble ce que l’on pourrait appeler notre méthode de travail, vous présenter donc la façon que l’on a de fabriquer des films. Nous voudrions que cela puisse prendre la forme d’un dialogue, où vous tous qui êtes ici présents, ceux qui nous ont invité à ce séminaire et nous-mêmes, puissions réfléchir ensemble.
Généralement les méthodes de travail des cinéastes sont souvent occultées, ou bien tiennent une place secondaire. Pour l’écrivain Céline par exemple, ces questions doivent absolument demeurer cachées. Les lecteurs de ses livres ne doivent surtout pas savoir comment a été faite l’œuvre, et l’auteur doit tout faire pour effacer les traces persistantes du travail dans son œuvre. Il donne dans un de ses entretiens l’exemple d’un voyageur sur un paquebot pour qui, depuis le lieu où il se tient, tout doit paraître délicieux, et que pour cela, il doit profondément ignorer ce qui se passe dans la soute du bateau, tous ce qui aurait à voir avec la sueur du travail et la graisse des machines. Il doit depuis là où il se trouve, pouvoir simplement jouir du paysage, de la mer, de la fraicheur des vents, et du champagne qu’on lui offre éventuellement sur le pont du bateau. Ce passager-lecteur ne doit surtout pas être indisposé par ce qui fait tourner la machine du bateau-livre.
Nous allons ici prendre les choses tout autrement, et considérer plutôt qu’il est intéressant de s’attacher au processus. Comme le propose Marx, nous pensons que le processus est certainement aussi important que le résultat, et que la façon de produire peut conduire aussi bien à une aliénation, qu’à une émancipation.
De plus, nous partons du principe que la subjectivité des travailleurs est susceptible d’intéresser les gens, surtout dans les temps actuels où l’aliénation au travail bat son plein, et où majoritairement, concernant ces questions, les solutions sont la plupart du temps trouvées dans le hors travail, par la promotion par exemple des activités annexes au travail, mais aussi par la valorisation des loisirs et de la consommation. Se rajoute à cela la position anarchiste qui consiste à penser qu’il vaudrait mieux ne jamais travailler, parce que le travail serait par essence lié à la souffrance, au sacrifice et à la torture.
Nous pensons au contraire que le travail doit être révolutionné, et que pour cela il faut s’en occuper, traiter de plus près ces questions qui nous concernent tous. Le révolutionner pour qu’il devienne le lieu, comme le pense encore Marx, d’une activité vitale, d’une activité où l’humain se façonne, façonne le monde, et s’affirme par là comme être générique. Révolutionner le travail pour que l’humanité n’accepte plus que chacun soit l’étranger de l’autre, et qu’ainsi le travail devienne le moyen pour chacun de participer à l’émancipation de tous.
Un autre élément que nous voudrions aborder avec vous au cours de cette séance, est celui qui nous vient d’une question qui est apparue lors d’une récente projection de notre dernier film Les désorientés, où un ami spectateur nous demandait, comment s’articulent pour nous, notre travail et notre vie, ou encore l’engagement dans les questions politiques et cinématographiques et l’intimité de nos existences. Nous n’avions, à ce moment-là, pas su répondre à cette question, nous l’avions contourné, en la rapportant à l’idée que nous tenions chacun de ces éléments séparément : politique /cinéma/ intime, pour surtout ne pas tout mélanger et au risque finalement d’affaiblir chacun des domaines en question. À notre avis, l’exigence de pensée commence toujours par ce type de division. Il n’empêche qu’après coup, nous avons eu le sentiment de ne pas avoir réellement répondu à la question, parce qu’en réalité tous ces éléments ne sont pas simplement juxtaposés, mais bien plutôt tressés, montés de façon complexe, toujours de façon originale et singulière.
Nous allons donc aussi tenter ici de répondre à cette question. C’est d’ailleurs ce qu’annonce le titre général de cette séance Voir le monde à deux. Nous nous poserons donc la question : Qu’est-ce que pour nous, travailler à deux ?
Pour commencer nous vous proposons de voir un film qui a pour titre Scénario d’un film avenir. C’est un film qui tente donc de pré-voir un film à venir, un film long qui a eu finalement pour titre Odyssée seconde et qui a été terminé en 2018. Il se trouve que Odyssée seconde, a la particularité d’être traversé par une série de films préparatoires, qu’un ami, Jacques-Henri Michot, avait qualifié de « films homériques ». Ce qui veut dire qu’avant de faire le film Odyssée seconde, nous avons pendant deux ans, réalisé plusieurs films d’exploration pour approcher la question que nous voulions traiter. Notre question était de savoir qu’est-ce qu’une odyssée contemporaine, dit autrement, qu’est-ce que pourrait être une anabase, c’est-à-dire une marche disciplinée et inventive, dans notre monde hostile du XXIème siècle. Pour ce faire nous nous sommes appuyés sur le second voyage d’Ulysse qu’Homère n’a pas écrit, alors que Tirésias au cœur du récit, demandait de façon explicite à Ulysse de reprendre, après son retour à Ithaque, une deuxième odyssée, celle qui le mènerait vers un peuple qui ignore la mer, c’est-à-dire à nos yeux, vers un autre peuple, loin de sa Grèce natale, vers un peuple qui s’inventerait par sa marche même, dans un monde étranger.
Projection de Scénario d’un film à venir 14’, 2015
1/ Scénario filmé
Voilà la forme que peut prendre un scénario quand il s’agit de convaincre, non pas les membres d’une commission étatique de subvention ou des banquiers, mais pour convaincre d’abord les gens qui vont faire le film, c’est-à-dire en premier lieu, nous-mêmes, puis ensuite toutes les personnes qui sont susceptibles de participer au long travail nécessité par un film. Nous pourrions aller jusqu’à dire qu’il est aussi question, par ce type de film, de convaincre le public lui-même, qui grâce aux différents rendez-vous et projections de films préparatoires, peut ou pas, se rallier au projet, à la nécessité qu’un film qui n’existe pas encore, doive exister.
Il y a donc l’idée qu’il est possible de faire le scénario d’un film, avec des images et des sons, et que faire cela, c’est le penser d’une toute autre manière que quand on le pense avec un scénario écrit.
Dans un film-scénario ce qui est singulier, c’est que la matière utilisée est la même que celle du film final, c’est-à-dire qu’il est constitué d’images, de lieux, de gens, d’objets, de couleurs, mais aussi de bruits enregistrés et de musique… Ce qui a nos yeux rend un film-scénario particulièrement convaincant, c’est cette présence effective. Nous arrivons à croire qu’un autre film peut exister, parce qu’on en a la preuve devant nos yeux et nos oreilles.
Faire donc des films-scénario nous convainc beaucoup plus que de réaliser des scénarios écrits, nous avons constaté que cela nous donne du courage pour poursuivre notre recherche, et qu’à l’inverse, se conformer exclusivement à la forme écrite et à la temporalité exigée par les tutelles étatiques, a tendance au contraire à nous couper l’élan, à nous démobiliser. On pourrait même dire que les films-scénario sont des films qui nous permettent de faire exister la fiction d’un film à venir, et par là même sa potentialité effective.
Public :
Je voudrais revenir sur Céline et sur cette idée de — masquer le travail à l’œuvre — en prenant une citation de Proust qui expliquait pourquoi il était passé de Jean Santeuil à la Recherche. Il disait qu’il y avait trop d’intelligence. Il avait cette formule lapidaire : laisser de l’intelligence dans une œuvre c’est comme laisser l’étiquette du prix sur un cadeau. La question que je me pose en regardant vos films c’est que c’est trop intelligent et en même temps je me dis non, parce que je ne comprends pas tout !
Tout d’abord, nous n’avons à vrai dire, rien contre l’intelligence. Mais dans ce type de film, l’intelligence qui est convoquée est très spécifique. Ce sont des analogies, des tentatives de rapprocher des choses lointaines, en faisant le pari que cela peut produire du cinéma, que cela peut faire penser. Cette intelligence est très spécifique au cinéma, et malgré qu’elle convoque des textes et des raisonnements complexes, elle n’a pas grand-chose à voir avec l’intelligence littéraire ou philosophique, il ne faut pas s’y tromper !
De plus, nous pensons que cette forme d’intelligence peut être développée au cinéma et qu’il faut avoir le courage de la présenter. La présenter parce que ce film n’est pas seulement fait pour nous, nous qui allons en réaliser un autre, mais aussi pour vous qui le regardez. Si nous en sommes arrivés-là, c’est que nous pensons qu’un film de ce type peut aussi être reçu, et qu’il est possible de partager cette intelligence cinématographique, pour devenir une intelligence commune.
Public :
Ce que je trouve remarquable c’est que l’idée du travail ici n’est pas tant le processus laborieux qui nous expliquerait comment une chose est faite, mais plutôt la présentation de la possibilité d’une autonomie. Dans la création aujourd’hui, il est très difficile de sortir de la caution que donnent les puissants, c’est très difficile aujourd’hui de faire des films sans passer par un travail binaire : cocher toutes les cases, écrire un scénario comme il faut, etc… alors que le travail entrepris soi-même est obligatoirement subversif et loin des critères demandés.
L’intelligence qui consiste à composer un ensemble d’objets de façon métaphorique, apparait dans votre travail, et ne ressemble en rien à ce que l’on écrit dans un scénario classique.
Il y a un élément important à souligner, c’est que pour nous, ces films ne sont pas seulement des films préparatoires. Malgré leurs formes bricolées et artisanales, ce sont des films qui sont pensés comme des films achevés, et se veulent être de vraies propositions formelles. Une fois ces films-scénario faits, ils ne sont pas comme les scénarios écrits, voués aux archives et au statut de documents, ils continuent au contraire à être des propositions qui valent pour elles-mêmes, avec leur autonomie et leur valeur propre.
Il faut préciser aussi que nous ne sommes, comme vous le savez, pas les premiers à travailler de cette façon. Il y a de considérables antécédents. Deux cinéastes qui comptent tout particulièrement pour nous, ont ouvert cette possibilité, Pasolini et Godard. Pasolini a fait de nombreux films qui préparaient d’autres films, par exemple : Carnet de notes pour une Orestie Africaine ou Notes pour un film sur l’Inde, où encore Repérage en Palestine, ce dernier réalisé pour préparer l’Évangile selon Saint Matthieu.
Chez Godard, il y a les différents films-scénario, Scénario de Je vous salue Marie ou Scénario du film Passion ou encore plus récemment Les 3X3D : les trois désastres, qui préparait son film en 3D Adieu au langage. Ce n’est certainement pas un hasard si son ultime film présenté de façon posthume, qui a pour titre, Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres », est constitué d’un montage de collages que Godard réalisait pour penser un film avant le tournage.
Tous ces travaux nous ont permis de croire que c’était possible de procéder ainsi, qu’il était possible de prendre cette autonomie-là et de penser le cinéma et la fabrication d’un film, d’une autre manière.
Public :
Maintenant que vous l’avez fait ce film, je voudrais savoir qu’elle est le rapport entre celui-là et le deuxième ? Est-ce que vous avez utilisé les images du premier ? Est-ce qu’il n’a strictement rien avoir ? Est-ce que ce film-là doit vivre sa vie propre ?
La plupart du temps nous ne réutilisons pas les images que nous avons convoquées dans le film-scénario. C’est une annonce et le film qui suit doit être encore autre chose.
Il faut préciser que travailler ainsi présente quelques risques en particulier le fait que l’on ne réalise jamais le film annoncé et que nous ne nous contentions finalement que de la puissance de l’annonce, qui est en définitive un acte. C’est justement arrivé à Godard avec par exemple son Film annonce du film qui n’existera jamais, mais aussi à Pasolini, avec Carnet de notes pour une Orestie africaine, qui est resté dans sa dimension préparatoire, mais dont la forme s’avère d’une grande beauté. Il faut reconnaitre que dans ce cas précis cette forme cinématographique se suffit amplement à elle-même et que l’annonce vaut comme acte cinématographique à part entière.
Mais pour nous, faire le film qui était annoncé par un film-scénario, c’est une façon de prendre le risque d’aller jusqu’au bout de l’idée, d’accepter de tenir cette promesse dans le temps, d’être fidèles à cette annonce en acceptant les conséquences qu’elle détient. Le film final est toujours autre chose que son annonce, et il est vraiment réussi à nos yeux, s’il parvient à faire le pas de plus, ou plutôt s’il arrive à faire un pas diffèrent. Un pas qu’on ne pouvait pas imaginer au moment où on préparait ce film. Dans le cas d’Odyssée seconde par exemple, ce fut l’incarnation d’une idée, celle d’un chœur cinématographique constitué de gens qui venaient d’arriver d’Afrique. Ce fut une rencontre extraordinaire qui s’est faite grâce à l’École des actes et au théâtre de La Commune à Aubervilliers.
Faire un film-scénario comme celui-ci, c’est aussi faire la rencontre de musiques, de paysages, de textes, de personnes qui au fur et à mesure, nous font tenir dans le temps, parce que nous nous sommes embarqués avec eux. Nous avons promis aux gens que nous avons sollicités, qu’on allait parvenir à un long film, qu’ils allaient en faire partie, et bien au bout d’un moment on ne peut plus faire marche arrière, on y va avec eux, parce qu’on n’est plus seuls.
Dans ces films-scénario on entend beaucoup nos voix, ce sont des films parfois intimes, mais peu à peu on constitue une petite communauté, un commun, et c’est ce qui nous donne la force de ne pas s’arrêter, qui nous donne la conviction qu’on va aller jusqu’au bout. Pour l’instant nous avons toujours tenu de cette manière…
Public :
Si l’on excepte Notes pour Gaza, la projection de ce soir se tient sous le signe du film-annonce et plus précisément de 3 films-annonces. Je note le passage du vocabulaire de « bande-annonce », antérieurement utilisé me semble-t-il, à celui de « film-annonce ». Quoiqu’il puisse s’en défendre, le terme de « bande-annonce » fleure bon le geste promotionnel : annonce de ce qui est à venir ou réminiscence résiduelle de ce qui a déjà eu lieu, « bande » accentuant son caractère périphérique pour ne pas dire mineur.
« Film-annonce », c’est l’annonce de ce qui est présenté comme un film, une œuvre, à voir donc comme telle. Car il serait vain d’y chercher l’annonce d’une œuvre future. Des fragments peuvent y correspondre mais comme une fortuite destinée. Certains apparaissent au contraire sans lendemains tandis que d’autres sont prélevés dans des films antérieurs. Ce n’est donc pas l’origine d’un futur possible puisqu’il est dit dans un des films que « le lieu du départ, c’est l’horizon ». Ce n’est pas non plus une forme de rétroaction du film à venir sur ce film-là car le film à venir que vous avez pu voir contient des éléments centraux qui ne sont pas ici annoncés.
Bref, le film-annonce n’annonce rien d’autre que lui-même, sans le priver évidemment d’échappées vers le futur ou le passé. C’est l’affirmation comme film d’un moment du travail artistique ou plus exactement de ce qu’est pour vous le travail de fabrication d’un film. Nous pénétrons filmiquement dans l’atelier comme un peintre peut, – grande tradition chez les peintres -, peindre son atelier. Nous y voyons des fulgurances imagées, des repères sonores et des esquisses à demi signifiantes s’entrechoquer dans des assemblages improbables autour d’un thème supposé qui se cherche lui-même dans le travail du montage.
Avec le film-annonce, on se trouve plongé dans le creuset artistique qui est une combinaison d’errances créatives et de résolutions prescriptives. J’ai été frappé dans ce film par le nombre de prescriptions, comme par exemple : « dans ce film il y aura plusieurs films », ou encore des prescriptions de type picturale qui peuvent prendre le dessus sur la voix off. Ces prescriptions préjugent moins de l’avenir qu’elles ne sont une force en elles-mêmes. Elles sont la marque du courage et le cadre qu’il faut se donner pour affronter le processus créatif dans la durée qui, dans votre cas, est un processus long mais aussi divisé puisque tenu à deux. On s’imagine comment dans le secret de l’atelier se mènent les défis prescriptifs qui président aux choix artistiques. Le film-annonce en constitue une approche et une matérialisation.
Ce sont des prescriptions que l’on se donne à nous-mêmes et qui sont d’ailleurs bien plus larges, qui débordent le film qui sera finalement fait. Certaines prescriptions parfois restent en suspens, elles sont en définitive, des désirs de cinéma. Par exemple l’idée dans ce film, que nous reprendrons le projet de film sur La genèse de Bresson, film qu’il n’a lui-même pas pu réaliser, est un projet qui chez nous n’a évidemment pas pris corps. Ce sont des annonces qui quelque part, valent pour elles-mêmes et pour toujours. Ce sont donc des prescriptions pour le film à venir, mais aussi effectivement des décisions axiomatiques pour tenir notre ligne dans le cinéma, sans avoir pour fondement une dimension originelle d’aucune sorte.
Nous vous proposons à présent de projeter Notes pour une nouvelle apocalypse qui est un film qui préparait le film La tempête. Ce film tente à sa façon de dire ce qu’est ce rapport au temps que propose toute annonce, une façon de convoquer : passé, présent et avenir, émancipés de toute logique chronologique. Ce film, et celui que nous avons finalement réalisé, étaient directement tendus vers l’énigme que représente la révolution d’Octobre 1917. Ce travail s’appuyait sur le poème Douze d’Alexandre Blok, écrit en 1918, où il est question de douze gardes rouges qui après avoir traversé Petrograd ont une vision extatique de Jésus-Christ.
Projection de Notes pour une nouvelle apocalypse
2/ Altérité des regards
Je voudrais dire encore un mot sur cette question de l’Annonce, au regard du film que nous venons de voir. Ceux qui connaissent notre travail doivent le sentir, ces films ont quelque chose de très affirmatif, ils disent en filigrane : « on va y arriver ! », tel un manifeste. Les films longs ensuite prennent une tout autre forme, une forme moins assurée, disons, plus nuancée, parce qu’ils sont le fruit comme dit Rimbaud d’une ardente patience.
Encore une fois la portée de l’annonce dépasse largement le film qui a été réalisé par la suite. L’annonce va beaucoup plus loin que l’effectuation et résonne encore dans les films suivants. Il faut aussi préciser que pour faire ces films, nous nous aidons beaucoup de gens qui pensent, de la philosophie contemporaine, ou plus ancienne. Avant et pendant la fabrication d’un film, c’est beaucoup d’étude et de recherches. Bien sûr dans un film-annonce comme celui-ci, tout cela n’est pas exposé avec la rigueur de la pensée philosophique, mais comme on le disait tout à l’heure, avec la rigueur du cinéma.
Il est peut être temps à présent de chercher à comprendre ce que représente pour nous le travail à deux, voir comment cela répond à la singularité du cinéma.
Il faut tout de suite commencer par évoquer le montage comme invention spécifique du cinéma et voir comment en particulier ces films-annonces, ces films-scénario, font intervenir cette dimension principielle du cinéma.
Le résultat d’un montage cinématographique, comme le propose Eisenstein, s’apparente davantage à un produit qu’à une somme. Ce qui veut dire que le résultat de deux plans juxtaposés n’est pas l’addition de ces deux plans, comme c’est le cas par exemple dans les montages qui restituent par un enchainement d’images un mouvement, mais c’est plutôt un résultat, qui fait apparaitre une dimension nouvelle, une nouvelle image qui ne se voit pas, une tierce chose qui n’est ni l’une ni l’autre image, et qui est bien le produit des deux. Le montage cinématographique c’est dans ce cas : 1+1 = 3
Public :
1+1 = 1 plutôt…
Pour nous c’est l’idée que cela produit une troisième chose qui est d’une autre nature que les deux éléments qui l’ont engendrée, on pourrait dire que c’est une nouvelle image qui émerge des deux précédentes dans une relative autonomie.
Il en va de même du montage d’un film dans sa globalité, dont l’effet cinématographique n’est évidemment pas la somme des différents plans images et sons qu’il convoque, mais une sorte de synthèse de tous ces plans. Pour qualifier ce produit, Eisenstein parle d’une image abstraite ou globale, mais qui peut être aussi entendue comme le film singulier qui se constitue dans la pensée et la sensibilité du spectateur, qui par ce fait, est particulièrement impliqué dans le processus de création.
Le montage est donc pour nous le moyen qui permet de traiter la question de la différence, de la différence des plans sonores ou visuels, mais aussi de la singularité des arts convoqués dans un film, non pas en les mixant ou bien en les additionnant, mais au contraire en produisant par leur montage un terme supplémentaire, une unification paradoxale.
Mais pourquoi alors, le montage est ce qui nous permet de travailler à deux ? Pourquoi par le montage, nous pouvons expérimenter ce que veut dire voir le monde à deux ?
On nous demande souvent comment se répartissent les tâches entre nous quand nous réalisons un film. L’un ferait certaines choses et l’autre en ferait d’autres, et ce serait finalement la somme des différentes tâches réalisées qui constituerait le film. En fait, cela ne fonction pas du tout ainsi !
Le cinéma pour nous est un art de la projection, non pas seulement au moment de la projection devant le public, mais dès le début du processus. Pour faire un film, il faut projeter les éléments au-delà de soi, les voir à distance de soi, c’est ce qui arrive avec nos scénarios filmés, mais aussi ce qui arrive au tournage, et encore plus au moment du montage.
Au tournage, nous sommes dès le départ confrontés à une image qui est devant nous. Le cinéma numérique nous permet d’avoir ce qu’on appelle un « retour », un retour de l’image qui est enregistrée par la caméra. Face à cette image, qui n’est déjà plus tout à fait la réalité qui se trouve devant la caméra, mais qui est une sorte de synthèse, les regards peuvent se croiser, autant les nôtres, que ceux de l’équipe qui travaille au film. L’image est la production d’une scène qui se trouve en dehors de nous, mais aussi en dehors de ce qui est filmé, c’est-à-dire en dehors des acteurs, des objets, des espaces. Quelque chose qui est donc à composer.
Au moment du montage du film cela est d’autant plus vrai, puisque nous sommes confrontés à deux, aux images sonores et visuelles projetés devant nos yeux et nos oreilles, et notre travail consiste à trouver un accord entre ces différents éléments par la différence de nos regards. Il est donc question, de partir de cette altérité, de produire une construction qui soit autant en dehors de l’un, qu’en dehors de l’autre, et ainsi que le résultat de cette différence puisse devenir un produit qui puisse finalement être proposé à tous.
Alain Badiou qui est ici présent, dit dans son livre Éloge de l’amour que l’amour produit une scène, la scène du Deux. Il dit aussi que l’amour c’est un « communisme minimum ».
Cette idée évidement nous plait, non pas parce qu’on pense qu’être deux suffirait, mais plutôt parce que cela dit quelque chose de notre désir. En faisant du cinéma nous voulons faire entendre que l’amour a quelque chose à voir avec ce désir de communisme.
C’est fort probable que nos films soient l’expression de notre amour, et qu’en cela ils soient l’expression d’un désir de communisme à plus grande échelle. L’union mystérieuse pour nous du cinéma, de la politique et de l’amour, se situe peut-être là, dans ce qui unit toutes ces dimensions, par la mise en évidence de ce qu’il y a entre et qui nous manque, entre les images, entre les événements, entre ces domaines de connaissance, entre nous.
Public :
Dans le sens de ce que vous dites, on aurait pu mettre dans le film un des derniers textes de Lénine où il programme de tuer les popes, les prêtres.
Le poème Douze d’Alexandre Blok est sur ce point sévère et les douze gardes rouges qui traversent Petrograd tirent avec leurs fusils dans tous les sens et visent entre autres un Pope. Le film La tempête est très diffèrent du film que nous venons de voir, et s’attache de très près au poème qu’il présente dans son intégralité. Le poème de Blok, malgré sa dimension burlesque et rocambolesque, est finalement très dur. Le film que nous avons réalisé rompt avec tout cet élan un peu naïf qui apparait dans ce film annonce. Le poème de Blok traite finalement à nos yeux la question délicate de savoir : que fait-on politiquement après la prise du pouvoir ? Les gardes rouges, dans cette période qui suit la révolution, sont véritablement perdus, désorientés, parce qu’en 1918 c’est la guerre civile qui sévit partout et il y a une désorganisation généralisée du travail, autant à la campagne que dans les villes. Blok dans son poème fait un dernier geste pour sauver cette avant-garde de son égarement, en lâchant en dernier recours la figure du Christ ! Mais le poème ne dit pas non plus ce qu’il y a après cette vision, quel type d’organisation en découlera, et il nous laisse là, devant la fascination de cette image.
Nous vous proposons à présent de voir Notes pour Gaza, film qui fait partie de la série des films homériques que nous avons fait avant Scénario d’un film à venir et avant Odyssée seconde. Nous vous présentons ce film parce que nous ne pouvions pas ne pas intervenir, même modestement, sur la situation internationale particulièrement injuste qui a lieu en ce moment même à Gaza. C’est un film qui est lui aussi fait par plusieurs regards puisqu’il s’appuie en grande partie sur un journal sonore de voyage d’enquête réalisé par François Nicolas à Gaza en 2013. Les images n’ont pas été faites par nous mais par une autre personne qui participait à ce voyage, par conséquent donc pour ce film nous nous sommes presque contentés que d’être derrière la table de montage.
Projection de Notes pour Gaza
3/ Éloge de la Fragilité
Par ce film nous pourrions parler de la fragilité, notion qui est au cœur de ce séminaire et qui existe à notre sens dans ces formes pauvres du cinéma que nous convoquons, tels que les films-annonce, les films-scénario, les films d’actualité, ou encore les publicités, ou dit autrement les films de propagande.
Dans le cas de ce film Notes pour gaza, qui entrecroise à la fois les formes du film-scénario et du film d’actualité, il est question d’être du côté du peuple, d’être dans une profonde fraternité avec le peuple de Gaza, qui est toujours bafoué, piétiné, par la force, le colonialisme, la violence étatique et internationale, mais qui en même temps ne s’écroule jamais complètement. C’est cette puissante fragilité dont nous voulons faire la propagande et que nous cherchons, dans chacun de nos films d’actualité, à appliquer à notre propre façon de réaliser des films. Pour nous ce serait totalement impossible d’être fidèles à ce peuple, si par ailleurs nous acceptions pour fabriquer un film, d’être dans des processus de pouvoir, de puissances et d’argent. Il faut oser, quand on veut parler sincèrement de la fragilité, et assumer d’être par sa manière de produire et de fonctionner, aussi dans la fragilité et ne pas accepter de collaborer avec les complices.
Rodolphe Olcèse :
C’est Jonas Mekas qui disait pour décrire l’avant-garde newyorkaise qu’il était en train d’essayer de porter : « Nous sommes les palestiniens du cinéma ».
Est-ce que c’est quelque chose que vous diriez de votre propre travail ?
Pour nous travailler de cette façon-là c’est surtout se tenir du bon côté, du côté du peuple et n’être en aucun cas de l’autre bord.
Dans ce film en particulier, mais aussi dans beaucoup d’autres, il est question de se confronter à l’actualité, au monde tel qu’il est, et de se tenir à la hauteur du présent dans ce qu’il a parfois de plus atroce. Cela est très difficile parce qu’il ne s’agit jamais pour nous de faire du reportage, ou du journalisme, pas même du documentaire. Pour nous être à hauteur du présent, demande que le cinéma fasse lui aussi des efforts pour proposer lui-même un présent, qui ne soit pas la simple restitution d’un autre présent. C’est peut-être ce que veut dire l’expression de Godard « faire des films politiquement »
Nous sommes ici dans une salle, au Collège des Bernardins et nous ne sommes évidemment pas sous les bombes que reçoit aujourd’hui même, le peuple palestinien. Nous ne pouvons pas simuler la présence, il faut trouver là encore une opération, trouver un biais fictionnel, faire du montage avec des éléments éloignés, pour produire quelque chose qui ne soit pas indigne et mensonger quant à ce qui se passe. C’est-à-dire faire entendre que sous ce réel atroce, il y a autre chose que du spectaculaire, autre chose que de la misère, qu’il y a des vies, des aspirations pour un autre monde.
Le dernier film que nous voudrions vous proposer est un film-annonce qui a été fait spécifiquement pour cette séance, pour ce rendez-vous particulier au Collège des Bernardins. Il a été fini il y a deux jours et nous l’avons fait en vue de vous le présenter. Il faut bien comprendre que c’est grâce au public, à ces rendez-vous rendus possibles par des invitations, que l’on fait aussi les films. Normalement un film est presque toujours lié à une projection, il n’y a pas de film sans une projection prévue. La projection qui réunit un public hétéroclite, fait entièrement partie de notre travail.
Ce film a pour titre À ceux qui croient.
Comme les autres films, ce film-annonce appelle un autre film, que nous sommes en train de réaliser sur la figure et la vie de saint Paul. Nous partons la semaine prochaine pour notre premier tournage en Sicile. C’est un film que nous annoncions il y a exactement vingt ans, dans un autre film qui s’appelait Annoncer saint Paul. À ce moment-là saint Paul était incarné par Thierry Marcou qui est ici présent. Aujourd’hui c’est Louis Brandt qui l’incarne, et il faut bien reconnaitre qu’il a fortement rajeuni entre temps ! Il a rajeuni certainement parce qu’il nous a semblé qu’aujourd’hui il était important que saint Paul soit autre chose, un Parsifal peut-être, une espérance, une jeunesse à coup sûr.
Projection de À ceux qui croient
4/ Film-annonce
Public :
L’occasion de voir ces films les uns après les autres me permet de voir d’abord l’écart entre ces films-là, très réussis et très intéressants, et les films longs que vous faites, sur lesquels il y a un autre travail. Plutôt que de chercher les liens entre ces deux types de films, je préfère les opposer. Je dois dire que pour moi, qui suis un vieux compagnon de route depuis le Dojo cinéma, votre dernier film Les désorientés est le sommet de votre art grâce au montage de tout ordre, sonore, textuel, image. Il faut donc pointer cet écart.
Je pensais aussi que vous mettez autant de temps pour faire un film long que le temps que mettent les gens pour trouver l’argent pour le faire, en gros, deux ou trois ans.
Par ailleurs, pour vous connaitre au jour le jour, vous être tout le temps dans cette dimension, à la fois de la fragilité, et d’une volonté sans faille. Il me semble que vos films- annonce sont une profession de foi. Vous affirmez des choses et vous avez besoin de le faire à chaque fois, pour, j’allais dire, renforcer votre fragilité !
Il y a aussi le fait que vous affichez vos références cinématographiques, Godard, Pasolini, Bresson… Vous faites du cinéma avec du cinéma, et en même temps vous vous en débarrassez, en particulier dans vos films longs, même si on sait que vous vous nourrissez en permanence de ce cinéma.
Public :
Je vois votre travail un peu comme les artistes néoclassiques qui regardaient en arrière, parce qu’en fait ils ne comprenaient pas l’art de leur temps, le baroque, parce qu’ils le trouvaient trop compliqués. Ils reprenaient alors les formes classiques, la beauté de ce qui est simple. Je vois que c’est un peu votre travail, de reprendre des éléments du passé pour trouver cette simplicité. Les films d’aujourd’hui sont remplis de choses compliquées, et même moi qui suis jeune, je n’arrive pas à suivre. C’est génial ce que vous faites, c’est simple, et ce qui est important dans la vie c’est cette simplicité.
Public :
En résumé, dans vos films, on ne comprend rien et c’est merveilleux.
Public :
Sur le fait d’avoir une vocation, et sur la fragilité, c’est toute la question d’avoir du discernement. Vocation de quoi ? C’est-à-dire que les hommes de conviction sont parfois aussi dangereux que les hommes sans convictions. Ce qui est beau aussi dans la tradition prophétique, c’est ceux qui se débinent devant leur vocation, comme par exemple Noé, Dieu l’appelle et il part dans l’autre sens. Mais c’est le fait de partir dans l’autre sens, de se débiner, qui fait qu’à un moment donné il est rattrapé par un discernement qui vient dans la fuite de sa conviction. Sur la fragilité de savoir qu’est-ce que c’est qu’avoir une conviction, on est complétement dans le sujet. Pour l’idéologie ou pour le rapport entre l’amour et la violence, tout cela pose des questions de discernement.
On pourrait comme Hölderlin parler plutôt de la « mesure », la juste mesure est toujours à trouver entre ce qui est nouveau et ce qui précède cette nouveauté.
Pour nous la conviction dans le cinéma est effectivement très importante. Il y a eu à un moment donné dans notre vie, une compréhension de ce que nous pouvions faire dans le cinéma, et depuis ce moment nous tenons avec vigueur, c’est devenu une conviction. Pour paraphraser saint Paul, c’est certainement dans la fragilité de cette évidence que l’on a trouvé cette force. Une fois que le cinéma est devenu pour nous une évidence, une clarté, une possibilité, alors il n’y a plus vraiment moyen de faire marche arrière.
Pour ce qui est de la « mesure » nous alternons souvent entre des films portés par un grand enthousiasme, et d’autres d’une forte tristesse, mais qui ne prend jamais la forme du désespoir. Peut-être que cette alternance est la preuve que nous ne trouvons pas toujours la juste mesure. Ce qui est sûr, c’est qu’en définitive cette oscillation constitue un chemin…
Public :
J’ai une question par rapport au titre, À ceux qui croient. C’est un titre qui est une adresse, depuis un endroit où manifestement vous ne croyez pas. C’est une adresse aux croyants, pourquoi ?
Ce titre s’adresse aussi à nous, en même temps qu’il est adressé à tous, on pourrait même dire qu’il s’adresse aussi à ceux qui ne croient pas, pour espérer les convaincre.
Parce qu’il se trouve qu’on ne croît pas du tout qu’on ne croît pas ! Ce titre s’adresse donc à ceux qui croient qu’il n’y a pas de raison de désespérer, à ceux qui croient en l’événement, à ceux qui croient qu’il n’y a pas que ce qu’il y a. À ceux qui croient, mais donc aussi à ceux qui pourraient croire.
Rodolphe Olcèse :
C’est intéressant de savoir si c’est une adresse ou une dédicace.
Public :
C’est un désir de rassembler, de réunir, peut être aussi de reconnaitre ses amis. On a besoin de se compter parfois.
Je découvre qu’il y a de nombreuses étapes de travail derrière les films, et je trouve cela très beau qu’il y ait ces objets initialement provisoires qui deviennent pérennes et autonomes. On voit très bien comment vous avez besoin de vous donner un engagement à vous-mêmes. Je fais le parallèle avec le théâtre d’où je viens, où les notes d’intention, doivent être adressées systématiquement pour dégager quelques pauvres finances, qui sont souvent très grandiloquentes et un peu hors sol. Mais vous, même quand il y a emphase, vous le faites avec une grande sincérité, en voulant vous tendre au plus haut. Ce qui fait que même si cela relâche derrière, on sent que ça tient sans cela. D’où sans doute l’effet d’annonce principielle, qui est heureuse, et que même si l’on déchoit, c’est parce qu’on s’est donné un peu d’exigence. C’est modélisable pour nous, gens du théâtre, de se dire que les étapes de travail, la rencontre avec le public, c’est le premier moteur de la reconnaissance de son travail, de l’autorisation à pousser plus avant. On voit aussi quand vous défrichez en acte vos lectures, vos références, la possibilité de s’en affranchir, que ce soit les cinéastes ou les auteurs, quelque chose s’émancipe dans le défrichage des premiers films que vous faites. C’est évident et manifeste et c’est beau.
Parfois je suis un peu perdue sur les liens qui sont faits, tout en me doutant bien, qu’ils sont une provocation à ce que l’on cherche. Il y a des plans très forts comme dans les premiers films où il y a ce labyrinthe, labyrinthe qui rappelle ce qu’est parfois une recherche et ensuite ce vitrail et ses entrelacs, où l’on se retrouve parfois perdu mais où on sent bien que quelque chose se dessine confusément, avec en même temps ce jour qui se fait au milieu ! Ce sont des images très frappantes, avec en plus la résolution sur la plage de cette jeune femme, avec comme horizon ce film à venir, ce commencement comme horizon, avec cette idée effectivement, qu’on ne peut pas anticiper l’événement qui sera, mais qu’on peut, avec ce modèle que vous donnez par vos films, y travailler, ne pas cesser de s’y préparer, et cela est heureux.
Rodolphe Olcèse :
Je ne sais pas si vous connaissez cette phrase de Godard qui dit : « C’est en commençant à faire du montage que j’ai enfin compris ce qu’était le christianisme »
Non, nous ne la connaissions pas…