Rencontre — sur et sous — le documentaire.
Tunis, octobre 2024
Notre projet est de constituer entre cinéastes, gens qui s’intéressent au cinéma, français et tunisiens, une rencontre. Rencontre sur la question du film documentaire, en mettant en avant des productions qui ne cèdent ni sur le peuple, ni sur le cinéma. Qu’est-ce à dire ?
Le cinéma documentaire intéressant, depuis Dziga Vertov jusqu’à Jean Rouch, de Jean-Luc Godard à aujourd’hui, s’est toujours intéressé à ce qui est à la marge, à ce qui n’est pas compté par la grande industrie du divertissement et du pouvoir. Ces œuvres cinématographiques, plus qu’être des résistances aux moyens de propagande, aux films d’actualité, aux reportages télévisuels et à la bouillie d’internet, sont des partis pris affirmés pour les gens, pour le peuple toujours délaissé ou trahi par les grands canaux de la communication. Évidemment cette fidélité vient de la nature même du cinéma qui ne peut se faire autrement qu’en saisissant des bouts de réalité pour les assembler et ainsi réussir à dire, à redire, la vérité de la vie des gens et rendre justice à ce qu’ils vivent, à ce qui constitue leur humanité générique. Face à l’universel reportage dont parlait Mallarmé, ces films font valoir un autre universel, celui qui affirme la voie de l’émancipation, celui qui fait droit à ce qui la plupart du temps reste invisible et bien trop souvent bafoué.
Pour cela paradoxalement, ces films documentaires ne peuvent faire autrement que de lutter, en leur sein, contre la notion même de document. Un document à la fin des fins, est destiné à être entreposé, rangé dans des tiroirs, stockés dans des banques d’images, accumulé, oublié sous des montagnes de poussière, pour hypothétiquement être exhumé et dépoussiéré à l’avenir, afin d’éclairer quand c’est souvent déjà trop tard, une époque et ses activités humaines.
Pour éviter cela, un vrai film documentaire dépasse la dimension inerte de la documentation et s’adresse directement à ses contemporains. Pour que cette adresse soit efficace, le documentaire laisse entrer dans sa structure une dose importante de cinéma, c’est-à-dire une part de fiction, de formalisation, dont l’agent premier a toujours été, et reste encore, le montage. C’est donc bien par les moyens du cinéma que le documentaire participe activement, et à sa mesure, à l’émancipation humaine, et agit concrètement dans le présent d’une époque pour espérer la transformer.
Le montage, voilà donc ce que tiennent, parfois même sans le savoir, les militants de ce cinéma. Ce point d’affirmation consiste à penser que la meilleure manière de rendre compte d’un réel, d’une situation concrète, de faire justice au travail humain, ne peut jamais être atteint par le naturalisme, voire même par des films faits avec de bonnes intentions, mais plutôt en assumant toujours les exigences spécifiques du cinéma qui font de lui un art. Montage donc, invention singulière du cinéma, heurt de fragments inégaux mobilisés qui, depuis ses débuts, révèle sa puissance d’ubiquité, rapprochant dialectiquement des réalités distantes pour produire des idées inédites, en faisant ainsi apparaître ce qui n’est visible par aucun œil naturel, mais qui existe pourtant bel et bien comme secret du présent.
Nous pourrions alors, dans le champ du cinéma, identifier une forme de nihilisme contemporain, quand les films se contentent de restituer un événement en pensant que la pseudo neutralité formelle est ce qui permet d’atteindre une véridicité, quand ils nous font croire qu’aucune contradiction n’existe et que la réalité coule de source. Mensonge qui cache la plupart du temps une adhésion plus profonde aux idéologies dominantes, aux formes instituées par le pouvoir et le règne de la communication. Au final, c’est toujours et encore une abdication, une façon de se livrer à un universel reportage mortifère.
Cette rencontre qui s’inscrit dans le cadre de la Troisième Rencontre franco-tunisienne pour faire face au nihilisme contemporain, veut apporter sa propre pierre, en montrant comment des gens continuent à prendre des caméras et des microphones, se placent devant des images et des sons projetés, pour faire exister d’autres possibles.
Alors par des films et des paroles, nous voulons faire entendre à l’occasion de cette Rencontre que cette fidélité au peuple existe bel et bien, et qu’en Tunisie comme dans le reste du monde, existent des gens qui malgré toutes les intimidations, croient encore en la capacité du cinéma.
Rudolf di Stefano, mai 2024